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REVUE
BRITANNIQUE.
aiâ^iti
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
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sur la litterature, les beaux-arts, les arts industriels ,
l'agriculture, la géographie, le commerce, l'Économie poli-
tique, LES FINANCES, LA LEGISLATION, ETC., ETC.;
Par MM. Saulnier Fils , ancien préfet, de la Société Asiatique, directeur
de la Rei'ue Britannique ; Dondey-DuprÉ Fils, de la Société Asiatiqut;
Charles Coquerel ; Langrand; L. Am. Sêdillot; West, Docteur
en Médecine {pour les articles relatifs aux sciences médicales) , etc. , etc.
y^ovne/ c^ui
OVU& ^Junizieviic.
|3an;9,
Au bureau du JOURNAL, Rue de Grenelle-Si.-Honoré , No aç,;
Chez DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, imp. -lir..
Rue fiiiliclieii , No l^'^ lis , ou rue Sainl-Loulf , No ^6 , an Marais.
1827
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University of Ottawa
IMÎ-f.lK Ot DONDBV-r.l.'l»hfc
littp://www.arcliive.org/details/1827revuebritann15saul
NOVEMBRE 1827.
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REVtE
^^ranbc-^^rda^n^.
ÉTAT DES PARTIS A LA FIN DE 1827 (l).
JL'état des partis et la situation des affaires publiques, en
général, diffèrent essentiellement, à beaucoup d'égards, de
(t) Note du Tr. "ÎSous avons mis d'autant plus d'empressement à insérer,
dans notre recueil, l'article qu'on va lire, que la Hevue d'Hambourg ,
d'où il est tiré, jadis adversaire opiniâtre , quoique u ode're'e , du minislére ,
en est devenue un des organes, depuis qu'il s'est approprie' les doctrines de
rOpposilion, et qu'il en a admis plusieurs membres dans son sein. Cet ar-
ticle a d'ailleurs pour nous un inte'rèt de circonstance , puisqu'il est consacré
à l'apologie de ce qu'on appelle, en Angleterre, un ministère de coalition ,
c'est-à-dire d'une administration mixte composée d'élémens choisis dans
des partis distincts. Si , en France , les ministres actuels succombent aux at-
taques des deux oppositions, comme aucun des trois partis qui divisent la
nouvelle Chambre, n'est assez nombreux pour former isolément une majo-
rité , il y aura nécessairement un ministère de coalition ; soit que ce minis-
tère soit le produit de la fusion des deux oppositions , qui ont déjà fait cause
commune dans les collèges électoraux ; soit que l'opposition de droite
])rennc seule la direction des affaires, et que, disposant des places et des
honneurs, elle rallie à elle les débris du vieux parti ministériel. Il y a quel-
ques années, peu de lems après son retour du congrès d'Aix-la-Chapelle, le
duc de Richelieu essaya de former un ministère de coalition , mais il échoua
dans cette tentative, et après un intervalle de vingt quatre à quarante-huit
lieurcs, M. Dccaz.cs reprit la suprématie dans le conseil. S.
6 ÉTAT DES PARTIS
tout ce qui a eu lieu auparavant dans ce pays. Dans le
lems qui s'écoula entre la guerre de l'indépendance des
Etats-Unis et la révolution française, les opinions poli-
tiques avouées par la saine raison et garanties par l'expé-
rience avaient fait des progrès d'autant plus sûrs dans les
haules classes, qu'ils étaient paisibles. Ces opinions, favo-
risées par la diffusion , toujours croissante, des lumières,
s'étaient également répandues dans les rangs'inférieurs de
la société. Malheureusement la révolution française trompa
cruellement, par ses suites, les espérances qu'elle avait
d'abord fait naître. Les horreurs de lanarchie, la tyrannie
militaire de Napoléon et les guerres dans lesquelles il plon-
gea la France et l'Europe , qu'à d'autres égards il a si bien
servies, avaient habitué à considérer tous les changemens
sous l'aspect le plus odieux, et à regarder les amis de la
liberté et des améliorations utiles, commodes visionnaires
disposés à sacrifier le bonheur et le repos des sociétés à de
vaincs et chimériques spéculations. La chute du gouvefnc-
ment impérial , et la paix quia suivi le retour en France de
la maison de Bourbon , ont enfin mis un terme à ces calom-
nies contre des hommes qui sont les partisans les plus éclairés
de l'ordre public et des gouverncmens établis , puisqu'au
moyen d'améliorations graduelles, ils voudraient ôter à la
faction révolutionnaire tout prétexte de les détruire. 11 en
est résulté que l'éducation et les connaissances utiles ont
porté leurs fruits naturels: les meilleures théories poli-
tiques ont pris faveur -, la vérité s'est fait jour jkhIouI , et
la sagesse, dont la voix n'était plus étouffée par de bruyantes
et importunes clameurs, a pu se faire entendre d'une gé-
nération empressée de l'écouter.
Pendant une partie de l'époque sur laquelle nous repor-
tons nos regards, le gouvernement du pays avait icçu une
inqndsion toul-à-fait opposée à celle de l'opinion publi-
fpie^ ceux qui le dirigeaient semblaient rester isolés et im-
D.V>S LA GRANDE-caETAOK. 'J
mobiles, tandis que tout s'ébranlait et marcbait à leurs
côtés. L'administration des finances, et en général celle
de toutes les affaires intérieures , étaient livrées à des
hommes inhabiles , élevés dans le respect de doctrines su-
rannées ; et le secrétaire d'état des affaires étrangères ( lord
Castlereagh), quoiqu'il ne fût dépourvu ni de talens , ni
de sagacité , ni même d'une certaine générosité d'ame, mal-
heureusement pour son pavs et pour sa propre gloire ,
s'était lié , d une manière intime, avec les souverains du
continent et leurs principaux ministres; et il avait puisé,
dans ces fatales relations , une haine si profonde contre les
gouvernemens constitutionnels et les opinions libérales ,
que l'ensemble de notre système politique était dominé
par les mêmes terreurs qu'au tems du triomphe du jacobi-
nisme. Les divers projets d'améliorations étaient con-
sidérés comme révolutionnaires ; on entravait tout ce qui
pouvait conduire à des changemens, quelque modérés
qu'ils fussent , et la paix publique semblait ne pouvoir être
garantie que par le bras de fer du despotisme. Ces funestes
doctrines devinrent la base de celle ligue fameuse qui ins-
pira dabord tant de crainte , tant de haine ensuite , et en-
fin tant de mépris. Sous le prétexte de conserver la paix de
1 Europe, les princes ligués, non-seulement se garantirent
réciproquement l intégrité de leur territoire , mais aussi le
maintien des institutions intérieures de leurs états. On vit
même des souverains qui n'étaient sortis triomphans de leur
•lutte contre Napoléon , qu'à l'aide de l'enthousiasme popu-
laire, et qui , pour l'exciter, avaient promis solennellement
une constitution à leurs peuples, bien dignes en effet d'une
telle récompense , fausser leur parole , et ne régner qu'au
moyen d'un état militaire formidable. Ce ne fut pas tout,
et l'on ne tarda pas à avoir d'autres sujets de surprise. Les
souverains alliés firent la guerre sous prétexte de maintenir
la paix. Quand l'un d'eux avait été contraint, par le vœu de
8 ÉTAT DES PARTIS
ses peuples , d'adopter des inslilulions libres , les autres
faisaient avancer leurs troupes pour le rétablir dans son
pouvoir absolu. Si TAnglclerre eût prèle à cette ligue son
appui formel , elle aurait sans aucun doute fait prévaloir ses
desseins dans toute l'Europe continen laie ; et peut-être même
cette liberté antique, conquise par nos pères, aurait suc-
combé parmi nous.
Au milieu de tant d'actes inouis, plus dangereux pour
l'indépendance des peuples du continent que les fureurs
de la révolution française en délire, et que les projets
gigantesques de Napoléon , c'était un spectacle déplo-
rable de voir la Grande-Bretagne , jadis le refuge des op-
primés et la protectrice des droits des nations, envisager de
sang-froid , ou plutôt encourager une conspiration non
moins criminelle que celle qui fut ourdie par les mêmes
gouvernemens contre la malbeureuse Pologne, et qui se
termina par son partage. Telles furent les suites de Tinli-
mité de notre secrétaire d'état avec des monarques absolus,
et les membres irresponsables de leurs conseils. Le ton de
ces cours étrangères fut introduit dans notre cabinet et jus-
qu'au parlement. On présenta les stupides maximes des 77 o/^
raihs et des Ki-ieg-j-aths aulricbiens, comme les principes
d'une sagesse pratique qu'on ne pouvait méconnaître sans
dangers*, on tourna en ridicule les doctrines de la nouvelle
école, également inconnues des guerriers deLeipsick et de
Waterloo , et des négociateurs de ^ ienne et d'Aix-la-Cha-
pelle. Il est vrai que nos hommes d'état en place riaient à
peu près seuls ^ ils ne faisaient point de prosélytes parmi
nous-, ils ne trouvaient ni appui, ni sympathie dans le
peuple, et, au parlement, leur propre majorité accueillait
avec froideur leurs tristes facéties.
Dans toutes les questions de j.olitiquc inléiieure, les?cn-
timcns libéraux du pays piévalurent , dans les deux cham-
bre?, sur les vues étroites du cabinet. Le gouvernement lui
t).VK5 LA GWAîNDE-BîîKTAGKE. C)
forcé d'abandonner quelques-unes des taxes les plus per-
nicieuses et des plus absurdes rcslriclions commerciales,
et il fit plusieurs changemens dans l'admiiiistralion de la
justice. Tandis que ses adversaires, dans l'intérieur, pré-
paraient d'autres mesures et s'attendaient à des triomplies
plus éclatans , et que ses alliés, au debors, se disposaient
<à des agressions contre la liberté plus funestes que les pré-
cédentes, la calastropbe qui termina les jours du ministre
principal vint donner un beureux et nouvel aspect à la
situation intérieure de l'Angleterre , et elle produisit même
un cbangement important dans la politique des autres puis-
sances et dans l'avenir d'une portion considérable du globe.
Ce ministre fut remplacé par un bomme d'état d'un talent
plus brillant, et dont les vues étaient plus étendues , moins
propre peut-être à s'assurer d'une majorité au parlement,
mais qui avait pour nous l'immense avantage de ne pas
avoir de liaisons avec les ennemis de la liberté , et de n'a-
voir pas mis la main dans les complots tramés contre l'in-
dépendance et la prospérité des peuples. Des catastrophes
différentes, mais également subites, ont fait disparaître ces
deux liommes d'état de la scène du monde 5 et nous pou-
vons aujourd'hui apprécier leur conduite avec justice,
sans chercher à flétrir le premier dans l'opinion de la pos-
térité, parce que ses erreurs sont bien plus résultées d'un
défaut de prévoyance et de réflexion que d'une perversilé
calculée ; et sans élever des autels à la mémoire de Tau-
Ire , qui a eu seulement le mérite d'adopter le syslème
qui prévalait dans toute la nation.
Il est juste, cependant, de reconnaître que le succès
des opinions libérales a été fort accéléré par la conduite et
bien plus encore par le langage du gouvernement, en iSaS,
et dans les années suivantes. Dans l'espace de quelques
mois, nos honteux rapports avec la Sainte-Alliance furent
brisés 5 elle a été, depuis, tellement entravée dans sa.
lO ÉTAT DES PAKTIS
marche, qu'à peine si elle existe encore. Nous ne tardâmes
pas à reconnaître les républiques de l'Amérique du Sud ,
et à former avec elles des relations commerciales et poli-
tiques ; les odieuses dispositions de Valien-hill furent rap-
portées , et des mesures énergiques furent prises pour pro-
téger le Portugal, harassé par les intrigues, et menacé
par les armes de l'Espagne , à cause qu'il avait eu le tort
d'accepter un gouvernement constitutionnel. Dans l'inté-
rieur, la direction politique, si long-tems recommandée par
le parti libéral, ne fut pas suivie avec moins de persévé-
lance que le système généreux , rationnel , si conforme
aux intérêts de l'Angleterre et du monde , adopté par le
nouveau secrétaire-d'état des afîaires étrangères. Des taxes
impoliliqueset oppressives furent abolies. Le principe de la
liberté du commerce fut reconnu et appliqué dans beau-
coup de cas, et l'on prit les dispositions nécessaires pour
raj)pliquer un jour à toutes les parties de notre système
mercantile. Quelques-unes des réformes réclamées si long-
lems par Sir Samuel Romilly, et qui , quand Sir James
Mackintosh , son successcuî, dans cette honorable carrière,
les réclama de nouveau, en 1819, furent encore repous-
sées , proposées sous la nouvelle administration par leurs
anciens adversaires, reçurent la sanction du parlement.
Les réformes judiciaires prirent même une telle faveur
dans la nation et dans le gouvernement, que les personnes
dont nous pailons ne s'en tinrent pas là, et qu'elles intro-
duisirent des améliorations non moins utiles, quoique plus
limitées dans leur principe, dans les autres branches de
l'administration de la justice.
Les effets produits sur l'étal des partis dans le peuple et le
parlement, parcechangementsi prompt etsiheureux, furent
tels qu'on devait s'y attendre. L'Opposition prêta son utile
secours à un ministère qui avait adopté les principes poui'
Icsrpu'ls elle avait <i long-lems combattu. Loin de C('"der à la
DANS LA GRANDK-BRETACM; . I 1
misérable envie de chercher des fautes dans rexéculion
de mesures, le plus souvent suggérées par elle, afin de con-
tinuer ses hostilités contre les personnes , tout en paraissant
fidèle à ses doctrines, ses principaux membres ne se laissèrent
point influencer, comme auraient pu faire des esprits mé-
diocres , par la crainte de décorer le triomphe de leurs ri-
vaux. Ils évitèrent toutes les occasions de rappeler qu'ils
avaient conseillé, depuis long-tems, cette politique à la fois
judicieuse et magnanime, qui présidait enfin aux destinées
de l'empire. Pendant toute la durée des sessions de 1828 ,
1824, 1825 et jusqu'en 1826, on ne voyait encore au-
cun concert entre les partis qui s'étaient fait une guerre si
acharnée -, et nous croyons être certains qu'il n'existait au-
cun projet d'arrangement. Ce qui le prouve, c'est que
chaque fois que les ministres proposaient de mauvaises me-
sures , l'Opposition se trouvait à son poste , soutenant la
lutte et disputant le terrain avec la même vigueur que par
le passé. Jamais, peut-être, il n'y eut de débats plus ani-
més que celui qui s'engagea, en 1820 , sur l'association ca-
tholique; souvent même des affaires d'un intérêt médiocre
entretenaient l'ardeur des partis contraires, quoiqu'ils ne
fussent plus séparés que par des nuances.
Des signes certains paraissaient cependant annoncer la
cessation prochaine et définitive de ces hostilités. On savait
que les ministres étaient fort divisés entre eux : les uns dé-
fendaient les prétentions des catholiques, non-seulement
parce qu'ils les considéraient comme justes en elles-mêmes,
mais aussi parce qu'ils pensaient que la sûreté de l'empire exi-
geait qu'on les accueillît : les autres ne voulaient même pas
qu'on examinât cette grande question -, ils avaient , disaient-
ils , pris leur parti à cet égard , et ni le tems , ni les cir-
constances, ne pourraient les faire changer. Une aussi
grande divergence d'opinions, suj" un point si important ,
aurait déjà suffi pour amener la dissolution du ministère v
lu LTAX DES PARTIS
ir.ais ce ii était pas tout. Les adversaires des catholiques ,
dans le cabinet, blâmaient également la direction suivie
par M. Canning dans toutes les grandes questions de po-
litique intérieure ou extérieure. Cependant leur opposi-
tion n'était pas aussi absolue sur ces divers points que dans
la question des catholiques d'Irlande. Quelquefois ils cé-
daieiit sans résistance, quoique sans conviction , soit afin
de ne pas amener la dissolution violente de l'administration
dont ils étaient membres, en poussant les choses à l'extrême,
ou bien parce qu ils étaient contenus par rascendant du
chef du ministère (lord Liverpool ), ou par celui du chef
de l'état. Toutefois, dans le cours de ces altercations,
deux partis distincts s'étaient formés-, et, comme il arrive
presque toujours, ces querelles ne se bornaient pas aux
choses, elles s'étendaient aussi aux personnes , jusqu'à ce
qu'enfin il existât autant d animosité et aussi peu de bien-
veillance réciproque entre les deux partis qui divisaient
l'administration , que, dans les tems ordinaires, entre ceux
qui divisent le parlement et la nation.
D'un autre coté, les membres de l'Opposition devenaient
moins véhémens h mesure que la brèche parais^sait s'élargir
dans le cabinet^ ils commencèrent à témoigner publique-
ment , mais avec discrétion , leur confiance dans une portion
du ministère. C'était d'elle, disaient-ils, qu'il fallait, at-
tendre le redressement des abus ; c'était dans ses doctrines
qu'ils plaçaient leurs espérances pour l'avenir. Ils cher-
chaient;, par leurs éloges et leurs encouragemens, à la re-
tenir dans la noble carrière où elle s'était si heureusement
engagée. Instruits des efforts de l'autre section du minis-
tère pour l'entraver dans sa marche, ils faisaient tout ce
qui dépendait d'eux afin d'écarter les obstacles qu'on plaçait
sur sa roule, et de l'aider à détruire l'ennemi connnun.
L'année 1826 commença par l examen des mesures j>ro-
posées pour soulager les classes ouvrières , et les nîcmbres
r)A^•s TA r.nAwr>E-Br,r:TAr.>r". i!^
libéraux lîes doux tôlt's île la chambre les soulinreiil égale-
menl. Jamais, de mémoire d'homme, il n'y eul dans tout
le cours d'une session , aussi peu de divergence entre les
partis contraires de l'une et de l'autre chambre. Dans les
élections générales qui suivirent , lOpposition agit d'une
manière très-différente envers la partie libérale et la partie
illibérale du gouvernement du roi. Quand le nouveau par-
lement se réunit, la conduite tenue à l'égard du Portugal,
les principes sur lesquels on se fondait pour défendre cette
conduite , et les termes si dignes de ministres constitution-
nels dans lesquels cette apologie était présentée, reçurent
l'approbation la plus cordiale des chefs de l'Opposition.
L'ajournement des fêtes de]Noël arriva, et , à celle époque,
il n'y avait encore aucun arrangement entre les deux grandes
divisions du parti libéral , celle qui était dans le gouverne-
ment et celle qui était en dehors.
Immédiatement après l'ajournement de JNoél , le noble
lord qui était à la tète du gouvernement fut atteint d'une
maladie grave, qui, au bout de quelques jours, le força
de résigner sa place. Par qui celte place allait-elle être
remplie ? C'était là une question qui , à toutes les époques ,
aurait fort occupé ses collègues ; car lord Liverpool exer-
çait parmi eux une grande influence 5 et quoique, dans la
question catholique, il adoptât la manière de voir de la sec-
lion illibérale du cabinet dans toute son intolérance et son
étendue, à d'autres égards, il penchait pour le parti con-
traire , et , par son ascendant sur l'un et sur l'autre , il pré-
venait une rupture toujours imminente. Mais si, à toutes les
époques , il eût été difficile de le remplacer, on conçoit que
cela le devenait bien davantage, à cause de l'aspect qu'avaient
pris les affaires au dehors , et la nouvelle balance qui s'était
établie entre les partis au dedans. On s'était convaincu , par
ce qui avait eu lieu avant l'ajournement, qu'un parti puis-
sant et nombreux dans les deux chambre? cl une majorité im"
l^ ÉTAT DES PARTIS
mense dans la nation soutiendraient la section libérale du ca-
binet-, et que si M, Canning était placé à la tète, aucun sou-
venir du passé et aucune animosité personnelle n'empècbe-
raient l'Opposition de lui donner un appui sincère , et, au
besoin, systématique. Il n'était pas moins évident que, s'il sor-
tait du ministère, ainsi que ses amis, il s'établirait facilement
une franche et active coopération entre eux, et ceux qui,
pendant les dernières sessions, avaient été leurs alliés. Si
bien que, tandis que d'un côté la portion libérale du ca-
binet pourrait gouverner sans entraves, si l'autre se retirait,
celle-ci n'avait aucune cbance de se maintenir, dans le cas
où elle parviendrait d'abord à évincer ses adversaires.
On voit, par cet exposé , que M. Canning était le maître
du terrain et qu'il était sûr de la victoire. Dès-lors ceux
qui désapprouvaient son système n'avaient d'autres res-
sources que la soumission ou la retraite. Après quelques ef-
forts infructueux pour organiser un ministère purement
lory, ce fut ce dernier parti qu'ils prirent ; ils donnèrent
leur démission en masse , en laissant le roi sans conseillers
et la nation sans gouvernement.
Nous sommes loin de blâmer les hommes respectables
qui ont pris cette détermination subite, sans, dit-on, s'être
concertés. Des différences d'opinion sur des points fonda-
mentaux ont pu la rendre nécessaire. Il est incontestable
(lue l'affaire des catholiques d'Irlande prenait un aspect
tout à fait différent, par la substitution de leur plus chaud
partisan, à un adversaire opiniâtre. Mais il y a uno dé-
mission qui n'a eu pour cause, ni des antipathies politiques,
ni des antipathies personnelles. Nous voulons parler de
celle de lord Melville , dont la conduite dans ses hautes
fonctions avait donné une satisfaction générale , et dont
toutes les opinions avaient constamment penché du côté
libéral , dans toutes les questions irlandaises et anglaises.
S;i (It'-iuission ur [)oiit s'explicpier que par des scruj)ules sur
DAKS LA GRAADE-BIIETAGKE. l5
ses devoirs envers ses anciens collègues; scrupules qui ,
assurément, ne sont point faits pour diminuer ia considé-
ration qui lui est due, quoique tous ceux qui veulent sin-
cèrement le bien public doivent désirer qu'il ne larde pas
plus long-tems à venir se réunir à la nouvelle administra-
tion. La retraite de M. Peel a aussi inspiré quelques re-
grets, parce qu'en dernier lieu il avait montré une dispo-
sition bien digne d'éloges dans un homme public, d'amé-
liorer l'ensemble de notre système judiciaire , et qu'il avait
adopté quelques-uns des principes recommandés si long-
tems, avec un zèle que rien ne rebutait, par les chefs de
l'Opposition. Mais quoique la résolution de M. Peel puisse
inspirer des regrets , elle ne doit être désapprouvée par
personne. Il ne pouvait, sans se manquer à lui-même,
rester dans une administration dont M. Canning était le
chef. Mais lorsqu'enfin la question catholique aura reçu
une solution définitive, rien ne s'opposera plus à ce qu'il
rentre dans les affaires-, car, sur presque tous les autres
points, il votait toujours dans le cabinet avec ceux qu'il a
laissés en place. Au surplus, dans le cours des dernières
assises , on a beaucoup exagéré l'étendue des services ren-
dus par cet homme d'état, en le louant, non-seulement de
ce qu'il avait fait, mais aussi de ce qu'il avait tenté sans
succès, et même de ce qu'il n'avait ni fait, ni essayé. En
vovant ces effusions de quelques magistrats qui sont ses
obligés, M. Peel se sera sans doute écrié ; Pessimum ijà-
miconim genus laudatores l
Nous venons de faire le récit fidèle du dernier change"
ment de ministère , d'après des faits connus de tout le
monde-, et nous n'avons pas eu besoin , pour écrire celle
histoire, de recourir à des sources secrètes. On a vu que,
jusqu'à l'époque des fêtes de jNoël, il n'y avait pas encore
eu de rapprochemens entre les ministres libéraux et les
chefs de l'Opposition : mais aussilûl que l'ancienno admi-
ib ÉTA.T nr.s r.ViTis
nislralion fut délruite pai' la retraite de son chel". il est
incontestable que les meneurs des deux partis ne perdirent
pas un seul instant pour entrer en communication. Il se-
rait assurément fort injuste de vouloir en faire un reproche
îi ceux qui ont pris part à ces pourparlers^ car ils n'ont eu
lieu qu'en tems convenable , et quand ils étaient autorisés
par toutes les lois de l'hoTineur. Toutefois, ce ne fut qu'avec
la plus grande répugnance que l'Opposition se décida à
entrer dans le cabinet. Quelques-uns des nouveaux mi-
nistres étaient contraires aux prétentions des catholiques,
et plusieurs whigs pensaient qu'il n'était point dans leurs
convenances personnelles de s'associer à eux. Heureuse-
ment pour le pays, on parvint à les faire renoncer aux
scrupules d'un honneur trop pointilleux : nous ne tar-
dâmes pas à avoir un nouveau ministère composé de la por-
tion libérale de l'ancienne administration, de quelques chefs
du parti whig , et de deux ou trois individus qui n'avaient
pas les mêmes idées politiques , mais dont les erreurs étaient
au moins une garantie qu'on n'innoverait pas d'une ma-
nière trop hâtive , et qu'on procéderait avec la lenteur et
la maturité convenables aux changemens que réclamait
notre position intérieure.
La session parut s'ouvrir sous des auspices menaçans
pour la nouvelle administration. Elle fut attaquée avec
violence par les anciens membres du cabinet qui en étaient
sortis. La fin de cette session fut promptement suivie de la
mort du premier ministre, qui a vécu assez long-îems pour
sa gloire, mais pas assez pour sa patrie. Le souverain , cé-
dant à la voix de son peuple , a voulu que le gouvernement
fût reconstruit d après les mêmes principes qu'auparavant.
Un seul changement remarquable, mais non pas dans le ca-
binet, suivit la mort de M. Canning : le commandement
en chef de l'armée fut rendu à celui qui en était le plus
bel oinemeni , el rpii n'aurait pas dû quitter un seul jour
DANS L.V ORAISDE-BKETAGKF-, 1"
ce haut poste où son génie, sa valeur et sa brillante for-
tune l'avaient ftnt monter, pour prendre part aux menées
subalternes et aux tracasseries d'une politique vulgaire.
Quelques mutations eurent lieu dans les portefeuilles, et
on admit de nouveaux membres dans le cabinet ; c'est ainsi
que fut formé le ministère actuel , qu'aucun ministère pré-
cédent n'a égalé en popularité , ou surpassé dans la faveur
rovale.
Il est évident, pour tout homme de bonne foi, d'après
cet exposé , que ceux des membres de l'Opposition qui ont
prêté une assistance active au gouvernement, en consen-
tant à en faire partie, ou ceux qui n'ont pas accepté de
place et qui le soutiennent par pur zèle pour l'intérêt pu-
blic, n'ont manqué à aucun devoir, et que rien n'est plus
légitime et moins susceptible de blâme que la dernière
coalition.
La formation des ministères de coalition peut se justifier
par la nécessité de contenir le pouvoir exécutif dans des
bornes plus étroites , ou par celle de faire prévaloir certains
principes que ceux qui se réunissent ont en commun. Mal-
heureusement il arrive aussi que des hommes, autrefois en-
nemis, se coalisent par ambition, par avarice ou par d'autres
passions intéressées , pour obtenir de meilleures conditions
du prince , du pavs ou de leurs adversaires -, mais jamais ces
honteux motifs ne sont avoués , et leur hvpocrisie rend
toujours un hommage public à la vertu , en soutenant qu'ils
ne se sont unis que parce qu'ils étaient d'accord pour
défendre des principes attaqués par d'autres partis. Alors
même qu'il n'existe entre eux et ces partis qu'une dif-
férence de peu d'importance, ils s'appliquent à l'exagérer
par des sophismes plus ou moins habiles, afin de faire prendre
le change sur les vues intéressées qui les font agir. Quand les
^\higs, dans un jour de malheur pour leur gloire et leur
influence dans le pays, se joignirent à lord North , contre
XV. -i
I» ETAT DES PARTIS
lord Slielbuin , et qu'ils s'opposèrent à la paix qu'ils avaient
si souvent recommandée , ils étaient loin de convenir, en
faisant cette funeste démarche , qu'ils sacrifiaient leurs prin-
cipes sur la question américaine, pour satisfaire des dépits
personnels, et parce que le trésor allait être régi par l'un
d'eux. Assurément rien n'est plus coupable qu'un pareil sa-
crifice fait à des vues purement intéressées. Mais il n'en est
pas de même quand des hommes, réunis par une commu-
nauté de foi politique pour en combattre d'autres , recon-
naissent que leurs adversaires ont adopté leurs principes,
et que dès lors ils cessent leurs hostilités. Il est clair que
s'ils suivaient une marche différente, ils manqueraient à la
moralité publique, et qu'on serait en droit de croire que
leur opposition ne résulte pas d'une conviction intime, mais
seulement de vues ambitieuses ou cupides. Il était donc
indispensable, pour les AVhigs, de se rallier à M. Canning,
quand il n'existait plus, entre eux et lui, aucune ligne
tangible.
D'autres coalitions avaient antérieurement été formées
dans quelque grande vue d'utilité publique. Par exemple ,
en 1757 , lord Chatam, afin d'avoir un gouvernement vi-
goureux, composa son ministère des hommes les plus re-
marquables des partis opposés -, et ce ministère éleva la
nation au plus haut point de gloire. Ce précédent fut cité
par M. Fox et M. Burke, pour défendre leur coalition
avec lord North ; mais l'application n'était point exacte ,
car les circonstances différaient beaucoup. La coalition
qu'on tenta de former, êri 1784 et i8o4, entre M. Pitt et
M. Fox, ne pouvait se justifier que par la nécessité d'avoir
Un gouvernement habile et énergique. Celle des Wbigs et
de lord Orenvilic fut dictée et complètement justifiée par
leur accord sur plusieurs points impor tans, auxquels ils sa-
crifiaient toutes les considérations personnelles et la diver-
sité de leurs opinions sur des questions secondaires.
DA>S I A GHANDE-BRETAGKE. I9
Dans tous ces cas cependant, et surtout dans le der-
nier, il y avait une grande différence de principes. C'étaient
des AVhigs et des Torys , des alarmistes et des réformateurs
iqui s'étaient coalisés. Ceux qui avaient constamment dé-
sapprouvé la guerre de la révolution française se trou-
vaient, en i8o4, réunis à ceux qui l'avaient provoquée j
afin de la conduire à une heureuse issue. Aujourd'hui, il
serait assez difficile de trouver un point sur lequel on ne
s'entendît pas dans le ministère. Pendant le cours des der-
nières années, ÏNDI. Pvohinson et Hutchinson ont constam-
ment parlé de la même manière que leurs nouveaux col-
lègues sur la question catholique, la liberté du commerce,
la réforme judiciaire , Tindépendance de l'Amérique du
Sud, etc. -, on ne peut guère excepter que la réforme par-
lementaire, sur laquelle, au reste , il n'y a jamais eu una-
nimité d'opinion, même dans le sein du parti whig. L'u-
niformité de manière de voir sur un ou deux de ces points
aurait suffi pour justifier la coalition : à plus forte raison
quand on était d'accord sur tous, et que l'union des mem-
bres libéraux des deux côtés de la chambre était l'unique
moyen d'expulser du gouvernement leurs communs adver-
saires.
Mais , dit-on , dans le cabinet, tel qu'il est constitué au-
jourd'hui , il y a des ministres contraires aux prétentions
des catholiques. ?s"ous répondrons à cela qu'il importe fort
peu qu'il se trouve , dans la nouvelle administration , trois
personnes sans liaisons particulières et intimes avec son
chef, et sans action directe sur les affaires d'Irlande , qui
s'écartent, à cet égard, des grands principes de tolérance
de la majorité de leurs collègues. D'ailleurs, n'est-il pas
fort étrange d'entendre faire ces objections par les anciens
amis de M. Fox , qui , en i ^83 , se joignirent à lord Thur-
low, qu'ils avaient constamment combattu , et qui avait le
grand sceau pendant la guerre d'Amérique. Cette observa-
20 ETAT DES PARTIS
lion paraît encore plus extraordinaire dans la bouche d an
membre de l'adminislralion formée par ]\J. Fox, en i8o(>.
A-t-on oublié déjà quels en étaient les élémens? A sa tète se
trouvait lord Gren ville , le collègue et le parent de M. Pitt -,
le provocateur de la première guerre , et linsligateur de la
seconde^ le rédacteur de la lettre à Bonaparte, qui la pro-
longea depuis 1800; Tennemi opiniâtre delà réforme,
l'ami zélé et le protecteur desWelleslev dans Tlndc. Près
de lui étaient iNDI. Fox et Grey , pacificateurs , réforma-
teurs , ennemis et accusateurs des Wellesley. Venaient
ensuite M. Windham et lord Fitzwilliam, « administra-
teurs des furies de M. Burke )> , comme leurs nouveaux
collègues les avaient souvent appelés, et qui détestaient
encore plus la paix que lesGrenville eux-mêmes.
Il est vrai que tous ceux que nous venons de nommer
appuyaient fortement les prétentions des catholiques: mais,
d'un autre côté, ceux-ci avaient pour adversaires dans le
cabinet, lord Ellenborough etlord Sidmouth, qui n'étaient
entrés dans le ministère précédent, qu'à cause de leur ir-
réconciliable inimitié contre eux. Cependant les exigences
de l'état forcèrent MM. Fox et Grey de s'associer à cette
administration, danslaquelle les inlérètsde l'Irlande furent
si peu consultés, que, par le consentement de tous ceux
qui en faisaient partie, on convint que cette question ne
serait jamais débattue. Ce ministère a acquis, il est vrai ,
des droits incontestables à la reconnaissance de l'espèce
humaine, par un acte mémorable, Tabolilion de la traite
des nègres -, mais, même à cet égard, il n'v a pas eu una-
nimité ; car lord Moira , lord Sidmouth et lord Fitzwil-
liam étaient des ennemis décidés de cette mesure, et le
plus passionné des planteurs ne s'y serait pas opposé avec
plus de violence que M. Windham (i).
(iIÎSoI'f. du Tr. Tout ce pnssnge est dirigé contre lord Grev, jadis
Mr. Orey, ancien ami de M. l'"ox , défenseur souvent cloquent des ide'es li-
DANS L.V r.RANDE-BRETA.GNK. 31
Nous croyons mainlenant avoir icfulé, d'une manière
victorieuse , les objections diverses dirigées par les deux
classes d'adversaires de la dernière coalition, les vieux Torys
qui voudraient la faire considérer comme une ligue im-
morale pour s'emparer du pouvoir et s'en approprier les
bénéfices ; et quelques membres de l'ancien parti whig ,
dont les objections sont moins précises , mais qui parais-
sent s'être constitués les adversaires de la nouvelle admi-
nislralion , parce que plusieurs de leurs anciens antago-
nistes en font partie ; genre d'objection qui peut être dirigé
contre toutes les coalitions possibles.
Certains Whigs réfractaires prétendent qu'il eût mieux
valu que leur parli s'emparât exclusivement du cabinet.
Nous répondrons d'abord que les avantages qui seraient
résultés de cet accaparement de toutes les places de l'ad-
ministration, nous paraissent fort problématiques, et que
nous crovons, au contraire , que le ministère combiné était
plus agréable au souverain et au pays. Nous demanderons
ensuile, dans l'bypotbèse en question, ce qui aurait pu
empécber M. Canning de se joindre à une administration
composée de ses anciens collègues, et de se contenter, au
milieu d'eux, d'une place secondaire pour empécber d'arri,-
ver au pouvoir des adversaires qui auraient fait preuve d'une
ambition si exclusive et de ressentimens si personnels contre
lui ? Un autre parti, à la vérité, eût été encore possible ;
nous voulons parler de l'union des Wbigs avec les ministres
qui se sont retirés ; mais cette démarche eût été si crimi-
nelle ; il eût été si honteux pour eux de se réunir aux
be'rales , quoique ses formes soient forlenient empreintes de la re'scrve hau-
taine de l'aristocratie anglaise. Lord Grey a désapprouve' la fusion de la ma-
jorité' des \A liigs avec celle de l'ancien ministère. Aujourd'hui il concerte,
dit-on , ses attaques contre le nouveau cabinet , avec lord Bathurst, l'u-i
des chefs des vieux Torys, et long-tems secre'taire-d'e'tat de la marine. C'est
aussi cependant une coalition , et qui, de plus , n'est point justifîe'e par le
rapprochement des doctrines. i>.
22 ÉTAT DES TATITIS
hommes dont ils avaient constamment combattu le sys-
tème politique, pour en atlaquer d'autres dont, pendant
plusieurs années consécutives, ils avaient, parleurs éloges,
encouragé et soutenu les efforts, qu'une pareille hypothèse
ne mérite pas un seul instant d'examen.
Au surplus, qu'on ne s'v trompe pas , les adversaires de
la nouvelle administration sont beaucoup plus intéressés
qu'ils ne pensent à ce qu'elle se maintienne et se conso-
lide. Si elle succombait , et qu'elle fût remplacée par un
ministère purement tory, rien ne pourrait préserver la
Grande-Bretagne d'une révolution sanglante, terrible , qui
écraserait sans distinction , sous les roues de son char, tous
ceux qui tenteraient d'en arrêter la course, et dont le bruit
irait porter l'épouvante dans les pays comme dans les tems
les plus reculés. Les classes moyennes sont, sans doute ,
très-attachées à nos institutions , mais ce n'est pas d'un
amour aveugle. Elles reconnaissent le mérite de notre sys-
tème politique, mais elles en sentent aussi les imperfec-
tions. Si, à mesure que leur désir d'améliorations devient
plus vif et plus impérieux, le gouvernement devenait pire,
rien ne pourrait le préserver d'une crise fatale. Même au-
jourd'hui il est impossible de se dissimuler qu'il s'élève au
milieu de nous une faction républicaine aussi entrepre-
nante , aussi dédaigneuse du passé, aussi ardente pour ar-
river à son but , et aussi peu scrupuleuse dans le choix de
ses moyens, que les jacobins français eux-mêmes; mais
ceux qui en font partie ont, sur ces derniers , l'incontes-
table avantage d'une supériorité de lumières , d'iiabilelé
et de prudence. Ce sont des hommes dont l'ame a été
trempée pour des circonstances violentes. Ils dédaignent
tout ce qui a de la grâce, de la rondeur et de l'élégance.
\ous n'apercevez chez eux que des os, des nerfs, des
muscles. Leur amour de la liberté n'est point une fantaisie
puérile et scolasliquc : la rhétorique ne lui a point donné
DANS LA GRAKDE-BRETAOM:. ^3
naissance, et ce n'est pas avec ses Irojjes, ses figures et tout
son frivole et pompeux étalage qu'il se produit. Ils s'in-
quiètent peu de Léonidas , d'Epaminondas , de Cassius ou
des deux Brutus. C'est dans une métaphysique intolérante
et ardue qu'ils ont puisé leurs opinions. L'orgueil phi-
losophique a exercé sur eux la même influence que l'or-
gueil théologique sur les puritains d'un autre âge -, il
leur a inspiré du dégoût et presque de l'horreur pour les
beaux-arts, la littérature, les sentimens généreux et che-
valeresques. Il les a rendus superhes, intolérans, impa-
tiens de tous les jougs et de toutes les supériorités. Malgré
les droits incontestables qu'à d'autres égards ils ont à
l'estime publique , ces défauts les empêcheront d'avoir de
la popularité , tant que le peuple sera content de ses maî-
tres ; mais, sous un ministère inhabile et tyrannique^ leurs
principes ne se répandraient pas moins rapidement que
ceux des puritains. Les masses populaires, lasses du respect
superstitieux de leurs chefs pour d'anciens abus repous-
sés par la raison du siècle, se reconcilieraient facilement
avec l'idée des innovations les plus hardies, et un parti dé-
mocratique redoutable se form^erait dans les classes ins-
truites de cette manière (i).
Dans les classes inférieures et par conséquent les plus
nombreuses , tous ceux qui ont des opinions sont déjà dé-
mocrates, et surtout dans nos villes de fabrication. Il n'y a
rien là-dedans qui doive surprendre ; car c'est principale-
ment parmi les ouvriers des villes que se font sentir les in-
convéniens de notre système, et ce sont eux qui participent
(i) Note du Tr. Les personnes qui lisent habituellement la Revue Bri-
TANNfQUEont sans doute reconnu, dans ce portrait d'une touche si vigou-
reuse , les re'dacteurs de la Revue de FP'estrninster^ qui repre'seiUent au-
jourd'hui le parti radical , avec plus de modération, mais avec bien plus de
puissance que Hunt et les autres de'magogues de place. On trouvera des
articles emprunte's à la Revue de VF'estminsler, dans les nume'ros 3 , 7,9,
10, 13, 14, it, etc. , de notre recueil.
^4 ÉTAT DES PARTIS
le moins à ses avantages. Ce qui leur importe par-dessus tout,
c'est (le pouvoir satisfaire amplement leurs besoins. Les
autres considérations ne sont à leurs veux que d'un intérêt
fort secondaire. La différence entre une monarchie arbi-
traire ou une monarchie limitée est peu de chose à côté
de la différence qui existe entre un seul repas ou trois re-
pas par jour. Un homme qui est à jeun ne se console pas
en pensant que le roi n'a pas de veto suspensif, et qu en
tems de paix il ne peut pas lever de troupes sans le consen-
tement du parlement. Tout libre qu'est notre gouverne-
ment, il est maintenant aussi impopulaire dans celte classe
qu'un gouvernement absolu 5 et peut-être même l'esl-il
davantage! Dans les états soumis à un régime arbitraire,
la multitude n'est point habituée à des spéculations géné-
rales sur la politique. Alors même qu'elle souffre le plus,
ses regards ne se portent pas plus loin que la cause immé-
diate de ses maux. Elle demande l'abolition d'une taxe
particulière , ou bien, dans sa fureur, elle met en pièces un
individu 5 mais elle ne pense jamais à attaquer tout 1 en-
semble du système. Si Constanlinople se trouvait dans l'é-
tat de détresse où se sont trouvés dernièrement Leeds et
Manchester, il y aurait une clameur générale contre le
grand visir et les boulangers. La tête du visir serait jetée à
la multitude par-dessus les murs du sérail 5 on brùleiait
dans leurs fours une douzaine de boulangers ^ et tout ren-
trerait ensuite dans l'ordre habituel. Au milieu de la foule
en révolte , il n'y aurait |)as un seul individu qui songeât à
vouloir diminuer les prérogatives du sultan , ou à demander
un divan représentatif. Mais les peuples, accoutumés aux
débats politiques, vont beaucoup plus loin , et à tort ou à
raison , ils attribuent leurs souffrances à la manière dont le
gouvernement est constitué. C'est ainsi que raisonne une
grande [tartie de nos fdeurs, de nos tisserands, etc. Qu'il
arrive un Icms de détresse, et ils sont murs pour une ré-
DA!SS LA GnANDE-DRETAG]SE. 25
volution ! Les écrivains torvs en conviennent eux-mêmes.
Mais, disent-ils , cette disposition résulte des principes que
les libéraux propagent parmi eux. Ce n'est point ici le lieu
de répondre à celle objection. Nous nous contenterons de
faire observer à notre aristocratie nobilière et sacerdotale ,
qu'il ne s'agit pas de la cause du mal , mais de sa guérison ;
et que si on n'emploie pas les remèdes et les précautions
convenables, quels qu'en soient les auteurs , c'est sur elle
que retombera le châtiment. Au surplus, un ministère
ferme, mais modéré, pourra, sans beaucoup de peine ,
prévenir les dangers qui le menacent, s'il n'entrave pas
sa marche par d imprudentes hostilités.
Nous pensons qu'il ne nous est rien échappé , dans les
observations qu'on vient de lire, de contraire aux prin-
cipes qui doivent régir les partis dans un gouvernement
libre. Notre argumentation repose entièrement sur les avan-
tages des rapprochemens entre les personnes dont les doc-
trines sont analogues. A toutes les époques ces rapproche-
mens ont été considérés comme patriotiques, honorables
pour les individus et utiles au pays. Cependant il est impos-
sible de nier qu'à mesure que la grande masse de la nation
s'éclairera davantage , et prendra un intérêt plus vif dans
les affaires de l'élat, ces combinaisons deviendront moins
nécessaires et perdront un peu de leur faveur. Les partis
auront moins d'influence, et les hommes qui se recom-
manderont par la supériorité de leurs lumières , en pren-
dront davantage. Ce changement commence déjà à s'opérer ;
et dans les années précédentes les individus ont plus fait
pour la conservation du pouvoir et de l'autorité des partis
auxquels ils appartenaient, qu'ils n'en ont tiré de relief.
Les sectes politiques qui divisaient le pays tendent beau-
coup à se refondre. Dans peu les dénominations de rova-
listes et de jacobins , de "SVhigs et de Torys, tomberont eu
désuétude, parce qu'elles seront sans application exacte. Il
^6 D ou VIE^T l'insipidité
n'existera plus dans le pailemenl, comme dans la nation,
que deux grandes divisions, les libéraux et leurs adver-
saires j et le nombre de ces derniers tendra incessamment à
décroître (i). ( Edinhurgh Review. )
,^,tft^ratttre.
DOU VIENT L INSIPIDITE DES HEROS DE ROMANS:
De la perfection qui leur est imposée. Ce sont des anges,
non des hommes. Dès qu'ils se montrent, tout cède 5 les
femmes s'enchaînent volontairement à leur char-, leurs
rivaux humiliés leur rendent les armes. Ils réunissent tous
les dons-, bravoure, jeunesse, esprit, beauté physique,
énergie morale. Le sceptre de féerie que l'auteur place dans
(i) Note DU Tr. Un ministère de coalition se forme, en Angleterre, à
peu près comme une socle'té de commerce. Chacun fait sa mise, non en
argent, mais en membres de l'une et de l'autre Chambre. J'ai cent ou deux
cents membres du parlement, qui votent avec moi, dit l'un; j'en al deux
ou trois cents , dit l'autre. Ce calcul peut se faire avec d'autant plus de
facilité , que les de'terminations des Chanibrcs ne sont que bien rarement
le produit subit des de'bats , et que presque toujours chacun avait son opinion
re'glëe à l'avance. Il en résulte que très-souvent- c'est moins à cause de son
talent que de son influence individuelle qu'un ministre est choisi. II est en
quelque sorte le représentant et le fondé de pouvoir, dans le cabinet, du parti
auquel il appartient. C'est pour cela que des hommes honorables, mais qui
aflectenl, comme INI. \A ilberforce , d'occuper au parlement une place isolée,
n ont jamais pu entrer dans aucune combinaison ministérielle. A quoi ser—
viraient-ils en cdet, puisqu'ils disent eux-mêmes qu'ils ne représentent au-
cun parti ? Une fois fixés sur le nombre de votes qu'ils auront h. leur
disposition , les nouveaux ministres se font des concessions réciproques, et
ils ajournent à des époques plus ou moins éloignées, ou même d'une manière
indéfinie, les points sur lesquels ils n'ont pu parvenir à s'entendre. Après
quoi le navire politique met à la voile et va braver les orages parlemen-
taires. S.
DKS HÉIIOS DF. ROMANS. T.'J
leurs mains les dispense de tenlcr aucun eiroi t pour as-
surer leur puissance. Ils régnent par la grâce du roman-
cier et par la magie de leur nom. Ils sont accomplis, tout
est dit -, et ce point une fois convenu , le lecteur se soumet,
l'auteur n'ajoute aucune preuve à l'évidence d'une vérité
si bien démontrée.
Qui veut prouver un fait incontestable ébranle la certi-
tude , éveille le soupçon. Aussi le héros de roman , pour ne
pas compromettre son crédit , se tient-il presque toujours
sur la réserve. Il parle peu , il agit moins. A quoi bon em-
ployer, pour séduire, les prestiges de l'éloquence ?Un de ses
regards en dit assez. Qu'il sourie ou qu'il pleure, qu'il s'as-
seie ou qu'il marche , son triomphe est certain -, on l'adore.
Toutefois , convenons-en , ces tristes modèles d'une per-
fection idéale , ces demi-dieux chimériques , ne sont inté-
ressans que pour les Emma , les Whilhelmine, les Arabelle
et leurs confidentes : à des yeux vulgaires , ce sont des mo-
dèles de fatuité insignifiante et de niaiserie prétentieuse.
Le romancier a-t-il quelques frais d'esprit à faire? ce
n'est pas à son héros qu'il en réserve l'honneur , mais à ses
acteurs subalternes , qui ne jouissent pas des mêmes privi-
lèges, et qui, pour être admirés, doivent payer de leur
personne. Un héros de roman est un noble de race, à qui
tout est permis. Si, pour établir sa supériorité, il avait re-
cours aux moyens qu'emploie le commun des hommes , il
perdrait aussitôt cette supériorité même. Il tomberait au
rang des simples mortels , et ne serait plus le monstre de
perfection que Pope a si heureusement et si vivement raillé.
Oswald, Werther, Grandisson, égoïstes dénués de charme,
nous paraîtraient insupportables si nous les rencontrions
dans le monde-, M""" de Staël, Goethe et Richardson, exi-
gent de nous une foi implicite à leur grâce , à leur vertu ;
nous fermons les veux et nous croyons.
Examinez un peu quels sont les personnages auxquels
28 DOL VIE>T l'iKSIPIDITÉ
on s'intéresse dans un roman , c'est le guerrier banni , l'a-
mant trompé , le fils qu'on déshérite 5 le désespoir , la mé-
lancolie nous touchent et nous attachent. Quant aux héros
en litre , ils doivent être heureux -, nous le savons d'avance.
Nous les considérons , dès le premier chapitre, comme lé-
gitimement et paisiblement mariés -, et cette sympathie
tendre ou ardente , que produisent les passions vives dans
leurs révolutions, leurs caprices, leurs vicissitudes, s'éteint
sous le bandeau del'hyménée. En vain ce charmant jeune
homme est contrarié dans ses désirs^ notre imagination
saute trois cents pages et le voit, à la fin du drrnier vo-
lume , uni à ce qu'il aime et père d'une postérité nom-
breuse : perspective patriarchale et morale , à laquelle la
perversité du cœur humain ne nous permet pas d'attacher
un très-vif intérêt.
C'est le rang aristocratique assigné au héros du roman ,
c'est sa prépondérance qui le perd. Enchaîné à l'étiquette
de sa supériorité , esclave de la dignité qu'on lui prête, il
a tous les gestes et toute la majesté d'un roi de théâtre : il
en a aussi la froideur. Le montrer faible , incertain , ce se-
rait l'avilir 5 mais hélas ! nous sommes hommes et faibles :
ces infirmités mêmes de l'humaine nature sont ce qui nous
touche avec le plus de force et ce qui a pour nous le plus
d'attrait. Le héros de romans règne comme une idole sur un
trône d'or : sans ame, sans idées, automate insensible dont
les mouvemens sont factices, et qui, n'ayant rien de com-
mun avec nos qualités et nos défauts réels, n'a droit ni à
notre admiration ni à notre pitié.
Braves Grondâtes, noble Cyrus, ficrArtamène, vadlans
soutiens des romans du vieux tems, donneurs de ces grands
coups d'épée qui charmaient nos jeunes grand'mères, je
vous préfère, je l'avoue, à nos modernes héros! Ces cas-
ques élinc(^lans , ces glaives et ces lances , étaient pittores-
ques et poétiques. Avant de con([uéiir les faveurs de sa
DES MÉUO? DE r.OMAlN?. ■?.()
Ixellc , il fallait porter récu , monlcr le destrier, désar-
çonner son adversaire , s'enfoncer sans crainte dans les
profondeurs de la foret, braver les pieux et les flèches
sur le champ de bataille. Un amour gagné à ce prix hono-
rait doublement le vainqueur. C'étaient là d'aventureux et
intéressans personnages-, hommes d'action qui briguaient
par leurs prouesses le sourire de leurs amantes et rempor-
taient la palme amoureuse à la pointe de l'épéc. Si leur
emphatique éloquence avait quelque chose de prolixe-, si
leur langueur pastorale paraît fade à nos mœurs vives et
légères -, leur caractère héroïque et guerrier rachetait bien
ces petites imperfections. On les voyait, bardés de fer, s'é-
lancer dans la mêlée : entourés de vassaux , chefs redoutés
en paix comme en guerre , ils avaient à la fois l'honneur
*des ancêtres à soutenir, et l'amour de la belle des belles à
mériter par de hauts faits. Un chevalier moderne s'appuie
nonchalamment sur le manteau de la cheminée, dit un
mot , sourit et triomphe. Une sympathie subtile, inaper-
çue , fait tous les frais de sa victoire. L'ancien chevalier
prenait des forteresses , terrassait des géans , attaquait des
armées.
Cette délicatesse de sentiment et ce raffinement de ma-
nières, dont nos romans nouveaux sont remplis, signes
d'une époque efféminée, ne trahissent que sa faiblesse.
L'audace et la vaillance, âmes des vieux romans, offraient
des émotions bien plus dignes de l'homme. Les romans du
dix-septième siècle , aujourd'hui hélas ! totalement exilés
de nos cabinets d'études et de nos boudoirs, gardaient
encore des traces de ce grand caractère , lors même qu'ils
n'étaient pas des romans de chevalerie. Les entrevues des
amans y étaient rares, platoniques , mêlées de décence et
de hauteur. L'héroïne daignait à peine abaisser, sur celui
qu'elle aimait en secret, un regard de protection et de
pitié ^ le héros, dont tant de froideur exaltait l'amour , s'é-
3o d'où vient l'insipidité
levait au-dessus de tous les intérêts de la vie, et les plus
extravagantes témérités dont l'homme soit capable acqué-
raient de la vraisemblance. Tel fut l'enthousiasme roma-
nesque dont les dernières lueurs expirèrent après le siècle
de Louis XIV, et dont notre siècle n'a conservé aucun
reflet.
Oui , j'en fais l'aveu , j'ai lu avec intérêt, avec atten-
tion, avec délices, la plupart des in-folios échappés aux
plumes diffuses des Scudéri , desd'Urfé, des Gomber-
ville. Longues descriptions, lettres interminables, com-
bats à outrance, sonnets à Chloris et grandes tirades,
rien ne m'effrayait, je dévorais Cassandrê etV^strée. Cas-
sandre surtout me plaisait parla noblesse des sentimens et
la générosité que ses personnages déploient. Souvent je suis
tenté de les descendre encore des rayons élevés de ma biblio-
thèque, et de leur demander quelques-unes de ces émotions
de curiosité, de crainte et d'amour, dont j'ai conservé un
souvenir si doux. Les Palmerins d'Angleterre, les Amadis
de Gaule, paladins dont le bras terrassait d'un seul coup
trois géans et deux dragons , ne furent jamais sans charme
pour moi. Après ces prodiges de la nécromancie et de la
chevalerie , j'aime les héros des romans d'intrigues ^ si la
morale peut les accuser, l'ennui ne marche pas à leur suite ;
ils agissent, ils combattent, ils luttent, non contre des
enchanteurs, mais contre des pères, des cruelles, des maris.
Ltres actifs et aventureux, souvent en danger, toujours
amusans, et mille fois préférables à ces héros de nature
morte , que les romanciers modernes placent comme des
statues au centre de leurs tableaux.
Gray , le mélancolique et tendre Gray , Huet, évéque
d'Avranches, et beaucoup de graves personnages avaient,
pour les romans d'aventures , cette passion que j'avoue et
qui ne s'éteindra chez moi que dans le tombeau. Puissé-je,
s'écriait Gray, n'avoir d'aulrc félicité à allendre en paradis
DES HÉROS DE ROMANS. 3l
que la lecture éternelle de Marivaux et de Crébillon ! Pour
moi, je préférerais encore à ces romans légers et libertins,
la Princesse de Clèves et Zaïde. Quel brillant chevalier
que le duc de JSemours ! c'est Tidéal de la grâce française.
C'était sans doute après avoir lu le tableau de ses amours,
qu'une grande dame s'écriait que, pour elle, le premier
et le plus doux des plaisirs, c'était de lire un bon roman
dans un bon fauteuil.
Comparez-lui, si vous l'osez, ce triste , cet insipide , ce
vertueux , cet hvpocrite Charles Grandisson. En fait d'im-
pertinence, la plus sotte est l'impertinence sermoneuse ; en
fait de tartuferie , la plus insoutenable est celle d'une per-
fection surhumaine. Sir Charles, que Richardson nous
offre comme un modèle , est un épouvantail et un fléau.
Aucun de ses mouvemens n est naïf 5 sentimens, paroles,
actions , pensées , tout , chez lui , est affecté ^ rien de vrai ,
de spontané, d'intime. Il n'aime personne que lui-même ;
il ne pense qu'à lui. Comment réussira-t-il à se montrer
vertueux, désintéressé , sage et heureux? car le bonheur
est aussi une de ses prétentions. Par quelle combinaison
obtiendra-t-il cette haute renommée de perfection socra-
tique ? Voilà sa seule pensée; code vivant de morale et de
piété, répertoire de tous les talens et de toutes les vertus ,
bibliothèque de sentences et de moralités, il est si content
de ses avantages qu'on ne peut être que mécontent de lui.
Sa personnalité remplit le roman. Tous les intérêts, toutes
les idées , sont absorbés par une seule : u Charles Gran-
disson est le modèle des hommes. » Non-seulement il reste
sottement en contemplation de lui-même, mais tous ceux
que le romancier met en scène répètent de concert : Charles
Grandisson est le modèle des hommes. Le long bourdon-
nement de la cloche agitée est moins monotone , dans son
balancement, que ce refrain éternel pour lequel l ouvrage
semble créé.
32 d'où vie^t l'insipidité
Quand on voit Grandisson, placé entre miss Byron et
Clémentine , préférer la première et trahir ainsi toute la
nullité de ce caractère froid, pédantesque, insensible à la
grâce, inaccessible à l'émotion , l'on ne peut se défendre
d'un sentiment de mépris pour le héros prétendu. Miss
Byron est une prude sans vérité , sans charme , sans élé-
gance , affectée comme Grandisson, cherchant l'effet et
visant à une sorte d'héroïsme puritain -, sa coquetterie
froide , ses petits scrupules , les embarras de son amour-
propre, les troubles de sa vanité, paraissent plus puériles
encore , auprès de cette noble Clémentine , si tendre , si
dévouée, si généreuse, et dont le cœur ardent et pur se
brise en prononçant les derniers accens d'une passion mal-
heureuse. Comment Richardson a-t-il pu opposer à l'élo-
quence de ce désespoir sublime, les minauderies mesquines
et les jolis riens dune demoiselle de couvent bien précieuse,
toute occupée du choix de ses rubans et de l'étiquette de
sa noce ! Richardson, en mettant ces deux femmes en re-
gard , s'imposait une lâche trop difficile ; un génie supé-
rieur au sien n'eût jamais donné à Clémentine la seconde
place dans notre cœur, ni assuré à sa rivale une injuste
prééminence.
Ainsi cette perfection ineffable et ce bonheur sans
nuage , loin de rendre les héros de romans plus aimables
à nos yeux , les privent de tout droit à notre intérêt. Dans
le monde, nous aimons les gens heureux; nous aimons
l'infortune dans les fictions. J'aurais marié Clémentine à
Sir Charles pour la dégoûter d'un pédant -, miss Ryron à
Lovelace, pour que ce mauvais sujet prît la peine de la pu-
nir de ses ridicules. Vous qui riez en pensant aux unions
bizarres que j'imagine , dans le cours de votre existence,
n'en avez-vous jamais vu de plus comiques ?
« Richardson serait bien étonné, disait un critique de
mes amis, de ronronlrcM" (rrandisson on enfer ri T.ovelaco
DES HÉKOS DE ROMANS. 33
en paradis. » Sans pousser à cet excès l'orthodoxe rigidité
de mes. opinions , je dois avouer que je trouve, dans les
défauts mêmes de Lovelace, quelque chose de plus sédui-
sant que dans les qualités de Sir Charles , et que l'amour de
Clarisse me semble aussi naturel que celui de Clémentine
me paraît romanesque et déplacé. -Lovelace est parfait dans
son genre : esprit, gaîté , ressources , il a tout ; la critique
recule devant lui ; sans l'éclat qui l'environne , on ne pour-
rait lui pardonner sa tentative contre Clarisse, et le succès
barbare de ses manœuvres. Mais pour briller auprès de
cette pure et sainte victime , il a besoin que mille qua-
lités viennent suppléer à la vertu qu'il outrage ; c'est un
Catilina, un Richelieu, un Richard III-, il étincelle d'es-
prit 5 il est plein de grâce et de souplesse -, et si Clarisse
s'environne de cette angélique et douce auréole qui n'ap-
partient qu'aux substances immortelles , son vainqueur
rayonne d'une gloire démoniaque , que l'éclat de sa vic-
time ne peut éclipser.
Quittons enfin les héros de Richardson , et sa Paméla ,
petite servante intéressée , qui se fait épouser à force de
manèges 5 et ce M. B. , qui essaie de séduire sa femme
de chambre pour se laisser ensuite convertir par elle 5 et
miss Howe, qui donne un soufflet à Lovelace et le défrise
( Lovelace portait perruque , ce que je suis charmé d'ap-
prendre à nos lectrices ). Ne demandons à Sterne, ni hé-
roïne , ni héros. Cet esprit original qui nous intéresse à
un sansonnet, à un moine, à un àne mort, s'est débarrassé
de la formalité ridicule des héros de parade : il a bien fait 5
nous y gagnons autant que lui. Mon oncle Tobie, la veuve
aux yeux noirs , la pauvre Marie , et cette jolie grisette ,
dont le pouls battait si vite , valent mille fois mieux que
Grandisson et sa triste moitié.
La plus heureuse création de Fielding , Tom Jones , mê
plairait davantage encore si l'on vantait moins la beauté
XV. 3
34 d'où vieat l'iksipidité
physique , la force et l'adresse du héros. Plus on me répète
qu'il est bien fait et qu'il a les manières aisées, plus je suis
tenté de révoquer en doute sa supériorité sous ce double
rapport. D'ailleurs il s'acquitte fort bien de ses devoirs
d'homme , d'amant et même de héros 5 il tire l'épée, dé-
fend sa maîtresse , fait des folies , les paie , les répare : tout
cela est dans l'ordre. On le trouve mal élevé -, je le trouve
naturel. Libre, à ceux qui n'aiment pas Toni Jones , de
préférer le scrupuleux Blifîl. Souvent ( mais ce n'est pas
une règle générale) , les héros de Fielding sont pris dans la
taverne. Le seul Boolh , beau gentilhomme, pâle, insi-
gnifiant et effacé , ressemble aux Arthurs et aux Eugènes
des romans vulgaires. Amélie, femme mariée , laide, et
cependant intéressante, est le chef-d'œuvre de l'art.
Les femmes ont-elles mieux traité leurs héros ? Passons
en revue nos romancières, si nombreuses et si fécondes
depuis quelques années. M"'' Radcliffe a créé d'un coup
de plume tous ses héros parfaits. Comment les blâmer?
on ne les connaît pas. Ils se nomment Théodore , Va-
lancourt (noms charmans et sonores)^ ils sont beaux,
aimables, innocens; voilà tout : on n'en sait pas davantage.
Ce vague heureux est on ne peut pas plus favorable aux
intérêts du romancier comme au plaisir du lecteur. Chacun
remplit à son gré le canevas qu'on lui fournit, cl colo)ie ,-.
suivant son goût, cette esquisse animée. Kégligence adroile,
qui épargne du travail à l'auteur et plaît à notre imagina-
tion comme à noire amour-propre.
Dans le roman de la Forêt cl les Alyslères d Udolplie ,
les sources de l'intérêt ne jaillissent point des passions et
des douleurs humaines. Une longue et silencieuse prome-
nade, une entrevue mystérieuse et sans résultat, un adieu
muet , un soleil couchant , une mer orageuse , un soupir
t'ioulfé , un demi-sourire , la fraîcheur du matin , la paie
mélancolie , un clair de lune , le bruit des épées frémis-
DES HÉROS DE KUMAKS. 35
sanles , le Tracas des chaînes portant la terreur au sein
d'une innocente beauté ; tels sont les grands ressorts que
M™*" Radcliffe met en œuvre. On est ému -, une frayeur in-
vincible, une secrète horreur vous pénètrent : vous oubliez
les personnages j le seul héros de ces livres effrayans, c €St
la peur.
Les imitations de M""" Radcliffe , long-tems à la mode ,
sont décriées aujourd hui. Maintenant ce sont (i) des dis-
tinctions inintelligibles , des scrupules faux , des délica-
tesses outrées , des susceptibilités ridicules, une exaltation
efféminée, une vaine idolâtrie des convenances , qui com-
posent le caractère du héros de roman. Quil soit jeune ,
élégant et bien fait : que son nom sonne bien à l'oreille ;
on ne lui en demande pas davantage -, sur ce léger fonde-
ment, l'auteur bâtit son léger édifice. Les larmes d'un cœur
tendre , les exagérations d'une sentimentalité précieuse et
quintessencée , surtout le respect des folies et des modes
contemporaines, remplissent les pages du livre destiné à
faire les délices de nos boudoirs. Le jeune homme doit être
charmant -, il résulte de là qu'on le fait presque stupide ,
ou du moins si insignifiant, que le plus grossier personnage
vaudrait mieux pour nos plaisirs.
Mrs. Jnchbald, diUleiiràe Simple Histoire, réussit mieux
à combiner la délicatesse et la chaleur; ses héros ont delà
dignité, sans manquer de passion, de la véhémence , sans
tomber dans le ton vulgaire . Créations heureuses, gracieuses,
pathétiques , ses héroïnes respirent, vivent . aiment; leur
(i) Note du Tr. 11 semble que, dans ce paragraphe, l'auteur ait eu eu
viae les romans du grand monde {noçeis of high life), qui ont aujourd'hui la
plus grande vogue en Angleterre. Tels sont les ouvrages de M. The'odore
llook, dont l'avant-dernier numéro de la Revue Britannique contenait un
fragment (*) : les romans de lord Normanby : le Dlary of an Ennuyée;
Alniack'j : the English in Jtaly, etc., etc.
^*)Voye7.1e Dîner chez itti graml <ei^neur, ilans mi'.re ■>.-' numrrci.
36 D OTJ VIE>T LIiySIPIDITÉ
langage a de la force . de la grâce , de l'élégance. Ceux
même de ses personnages qui doivent jouer un rôle froid
et réservé , le soutiennent sans fatigue pour le lecteur -,
Tame de Mrs. Jnchbald se répand dans tous les chapitres
de ses fictions -, elle en anime les plus légers détails.
M"* Darblav, au contraire ( ou miss Burney, si l'on pré-
fère ce nom plus célèbre ), se dislingue par un tact délicat
€t une adresse infinie à découvrir et stigmatiser le ridicule.
Eminemment prosaïque , elle tombe dans l'affectation dès
qu'elle prétend au beau style et à la peinture des belles
manières. Evelina se conduit avec une grâce pleine d'a-
dresse j Sir H. A\ illoagleby , trop souvent mauvais plai-
sant , amuse par l'indiscrète saillie de son esprit. Quant à
Delville, c'est le héros du genre pointilleux : traitant sa
maîtresse comme une place forte ; l'attaquant en règle, par
sinus et casimis ; froid diplomate, amant minutieux. Cecilia
est à deux de jeu avec lui : personne ne sait mieux qu'elle
embarrasser son partenaire , reculer ou avancer le mo-
ment fatal , et remplir sa vie d'une foule d'intéressantes
bagatelles et de puériles contrariétés.
Quant à miss Edgeworth , elle n'a pas de héros ; si la
folie , la sottise , le vice ou la prétention se trouvent sur sa
route , elle les frappe impilovablement. La seule muse de
ses ouvrages , c'est la raison sévère et populaire.
On ne m'opposera pas les héros de Walter Scott. In-
décis, faibles, équivoques, gouvernés par ce qui les en-
toure , jouets du sort et des hommes , rien d'énergique et
de spécial ne les caractérise. Qu'est-ce que Morlon , Wa-
verley, Osbaldistone, Ivanboe? Rien , si la main puissante
de Sir Walter n'eut fait jouer lies ressorts de leur être. Ces
personnages sont neutres ; ils subissent la loi de la fortune,
au lieu de la diriger ; ils vont où le sort les mène , non où
ils veulent. On les voit se tenir prudemment sur les der-
niers plans du tableau, jusqu'au moment où il n'y a plus à
DES HÉROS DE ROMANS. 3^
balancer, où il faut paraître et agir. Alors seulement ils se
montrent : et avec quelle réserve et quelle liniidilé naïve ,
scrupuleuse, innocente ! on les prendrait pour des écoliers
honteux.
Ne dirait-on pas que tout héros de romans doit être un
caractère négatif, exempt de vertus, exempt de défauts ,
destiné à plaire à tous 5 candidat innocent de la faveur pu-
blique, et forcé , pour l'atteindre , de se résoudre à l'insi-
pidité la plus complète ? Comme ce mannequin , employé
par les peintres , reçoit tour à tour toutes les draperies et
se prête à toutes les expressions dont on le gratifie, le héros
de romans n'est qu'un fantôme auquel chacun de nous
peut , à sa guise , assigner les qualités qui lui conviennent.
jN'avons-nous pas tous notre beau idéal, notre tvpe fa-
vori ? Ne rêvons-nous pas un être parfait , une chimère
selon notre cœur ? Le romancier satisfait ce mvstérieux
besoin : plus il laisse de carrière à notre imagination , mieux
il accomplit sa tâche ; plus son héros est dénué de carac-
tère , plus il est à sa place, et j'ai prouvé, je crois, par des
argumens victorieux , combien il est important qu'il con-
serve sa majestueuse nullité.
De tous les personnages mis en scène par AValler Scott
le plus brillant est le sultan Saladin -, aussi n'est-ce point
un héros de romans , mais le héros de l'histoire. L'auteur
n'a pas prétendu faire converger sur ce personnage tous
les rayons de son récit ^ les mouvemens du sultan restent
libres, son ame se déploie avec une indépendante énergie 5
il ne veut plaire à personne : fidèle à son naturel , il agit
sans crainte , développe toute sa force et charme par cette
liberté même. Au lieu de s'épuiser à la recherche d'une
perfection chimérique , l'écrivain jette dans son ouvrage
le caractère même de Saladin , tel que le fit la nature et
tout brûlant de sa flamme créatrice. C'est un barbare, un
payen, un sauvage^ et si riiéroïsme se trouve mêlé à tant
38 d'où viekt l'insipidité
de traits disparates, c'est un effet du hasard ^ c'est une grâce
spéciale de Dieu. Admirable portrait, dont toutes les cou-
leurs étincellent, dont la pose est hardie, l'ensemble ori-
ginal , l'expression sublime !
Mackensie , écrivain élégant et pathétique, nous a in-
téressés en faveur d'un héros dont la maladie morale et
mentale est une timidité extraordinaire. Pauvre Harley!
aimer, se taire et mourir! ne trahir son secret que sur le
lit de mort ! quelle destinée ! quel raffinement de sensibi-
lité , quel excès de délicatesse ! Il vous fait sourire en
même tems qu'il vous touche jusqu'aux larmes. Ce por-
trait n'est point au reste un portrait de fantaisie ; et nous
avons tous rencontré de ces âmes innocentes qui fléchissent,
pour ainsi dire, sous le poids de la vie et de ses cruels mé-
comptes.
Godwin lui-même, avec sou immense talent (i), n'a pu
vaincre la difficulté que présente le caractère bannal d'un
héros amoureux. Falkland est admirable comme portrait
héroïque 5 cette ame fière , forte et bourrelée , offre un
spectacle terrible-, mais dès que les lieux communs de
la délicatesse romanesque reprennent dans l'ouvrage leur
place ordinaire, 1 intéré, meurt^ Alcide saisit la quenouille,
et sa main puissante perd sa vigueur, sans acquérir de la
grâce.
Le roman a son école philosophique à laquelle appar-
tiennent les Saint-Preux, les Delphine, les Werther; per-
sonnages isolés dont je ne parlerai que légèrement. Quel-
quefois ils unissent , comme Werther, la bizarrerie et la
niaiserie : quelquefois, comme Saint-Preux, le paradoxe,
la passion et le pédanlismc. En gc'iiéial, ils ne pensent et
n'agissent comme personne, ce qui les empêche d être in-
sipides et les jette dans une pénible étrangeté. Leur ame
^ij Voye/. une iiolirc sur Gotlwiii , itaiis le i^' iiiiinéro de iii.>lt« leiueil.
DES Hi'rOS de nOMAAS. 3()
contient plus de sentimcns , leur tète plus de pensées qu il
n'est donné au vulgaire des mortels : pénétration, philo-
sophie, raisonnement, folie , éloquence, passion , la na-
ture leur a donné triple dose de tout ce que sa main avare
répartit entre les hommes. Les héros de Kotzebue et de
Schiller ont encore exagéré, s'il est possible, cette exa-
gération violente , outrage fait à la nature. Chez nos ro-
manciers, il y a calme plat 5 chez ceux-là, Forage est en
permanence.
Tendres, naïfs, livrés sans réserve à leurs émotions, à
leurs souvenirs, à leurs espérances, les amans et les héros
de Shakspeare et de Boccace me charment, me ravissent.
Je reconnais des hommes accessibles à toutes les idées, à
toutes les sensations, aimables sans jargon , susceptibles de
mille fautes, mais doués de cette noblesse dame et de ce
dévouement qui rachètent tant d'erreurs. Les femmes doi-
vent aimer le Jaffier de Venise sauvée, personnage pas-
sionné, fier de ses impressions , mélange de force et de
faiblesse, de tendresse et de courage. De tous les héros,
le plus grandiose est celui de l'épopée de jNIilton : c'est le
Diable. Ses pertes sont immenses -, son malheur est infini;
ce désespoir sans bornes, cet immortel désir de ven-
geance et celte éternelle douleur, nous pénètrent de l'in-
térêt le plus puissant. Qu'est-ce auprès de ce spectacle que
la béatitude éternelle avec ses alléluia et ses anges? Une
larme du repentir nous émeut bien plus que tous les hym-
nes de la joie. Elle nous rappelle les douleurs de l'huma-
nité , nous force de rentrer en nous-mêmes , et, en nous in-
téressant à notre propre destinée , parvient à désintéresser
l'égoïsme. ( New Monthly Magazine. )
VEUVES HINDOUES.
« Les Hindous sont un peuple qui ne ressemble à aucun
autre , dit M. l'abbé Dubois dans son excellent ouvrage sur
les 3Iœurs de l'Inde Çi). Oulragez-les de mille manières,
faites peser sur eux le joug le plus cruel , arrachez de leurs
bras leurs enfans et leurs femmes ; conduisez-les au supplice»
à la mort 5 forcez-les à l'exil : ils souffriront tout sans se
plaindre. Mais n'allez pas toucher à ce qu'ils regardent
comme leur existence morale et politique. Respectez leurs
usages ; tel est leur amour pour les institutions dont ils su-
bissent, depuis des milliers d'années, la loi souvent bizarre,
souvent cruelle, qu'ils les préfèrent au bonheur , à la vie
même. Quiconque essaierait de modifier ces coutumes
soulèverait contre lui une population immense. Le jour où
le gouvernement anglais voudra introduire le moindre
changement dans ces habitudes invétérées, sera le dernier
de sa puissance. »
Le peu de succès du prosélytisme chrétien dans les
Indes a pour cause principale cet attachement opiniâtre
des Hindous à leurs anciens usages. Le prêtre respectable
dont nous venons de citer les paroles avoue humblement
l'inutilité de ses efforts. Acclimaté depuis long-tems dans
l'Hindoustan , aimé des indigènes, aux coutumes desquels
il s'était conformé ^ d'un caractère honnête et conciliant,
il n'a pu, durant un quart de siècle, convertir que deux
cents indigènes ou environ. « Encore étaient-ce de fort
mauvais sujets, mendians, vagabonds, criminels, gens sans
aveu, qui espéraient, en se faisant chrétiens , retrouver de
quoi vivre et échapper à la poursuite des lois. La plupart
retombaient dans l'idolâtrie, à la première occasion j et je
(i) Public à Paris, 1H2G: cl à Londres, en anglais, 182 7.
VEUVES HINDOUES. ^l
dois confesser avec regret et douleur, ajoute M. Dubois,
que si j'en conservai quelques-uns, ce furent précisément
les plus méprisables , la lie de ma congrégation. »
Tel est l'aveu d'un bomme sincère , religieux sans fana-
tisme, et qui a sacrifié sa vie aux travaux de sa mission
apostolique. Aimé des étrangers et des indigènes, en rela-
tions fréquentes avec les chefs de l'administration britan-
nique, recherché par les brabmes, ordinairement si réservés
et si peu prodigues de leurs témoignages d'amitié, M. l'abbé
Dubois semblait destiné à devenir l'apôtre des Indes. La
croyance calholique à laquelle il appartient offrait une
chance de plus en sa faveur. Même pompe (i) , même éclat
extérieur dans les cérémonies du culte romain et dans les
rites célébrés sur les bords du Gange. Le même mysticisme
se fait remarquer chez les sectateurs de l'une et de l'autre
religion -, le même mystère environne leurs dogmes les plus
révérés. Ces points de rapport n'ont point échappé à
M. l'abbé Dubois, u Si les chrétiens , dit-il , ont leur sacri-
fice de la messe, les Hindous ont leur expiation sacrée : ils
ont comme nous leur pourga , leurs processions, leurs
images, leurs statues j leur iirtan répond à l'eau bénite des
catholiques; leurs tittjs sont leurs jours de fête. L'invoca-
tion des saints , les prières pour les morts , points essentiels
des rites catholiques, sont en usage dans l'Hindoustan. «
Mais , en dépit de ces similitudes qui paraissaient rap-
procher les Hindous des catholiques , tous les efforts de ces
derniers sont inutiles. Des signes d'inquiétude, indices
d'une agitation secrète, fort remarquable chez un peuple
habituellement si paisible , se sont manifestés à l'arrivée des
missionnaires de toutes les communions chrétiennes, qui
(i) Note DuTr, Voyez, dans notre lernume'ro, un article intitulé Es-
quisses de l'Inde, dans lequel se trouve la description d'une procession
hindoue qui offre beaucoup d'analogie, par sa pompe cxle'rieure, avec celle
de la Fête-Dieu.
4^ VFXVES HlWDOtES.
débarquaient à Madras. Le gouvernement anglais s'est vu
forcé de retirer sa protection immédiate et ostensible, aux
nouveaux apôtres , et surtout aux missionnaires métlio-
distes, dont la violence indiscrète mettait en danger l'au-
torité des conquérans.
De mauvaises traductions de l'Écriture-Sainte en lan-
gage hindoustani , répandues parmi les indigènes, n'ont
pas contribué à faire réussir les entreprises des mission-
naires européens. Accoutumés au stvle élégant et pompeux
de leurs védas, les pundits ont lu avec mépris ces traduc-
tions faites à la hâte, par des gens qui connaissaient à peine
la langue qu'ils prétendaient écrire. «Que pensez-vous,
demandait le colonel anglais H... à un vakil indien attaché
à son corps; que pensez-vous de la Bible Chrétienne que
je trouve entre vos mains? — Très-mal écrite , répondit le
vakil : des choses que je ne comprends pas 5 d'autres que je
n'aime pas. Quelques bons contes, plusieurs mauvais, beau-
coup de niaiseries. »
Les Hindous craignent non-seulement les modifications
importantes que l'on pourrait faire subir à leur culte, mais
la plus légère altération des usages qui ne paraissent qu'insi-
gnifiansà nos yeux. Une innovation de costume, le change-
ment du turban des cipayes hindous, en un casque surmonté
d'une plume, changement tenté par un général européen, et
regaidé comme une profanation par les indigènes, produi-
sit la révolte de Vallore, qui causa tant d'effroi aux An-
glais dispersés dans l'Inde. En un mol , si le caractère de
ce peuple est destiné à subir l'influence de notre civilisa-
tion, ce n'est point aux hommes mais au tems que l'hon-
neur de cette révolution est réservé. Le char de Jaggrenat,
tout baigné du sang des fanatiques qui se précipitaient sous
ses roues , n'a jamais fait plus de victimes , que l'année où
la Compagnie des Indes essaya de l'arrêter dans sa course.
La j)lus épouvantable des coutumes indiennes , celle de
VEtVKS lUNDOl-ES. 4^
brûler vives les veuves qui survivent à leurs maris, est
aussi la plus difficile à extirper. A la requête de plusieurs
jiliilantropes, et surtout de M. Fowîer Banton, la Chambre
t!es Communes s'est long-tems occupée des moyens les plus
efficaces pour etfacer cette souillure affreuse que le fana-
tisme imprime encore à l'humanité. On a pu prévenir l'in-
fanticide, le meurtre des femmes, des vieillards, des es-
claves-, coutumes barbares, étrangèresaux dogmes religieux 5
mais le nombre des s unie s , ou veuves brûlées, n'a point
encore diminué : cet usage, qui a pour base une fausse
application des védas, résiste à tous les efforts, comme à
tous les artifices mis en œuvre pour l'étouffer.
Quelle conduite faut-il tenir dans celte circonstance,
où la politique et l'humanité , ennemies mortelles, offrent
un nouvel exemple de leur constante opposition ? En vain
le gouvernement a voulu interposer son autorité ; la pra-
tique de brûler les veuves n'a fait qu'augmenter par
suite de ces mesures. 11 a rendu un arrêté , portant
qu'un ou deux officiers anglais seraient toujours présens
au sacrifice de la veuve, afin de s'assurer que son dévoue-
ment est volontaire et qu'on n'emploie aucune contrainte
pour la porter au suicide. La présence d'un magistrat n'a
fait qu'autoriser et légaliser les sutties , et comme tout Eu-
ropéen forcé d'être témoin de ce meurtre essaie naturel-
lement de le prévenir, cet obstacle , au lieu de produire
l'effet désiré , prête une nouvelle énergie à la victime , ap-
pelle l'orgueil au secours du fanatisme, et donne de l'éclat
à des sacrifices obscurs.
Quelques personnes croient qu'en dépit de l'idolâtrie
des Hindous pour leurs usages , si le gouvernement bri-
tannique s'était prononcé fortement contre celte barba-
rie, elle aurait pu êtxe détruite. Nous nous abstiendrons
de décider avec légèreté une question si complexe ; qu'il
nous suffise de résumer les principaux faits historiques, et
44 VEUVES HINDOTJES.
de recueillir , parmi les éclaircissemens que contiennent
les débats de la Chambre des Communes, et ceux de Lea-
denhall-street (i) , récemment publiés , les particularités
les plus intéressantes , celles qui peuvent jeter de la lu-
mière sur ce grand problème de politique intérieure.
Les védas ne prescrivent pas à la veuve de se brûler
avec le cadavre de son mari. Dans quelques passages de
ces livres sacrés , le suicide de la siittie est seulement re-
commandé comme agréable à Dieu. Menou , législateur de
rinde, enjoint aux veuves la pratique d'une vie austère.
Ce qui rend cet usage plus difficile à détruire , c'est qu'il
prévaut surtout parmi le bas peuple. Une superstition
aveugle , la persuasion que la suttie gagnera le ciel en
montant sur le bûcher, Tavidité des parens et des brahmes,
le favorisent et le propagent. Très-commun dans les pro-
vinces pauvres et superstitieuses et dans les classes infé-
rieures, il est comparativement beaucoup plus rare dans
les contrées opulentes et dans les classes élevées. Ce n'est
point une offrande religieuse imposée à tous ; c'est un sa-
crifice personnel , dont le mérite appartient à la seule vic-
time, et d'autant plus glorieux qu'il est volontaire.
«En s'opposant, d'une manière péremptoire, àces exécu-
tions, le gouvernement n'exciterait, disent les uns, que
des résistances isolées. — Ces résistances , répondent les
autres, seraient d'autant plus violentes, que la prohibition
semblerait un acte de tyrannie dirigé contre la volonté
personnelle de la victime. » Il est difficile et téméraire de
préjuger l'effet que produirait une défense positive, et le
degré de mécontentement qu'elle ferait naître -, mais il est
certain que les demi-mesures employées par le gouverne-
ment ont dû augmenter au lieu de diminuer ce fanatisme
populaire. H eût mieux valu ne faire aucune attention aux
(i) C'esl le nom de la rue de Londres où se trouve rhùlcl de la Compa-
gnie des Indes.
VEUVES HINDOUES. ^5
sutties : le silence et Toubli auraient mieux servi la cause
de l'humanilé cl de la raison.
Plusieurs de nos magistrats , en faisant construire le
bûcher de manière à ce qu'il offrît une issue facile à la vic-
time , si elle voulait s'échapper , ont espéré sauver quel-
ques sutties ,• ils se sont trompés. La sutti'e qui manque de
courage et qui cherche à fuir la flamme qui l'environne, est
considérée comme infâme. Sa caste la rejette 5 sa famille
la maudit. Le peuple croit que la colère céleste va punir
cette lâcheté et déchaîner la peste , la famine , la guerre
contre le pays qui en est le théâtre 5 à peine une ou deux
sutties ont-elles témoigné quelque faiblesse et accepté les
secours des Européens. Cependant les pluies qui ont dé-
truit, en 1826, les récoltes de l'Hindoustan n'ont été at-
tribuées qu'à ce sacrilège \ les bûchers se sont relevés de
toutes parts, et les veuves se sont précipitées dans les flam-
mes avec une nouvelle fureur.
Quand la suttie s'est déterminée à périr, elle va deman-
der une autorisation spéciale au magistrat du canton. Ou
ce dernier l'accorde , et le sacrifice acquiert un caractère
légal , ou il fait des difficultés qui augmentent l'honneur
et excitent le fanatisme de la veuve. Il y aurait bien moins
de danger et plus d'adresse à défendre absolument l'érec-
tion du bûcher, ou à fermer les yeux sur cette atrocité,
jusqu'à ce qu'il fût possible de la détruire sans retour.
On a vu de jeunes filles de neuf à onze ans mourir vic-
times de l'inhumanité de leurs parens et des prêtres , et
quitter une vie dont elles ne connaissaient ni le prix , ni l'u-
sage. C'est à cet assassinat que toute la rigueur des lois
semblerait devoir être appliquée. Qu'une enquête stricte
et sévère en cherche les auteurs, et que la permission ta-
cite d'accomplir le sacrifice des sutties ne s'étende jamais
jusqu'aux enfans qui n'ont pas l'âge de raison.
Quoi qu'il en soit, cette coutume s'est tellement enraci-
46 VEUVES HINDOUES.
née, qu'Aurengzeb (i) lui-même, avec son fanatisme mu-
sulman et dans l'exercice d'une tyrannie absolue , n'a pas
osé l'attaquer. Les membres les plus anciens de la Compa-
gnie des Indes et de la Chambre des Communes ont différé
d'opinion à ce sujet, que leurs longs débats n'ont niéclairci,
ni décidé 5 et le seul résultat distinctif , le seul corollaire
qu'il semble permis de regarder comme indubitable , est
l'urgence d'adopter l'un de ces deux partis, ou un silence
absolu, ou une prohibition rigoureuse.
Le premier exemple d'un sacrifice de suttie, dont le
rapport en question contienne le récit, est horrible dans ses
détails :
« Houmalie, veuve d'un brahme, âgée de quatorze ans,
perdit son mari, dans un voyage que ce dernier avait en-
trepris pour ses affaires. Une semaine après cet événement,
son oncle et ses parens, en l'absence de son père, l exhor-
tent au sacrifice et la conduisent au bûcher. Son oncle y
mille feu. Peu d'instans après, elle s'élança hors des flam-
mes; ceux qui l'entouraient la saisirent à demi brûlée, lui
lièrent les pieds et les mains et la rejetèrent dans le bûcher.
Elle se dégagea de ses liens, et, se mettant à courir, alla se
plonger dans un ruisseau voisin. Son oncle et ses parens la
suivirent, et, lui présentant un drap, lui dirent que, si
elle voulait les laisser faire, ils l'emporteraient chez elle.
Elle refusa obstinément : « Vous allez me rejeter 'dans le
feu, leur disait-elle ; au nom du ciel, ayez pitié de moi! je
quitterai la famille, je vivrai d'aumônes, je ferai tout ce
que vous voudrez. » A la fin , son oncle jura , par les eaux
du Gange , qu'il la ramènerait à la maison , et elle se cou-
cha sur le drap. Mais au lieu de tenir sa parole, il noua ce
drap comme un sac et reporta sa nièce au milieu des flam-
mes qui brûlaient avec violence. Elle poussa de grands cris
et fit un dernier effort pour se sauver. Mais, à l'instigation
(1) Souverain moiij^ol qui rognait sur une grande partie Je l'Inde.
VEUVES miVDODES. 47
des assistans, un musulman s'approcha de l'infortunée ,
lui déchargea un coup de sabre sur la tète ^ elle tomba à
la renverse, et sa prompte mort Tarracha à son affreux
supplice.
» Les acteurs de celte horrible tragédie ne furent punis
que de quelques mois d'emprisonnement; le sacrifice d'une
autre sutlie , nommée Moussoiint Kiwihehin Cuttach , fut
d'abord volontaire et se termina par un acte de violence
semblable. Cette veuve commença par accomplir les céré-
monies ordinaires avec beaucoup de sang-froid, et descen-
dit de bonne grâce dans le khoimde , espèce de trou rem-
pli de matières inflammables, qui sert, dans cette province,
au sacrifice des sutlies ; mais à peine fut-elle descendue ,
soit mouvement involontaire causé par la douleur, soit dé-
sir de s'échapper, elle leva les bras avec violence. Un
nommé Kaised, blanchisseur, et qui paraît avoir joué le
rôle de maître de cérémonies dans cette occasion, la re-
poussa rudement avec un bambou qu il tenait à la main ,
et la fit retomber au milieu du brasier où elle fut aussitôt
consumée. Le magistrat du lieu fit comparaître cet homme
devant lui, et le renvoya sans l'avoir châtié. Le tribunal
du canton fit remarquer au magistrat qu'il eût été plus
convenable, ou de ne pas faire comparaître Kaised, ou de
le punir après l'avoir sommé de se présenter devant lui. »
Voici un troisième exemple à peu près semblable de celte
atrocité :
« Le 28 mai 1821 , un homme appelé Bhounmlanie se
rendit au Thaunah de Goumour ; là , il dit que son frère
Sousiouarour élait mort depuis six mois, et que sa femme ,
nommée Rhoubi , âgée de vingt ans, se proposait dac-
complirle sacrifice de sutlie. Le thaunadar, qui était alors
malade, envoya quelques burgundanzes pour prévenir le
sacrifice et détourner la veuve du projet qu'elle avait foi-
mé \ mais celle-ci persista, et le thaunadar se rendant aus-
^8 VEUVES HINDOUES.
sitôt à l'endroit où elle demeurait , trouva beaucoup de
peuple assemblé sur la place , et la veuve elle-même te-
nant le turban de son mari, assise au sommet du bûcher.
Un de ses parens, nommé Bhoumatrai , y mit le feu. Dès
qu'elle sentit les atteintes de la flamme, elle s'élança hors
delà fournaise. Ses parens essayèrent delà forcera se rejeter
dans les flammes. Mais le thaunadar interposa son autorité,
et , écartant la foule , saisit la femme à demi brûlée et
Tarracha aux efforts de ses compatriotes. Il fit arrêter en-
suite les diverses personnes qui avaient pris une part ac-
tive au sacrifice , et Ton instruisit de suite le procès de
Bhoumatrai. »
M. Ewer, surintendant de la police des provinces du
bas Hindoustan, décrit de la manière suivante la cérémonie
en question. Il ne sera pas inutile de faire observer que
ce magistrat regarde comme indispensable une prohibition
entière et absolue de ces rites inhumains.
(( Quand on affirme , dit M. Ewer, que les sacrifices des
sutties sont ordinairement volontaires , on se sert d'une
expression qui manque d'exactitude. La force ou la per-
suasion, la contrainte morale ou physique, triomphent chez
ces malheureuses victimes des impulsions réelles de la na-
ture. Faibles , dénuées de facultés intellectuelles et d'é-
nergie physique, la plupart des femmes hindoues cèdent
aux importunités des prêtres et aux supplications de leurs
familles. Dans le désespoir que leur inspire la mort de leur
mari, sans amis, sans conseils, sans secours, quels argu-
mens opposeraient-elles cà cette multitude de brahmes, em-
pressés autour d'elles, et à leurs parens intéressés à les voir
mourir. Elles ont appris à n'écouter les brahmes qu'avec
vénération \ toutes les paroles de ces prêtres sont pour elles
articles de foi -, et quand même elles oseraient prononcer
quelques mots au milieu du cercle de saints personnages
qui les environnent , leurs sentiraens religieux né leur per-
VEX-VES 1I1ND0VE>. 49
mettraient pas de révoquer en doute les promesses de ees
prêtres. « En devenant suttie , leur disent-ds , vous lirez
» votre mari de l'enfer, vous allez habiter le ciel, et vous
» purifiez la famille de votre mère, de votre père et de votre
» mari. Si vous refusez, au contraire, vous êtes frappée
1) d'ignominie dans ce monde, et d'un long supplice dans
» l'autre vie ; votre ame passera dans le corps de quelque
» animal immonde, et toutes les transmigrations qu'elle
» pourra subir seront également honteuses. »
» La veuve , confondue , accablée par les exhortations
des brahmes , ne répond que par le silence et par un déses-
poir qui semble un consentement tacite. On profile du
trouble de ces premiers momens, on l entraîne au bûcher,
et, avant qu'elle ait eu le tems de réfléchir, elle n'est plus
qu'ui! monceau de cendres. Si même elle avait la présence
d'esprit de repousser les argumens des prêtres et les sup-
plications de ceux qui l'obsèdent, si elle refusait décidé-
ment l'honneur funeste qu'on lui offre , une telle résolution
ne pourrait durer long-tems ; les importunités de sa fa-
mille se changeraient en out:a,^es, et un peuple barbare ,
qui ne veut pas qu'on le prive d'un spectacle auquel il est
accoutumé, entraînerait la victime sur les bords du fleuve
et l'enchaînerait au bûcher dont les flammes doivent la
dévorer.
» Sur dix veuves sacrifiées, il y en a au moins neuf qui
sont ainsi conduites au bûcher fatal. Non-seulement le fa-
natisme, mais l'intérêt et la cupidité concourent à l'ac-
complissemcnl de ce meurtre ^ rien n'est plus facile à
démontrer.
» Les brahmes reçoivent de l'argent et sont invités à un
festin après la cérémonie. La foule, curieuse de tels spec-
tacles, n'y voit qu'un divertissement beaucoup trop rare
à son gré. Les parens , obligés de soutenir la veuve et
de remplacer son mari , désirent sa mort ^ et ses fils mêmes
XV. 4
5o VEUVES HINDOUES.
y trouvent l'espérance d'un plus prompt héritage : tel est
l'abrutissement et la dépravation où la superstition réduit
l'espèce humaine. Il faut entendre les cris féroces du peuple^
il fautassisterà cette tragédie, pour se faire une idée de la joie
inhumaine des assislans : rien ne rappelle l'exaltation dun
fanatisme égaré ^ c'est l'allégresse des cannibales. Ils ne
considèrent pas la veuve comme une martyre héroïque ,
mais comme une victime de leur égoisme et de l'usage. Dans
cet acte prétendu volontaire , tout est contrainte et vio-
lence , et ce qu'on nomme dévouement , c'est un supplice. »
Quelques autres faits semblent démentir ceux que
M. Ewes rapporte, et sur lesquels il fait reposer l'opinion
qu'il exprime. M. J. Anderson, juge criminel à Surat,
raconte ainsi le sacrifice héroïque et tout-à-fait volontaire
d'une suttie.
a — i8 juin 1825. Hier, in, au matin, Kasoumath So-
kajie , de la caste Patana Prubhose, commis du percepteur,
est mort du cholera-morbus. Sa veuve, Dworkabèïe, a si-
gnifié son intention de se sacrifier sur le bûcher de son
mari. On me demanda l'autorisation nécessaire. J'allai
chez Dworkabèïe -, les premiers rites étaient déjà accomplis
dans sa maison. C'était une femme de soixante à soixante-
cinq ans. Elle ne me sembla point troublée, causa long-
tems avec moi, et me répondit avec un sang-froid et une
résolution qui me firent désespérer de réussir auprès d'elle
cl de la dissuader jamais. Calme, gaie, elle repoussait avec
beaucoup de présence d'esprit tous mes argumens. Rien,
chez elle, n'annonçait l'enthousiasme ou l'ardeur d'une ré-
solution violente et subite. Ses cnfans, d'vm âge mûr, dé-
sapprouvaient son dessein , et , comme moi, essayaient de
l'y faire renoncer, mais vainement : elle voyait leurs larmes
et les consolait en leur parlant de son sort futur et du bon-
heur qui l'attendait.
)) J'ordonnai au prèlre, interprèle de la loi sacrée, de
VEUVES HINDOUES. 5l
s'assurer si la veuve réunissait toutes les qualités requises
par les shasters pour accomplir le sacrifice : il fit ce que
je lui ordonnais et me répondit affirmativement. Je lui
demandai ensuite s'il croyait cette femme libre de toute
influence étrangère, et s'il regardait sa résolution comme
entièrement volontaire. « Je n'en doute pas , reprit-il. »
Moi-même, je l'avoue, j'étais de k même opinion. Je
déclarai donc que, malgré l'horreur que m'inspirait cet
acte de fanatisme, je me trouvais obligé d'accorder la per-
mission que l'on requérait : que le gouvernement britan-
nique , ne voulant s'immiscer dans rien de ce qui touche
aux croyances et aux institutions de l'Inde, tolérait cette
pratique ancienne et barbare, par respect pour la religion
du pays -, mais que je ne pouvais trop hautement désap-
prouver une si odieuse coutume.
M Je me rendis ensuite au phoulpara , ou lieu du sacri-
fice. J'espérais protéger la victime, dans le cas où sa réso-
lution s'ébranlerait et où l'on voudrait user de violence
envers elle. Là je fus témoin du plus effrayant et du plus
solennel des spectacles.
» L'air calme , la figure riante , la démarche assurée , la
suttie aidait ses parens à préparer son bûcher funéraire.
Elle se livrait cà ces soins avec une liberté d'esprit qui
me confondait. Elle monta, d'un pas ferme, sur l'édifice
de bois de sandal et d'aloès , auquel on allait mettre le feu,
et, s'asseyant au sommet, me regarda d'un air de triom-
phe, en disposant les fagots autour d'elle. Je lui criai
de penser encore une fois au sacrifice qu'elle allait con-
sommer, de revenir à elle et de se fier à la protection que je
lui accorderais si elle voulait descendre du bûcher fatal.
« Non , me répondit-elle avec la même assurance qu'au-
paravant-, vous vous trompez-, c'est au bonheur que je
marche... Mon fils, donnez-moi la torche ! » Elle reçut la
torche des mains de son fils, et mit elle-même le feu aux
52 VEIVES IlINDOrES.
branchages dont elle s'était environnée. La flamme ne s'é-
leva que deux ou trois minutes après ; sa figure n'était pas
altérée en ce moment ; le calme le plus profond régnait
sur ses traits. Enfin le feu prit , elle battit des mains en
signe de joie ; en quelques secondes tout fut consumé. »
Le commissaire Robertson rapporte , dans les termes sui-
vans, le sacrifice d'une autre suttie , qui ne montra pas moins
de courage à ses derniers momens.
H — '-J juin iSaS. J'ai la douleur d'avoir à vous apprendre
le suicide d'une victime qui s'est brûlée hier au soir, avec
le cadavre de son époux, appartenant à la caste des brah-
mes. C'est le premier sacrifice de suttie qui ait eu lieu à
Pounah, depuis le mois de septembre 1828. On a cherché
à la dissuader par tous les moyens. Les prières, les raison-
nemens, les supplications, n'ont fait qu'irriter chez elle le
désir de la mort.
» Son mari était décédé le 5 courant ; dès-lors elle avait
fait connaître son intention de ne pas lui survivre. Les di-
vers fonctionnaires du canton , qui s'étaient rendus auprès
d'elle , par mon ordre , avaient passé plusieurs heures à
tenter d'inutiles remontrances. J'attendais , pour v aller
moi-même, que les premières angoisses de son désespoir se
fussent calmées; il était minuit lorsque je lui rendis visite-,
je la trouvai résignée , calme et résolue. J employai tous
les arguraens qui me semblèrent de nature à frapper un es-
prit superstitieux. Je lui dis que, si elle ne pouvait sup-
porter l'action des flammes, elle serait déshonorée, et qu'au
contraire, en renonçant d'avance à ses desseins, elle ne
courait aucun risque : je lui rappelai qu'une fois en proie
au feu du bûcher, si elle formait seulement le vœu de s'é-
chapper, son ame , d'après le texte de la loi , serait rejetée
dans les enfers. Rien ne put l'ébranler. JVilkount shastrie^
Luther, et quelques indigènes, estimés et révérés dans le
acnton , se joignirent à moi , sans obtenir plus de succès-
VEVVES HlMiOVKS. 53
Ils savaient que j'assisterais au sacrifice ; que le bûcher se-
rait construit de manière à laisser une issue à la victime ;
et ils s'opposaient à la détermination de la suttie , parce
qu'ils ne craignaient rien tant qu'un sacrifice incomplet ;
suivant eux si , depuis trois ans , la moisson avait manqué .
c'était bien certainement à cause de la fuite de Radhabhye ,
jeune suttie, qui avait échappé aux flammes en 1822.
Ainsi leur superstition , et non leur humanité, les enga-
geait à dissuader la veuve du brahme , trop faible , à ce
qu'ils croyaient , pour accomplir le sacrifice.
» Elle repoussa leurs raisonnemens et les miens. ISilkounl
shastne lui offrit cent roupies pour l'aider à faire le pèleri-
nage de Bénarès (i). Je lui en promis autant de la part du
gouvernement. Les autres shastries voulaient aussi con-
tribuer de leur bourse. « J ai vu Bénarès avec mon mari,
répondit-elle; j'ai fait, avec lui , les principaux pèleri-
nages. Recommcncerai-je , seule, un voyage qui n'a plus
d'intérêt pour moi ? Vous me parlez de vivre : il ne me
reste pas un seul parent ; je n'ai pas au monde d'amitié qui
m'attache à la vie. Pourquoi me forcer à prolonger une
existence qui me pèse .^ Pourquoi m'empécher de suivre le
seul être qui possédât toutes mes affections ? Croyez que
j'ai pensé à tout , et que je sais parfailement bien ce que je
vais entreprendre. J'ai rendu visite à plus de douze femmes
de ma connaissance, qui ont rétracté la déclaration qu'elles
avaient faite ^ je ne les imiterai pas ; ces femmes faibles se
repentent aujourd'hui d'avoir cédé aux imporl unités qui
les entouraient. Quant aux terreurs que Ion veut m'ins-
(1) Note du Tr. Béuarès est l'Athènes hindoue. Cette ville est habite'e
par un grand nombre de brahmes cites , dans toute l'Inde , pour leur piété et
leur savoir. Ce qui est remarquable, c'est qu'un certain nombre de ces moines
ne parle que le sanskrit , leur langue sacrée , mais qui n'est point comprise
du reste de la population , avec laquelle par conséquent ils ne peuvent com-
muniquer. Bénarès est un lieu de pèlerinage pour les Hindous, comme la
Mecque pour les Musulmans et Jérusalem pour les Chrétiens.
54 VELVES HI^DOl-ES.
pirer, à cause de la forme du bûcher et de la facilité qu'il
présente aux sutties qui veulent s'échapper , ces terreurs
ne m'atteignent point. Je montrerai ma force d'ame, et
mon amour pour mon époux-, je prouverai que ma résolu-
tion est inébranlable. Je suis assez vieille pour savoir ce
que je puis tenter, et jusqu'où va mon courage. Cessez de
me persécuter de vos prières. Si j'avais un fils, un frère ,
une sœur, je pourrais rester dans ce monde où ces liens
me retiendraient encore. Mais je suis isolée dans l'univers;
toute ma vie se concentrait dans celui que j'ai perdu. Lais-
sez-moi le suivre : vous ne me verrez pas trembler à la vue
de la mort, comme d'autres sutties. Je demande , au con-
traire , qu'on me permette d'accomplir, seule et sans se-
cours , ce dernier de mes devoirs d'épouse, que je regarde
comme un triomphe et un bonheur. »
» Les haslries la quittèrent, et le bûcher s'éleva sous
mes yeux. Quatre solives de dix pieds de haut , et placées
à dix pieds de dislance l'une de l'autre, soutenaient quatre
madriers , retenus par des mortaises profondes. L'espace
qui séparait les solives était rempli par des bûches de quatre
pieds et demi , laissant une distance de cinq pieds et demie
jusqu'au haut des solives. La suttie n'avait pas cinq pieds.
» Depuis le pied du bûcher jusqu'au sommet, l'espace
resté vide fut rcmph de gazons et de bjanchages; un toit
formé avec des planches fut couvert de gazon , sur lequel
on entassa d'autres bûches. Je fis pratiquer une porte de
deux pieds et demi de large à l'un des coins de l'édifice -,
cl comme le vent soufflait du sud-ouest, j'eus soin de pla-
cer celle ouverture au nord-est-, je ne permis l'usage d'au-
cune matière combustible , excepté la paille de casby et le
gazon. Je crovais que le feu n'v prendrait pas aisément:
c'était une erreur ; j'aurais dû faire placer moins de
gazon au-dessus de la tète de l'infortunée. Peut-être les
shastries, qui avaient montré tant d'empressemenl à dissua-^
VEVVF.S niKDOrES. 55
dcr la siittie , mais qui craignaient surtout le sacrilège et
le malheur dun sacrifice imparfait, me trompèrenl-ils
dans cette circonstance.
» Quoi qu'il en soit , on croyait généralement que la
veuve du brahme n'aurait point le courage de compléler
le sacrifice qu'elle méditait, et cet événement terrible ins-
jiirait à tous les habitans l'horreur la plus profonde. Cetle
attente fut déçue : rien n'égala la tranquillité d'ame et
1 héroïsme que déploya celle femme extraordinaire.
» Elle fit ses adieux à tous ses concitovens, embrassa ses
amis, répéta lentement les prières et les invocations d'u-
sage -, sa voix était haute , et sa déclamation noble et pas-
sionnée prétait une nouvelle force à la poésie mystique des
védas^ trois fois elle fit le tour du bûcher, les pieds nus,
en marchant sur les pierres brutes qui l'entouraient. La
lenteur de ses pas nous fit croire qu'elle commençait à
faiblir : elle s'arrêta quelques momens à causer avec une
jeune personne, et je me- hâtai de lui dépêcher Psilkounl
shaslrie pour lui dire qu'il était encore leras de se rétracter
sans honte.
» Elle sourit cl m'envoya sa bénédiction; puis elle entra
dans l'espèce de cabane où elle devait périr , et où un
brahme officiant alla lui offrir les derniers secours religieux.
» Dans la crainlequ il n'attachât la victime, je le suivis:
le brahme sortit du bûcher , présenta une torche à la sultie
et se recula. Elle plaça la torche entre les doigts de ses pieds
et alluma la paille placée au-dessous d'elle ; puis , reprenant
la torche de la main droite, elle mit le feu dans plusieurs
endroits, sur sa tète, à côté d'elle, derrière elle; en même
tems les prêtres officians appliquaient d'autres torches à
l'extérieur. Debout et tenant élevée la main qui portail
le flambeau, elle voyait d'un œil ferme la flamme s'appro-
cher d'elle; puis elle se coucha sur le cadavre de son mari,
el tout-à-coup l'édifice entier ne fut qu'une masse enflani-
56 VEUVES HINDOUES.
mée.. Une minute et demie après la conflagration, nous
aperçûmes les restes de la siittie tout en feu , qui tenait
les restes de son époux étroitement enlacés ; le feu était si
violent, que nous fûmes obligés de nous reculer, quoi-
qu'un espace de douze toises nous séparât du bûcher. Je
crois qu'elle était morte avant que la flamme Teût at-
teinte : la fumée repoussée par un vent très-vif, et l'ex-
cessive chaleur d'une atmosphère où il était impossible de
respirer , avaient dû causer promptement la suffocation de
la victime. »
M. Chaplin , commissaire du Dekan , dans une lettre
datée du i^ juin iB-îS, fait les réflexions suivantes que
l'on trouvera peut-être plus philosophiques qu'humaines.
« La raison , la philantropie et la religion jcondamnent
également ces sacrifices : quant à la peine physique que la
sutlie doit souffrir selon l'opinion commune, je puis affir-
mer, d'après les observations les plus récentes, qu'elle
n'est pas réelle ; on ne brûle pas la victime à petit feu. Les
shasters ne le prescrivent pas, et la coutume est au con-
traire de construire le' bûcher de manière à ce qu'elle soit
engloutie en une minute dans un abîme de flammes^ la
sulfocation suit instantanément l'application de la torche
aux matières inflammables. Une dose d'arsenic, deux grains
de morphine, une coupe remplie d'opium, causent une
agonie plus douloureuse.
» Tant que la religion des Hindous encouragera ces
suicides, le gouvernement ne pourra pas les faire cesser
par des demi-mesures. Les vierges milésienncs de l'anti-
quité n'ont renoncé à l'usage de se détruire elles-mêmes,
que par la crainte des lois qui ordonnèrent d'exposer les
cadavres nus des coupables-, les victimes des superstitions
hindoues ne cesseraient de monter sur les bûchers de leurs
éj)oiix , que si ces infortunées étaient jetées aux vents
«lans les endroits réputés immondes, qu'habitent les castes
VEUVES HINDOUES. 5^
proscrites. J'avoue cependant que toute espèce de mesure
coercitive me semble impolilique à cet (^gard. C'est une
-cruauté inutile de composer le bûcher de manière à ce que
le feu y prenne lentement : c'est doubler l'agonie de la
veuve en donnant plus d'éclat encore à son barbare dé-
vouement.
» Je condamne aussi l'obsession à laquelle on soumet
préalablement la suttie , que l'on veut empêcher de se
détruire. C'est un supplice gratuit et qui ne peut avoir de
résultats. A la femme qui abdique volontairement toutes
les jouissances de la vie, qui regarde le suicide comme
une gloire , comme la route de la félicité éternelle ,
comme un devoir de religion et d'amour , quels argumens
opposerez-vous .f^ Si , par des délais et sous divers prétextes,
on recule l'heure du sacrifice, le cadavre du mari, exposé
en plein air , tombe en putréfaction , et les miasmes mal^-
sains qu'il exhale répandent la contagion dans le village ;
les parens, obligés de jeûner jusqu'à l'heure de la cérémo-
nie, sort eux-mêmes victimes de ces délais^ et la suide,
par les importunités qui l'accablent, est forcée de subir
mille morts avant de marcher au trépas. »
A ces nombreux exemples d'un fanatisme invincible et
qui pervertit toutes les notions du bon sens, tous les senti-
mens de l'humanité , nous opposerons la conduite admi-
rable et touchante d'une femme indienne, reine pieuse,
mère tendre, et digne, par l'exercice de toutes les vertus
mâles et royales , de servir de modèle aux souverains des
nations les plus civilisées. Nous voulons parler d'Alaia
Bhaye, princesse mahratte (i), qui vivait encore il y a
(i) Note du Tr. Les Mahrattes , qui ont si long-tems disputé leur inde'-
pendance aux Anglais, appartiennent à la caste des brahmcs. C'est à tort
que l'on suppose en Europe que les bralimcs sont tous des prêtres. Il faut,
)1 est vrai, appartenir h cette caste pour le devenir; mais c'est le plus petit
pombre qui rensplit les lonctioiis du sacerdoce.
58 VEUVES HlKDOtES.
quelques années , et qui gouverna , pendant trente ans , la
province de Malwa, située au milieu de ce vaste plateau
que les Anglais ont nommé l'Inde Centrale.
Cette Sémirarais hindoue perdit son mari de bonne
heure. Agée de vingt ans, tutrice d'un enfant faible et in-
sensé, elle succéda à son époux. Les tentations de tout
genre entouraient sa jeunesse-, elle se conduisit comme un
sage. Selon la coutume des veuves de l Inde, elle porta le
deuil en blanc jusqu'à la fin de sa vie. Femme sans vanité ,
dévote sans intolérance, reine populaire , inaccessible à la
séduction comme à la flatterie , elle olfre un exemple, isolé
peut-être, d'un caractère sans tache et d'une perfection
presqu'idéale , au milieu de tous les dangers du pouvoir.
Un brahme écrivit son panégyrique et vint le lui lire. Alaïa
Bhaye écouta patiemment ces éloges , observa qu'elle ne les
méritait pas, fit jeter le livre dans le fleuve Kerbudda, et
congédia le brahme.
Son fils , Malhe Rahoe Holkar, mourut peu de tems
après le décès de son père. Restée seule maîtresse du
trône, elle se livra sans réserve à ses devoirs de reine. Sa
piété était profonde et ne consistait point en vaines for-
mules. «Dieu m'a donné le pouvoir, disait-elle^ je suis
responsable de chacun des actes de ma vie. » Assise tous
les jours dans le durbar(i), dont elle faisait ouvrir les
portes , elle accueillait toutes les demandes , écoutait elle-
même les plaintes de ses sujets , jugeait les différens portés
devant son tribunal et s'informait avec soin des détails les
plus minutieux de l'administration. A son ordre s'élevèrent
des forteresses, des marchés, des caravansérails pour les
voyageurs. Elle fit percer et paver des routes, creuser des
étangs 5 c'est ainsi qu'elle employa les nombreux trésors
accumulés par la famille des llolkar. Du jùed des monls
(i) Salle (lu conseil : c'est le divan liiiulou.
VEUVES HINDOrEs. 5g
riymalay a jusqu'au cap Comoiin, Ton trouve des vestiges
magnifiques de sa prévoyance royale et de son humanité.
Les pauvres venaient recevoir aux portes de son palais leur
nourriture journalière-, elle assemblait, à des jours fixes,
les dernières classes du peuple, auxquelles elle donnait des
repas abondans. Pendant les mois les plus chauds de l'an-
née, des hommes, placés par son ordre sur les grandes
routes, versaient à boire aux voyageurs-, au commence-
ment de l'hiver, elle faisait distribuer des vètem^ns aux
indigens et aux infirmes -, les animaux eux-mêmes , s'il faut
ajouter foi à ce que l'admiration et l'amour des Hindous
rapportent sur cette grande reine , avaient part à ses bien-
faits.
Tous les malheurs vinrent éprouver sa vertu : sa fille ,
nommée Moufhta Bhaye, perdit son enfant et son mari-,
elle-même déclara à sa mère l'intention où elle était de se
brûler avec leurs cadavres. Aloia désolée emplova tous les
moyens imaginables pour détourner sa fille de ce funeste
dessein : tout ce qu'une reine , une mère , peuvent exercer
d'empire ou faire de supplications, n'ébranlèrent pas la
résolution de Moufhta Bhaye. En vain Alaïa se jeta à ses
genoux, et, souillant son front dépoussière, la conjura,
au nom du Dieu qu'elle révérait, au nom de sa vieille
mère , de ne pas l'abandonner et de vivre. « Ma mère, lui
répoudit Moufhta Bhave , vous êtes âgée 5 votre vie pieuse
se terminera bientôt; j'ai perdu mon mari et mon enfant ,
je ne puis espérer de vous posséder long-tems encore. Si je
vous perds , que me restera-t-il ? J'aurai laissé échapper
l'occasion de mourir avec honneur, et mon désespoir sera
sans remède. »
Alaïa, voyant qu'il était inutile de tenter de nouveaux
efforts, résolut d'assister elle-même à Thorrible scène qui
devait terminer les jours de sa fille. Elle fit partie de la
procession : deux brahmesla soutenaient et lui tenaient les
6o VEUVES H1NDOVE5.
mains ^ debout auprès du bûcher, et luttant contre les an-
goisses , elle montra beaucoup de fermeté pendant le com-
mencement de la cérémonie 5 mais lorsque la flamme cacha
la suttie à ses yeux, incapable de se soutenir plus long-
tems , et poussant un grand cri qui se mêla aux hurlemens
du peuple , elle s'élança des mains des prêtres. On la saisit :
ne pouvant échapper à ceux qui la retenaient, elle mordait
ses bras etles ensanglantait dans son désespoir. Cependant,
quand les corps furent consumés, elle retrouva assez de
présence d'esprit pour aller, selon l'usage, se baigner dans
le Nerbudda.
Cette malheureuse mère , chez qui la piété combattait
la nature sans en étouffer la voix , se retira dans son pa-
lais , y resta enfermée pendant trois jours , sans prononcer
une parole et sans prendre de nourriture. Peu de tems
après (en l'jgS) elle mourut, âgée de soixante ans, laissant
son empire florissant et son trône sans héritier : de sa mort
date la ruine de la belle province de Malwa.
Ce mélange de grandeur et de barbarie, de dévouement,
de bassesse, d'héroïsme et de superstition, marque toutes
les pages des annales de l'Inde ; il est surtout fréquent chez
les Rajpouts Mahrattes , race féodale et orgueilleuse , ca-
pable des plus nobles vertus et des plus grands crimes.
Quand le voyageur s'arrête étonné devant les gigantesques
statues qui peuplent les souterrains d'EUora, et qu il ad-
mire avec effroi ces images colossales où une extrava-
gance monstrueuse s'allie à la beauté idéale des formes , il
croit y voir un emblème de ce peuple singulier , comme si
le tems avait conservé dans ces antiques constructions le
symbole le plus expressif du génie et des vieilles mœurs
de l'Hindoustan. (London Magazine. )
Ukln ^^ottfmcjîoralttc,
SIÈGE DE SARRAGOSSE (l).
Du moment, où Palafox avait pris le commandement de
cette ville, le bon ordre y avait été rétabli. D'une confiance
entière dans les sentimens et les talens du chef, était née une
obéissance absolue, et toutes les classes de la population
travaillèrent, avec autant de zèle que d'activité, à des pré-
paratifs de défense, rendus nécessaires par un danger im-
minent. Lorsque le capitaine-général avait déclaré la guerre
à la France , il n'avait pas plus de deux cent-vingt hommes
sous les armes -, seize pièces de canon en mauvais état for-
maient toute l'artilierie de la place, et l'arsenal put à peine
fournir quelques fusils de munition. On mit en réquisition
toutes les armes de chasse -, on fabriqua des piqués , et les
poudrières de Villaféliche , les plus considérables de l'Es-
pagne , fournirent la poudre nécessaire. Pour tout le reste,
Palafox plaçait dans la sainteté de sa cause , et dans la bra-
voure de ses compatriotes , un espoir qui ne fut point dé-
çu. Disposés à tous les efforts , à tous les sacrifices qu'ils
prévoyaient, les habitans virent bientôt grossir leurnombre
par une foule d'Espagnols qui, de toutes parts, accouru-
rent pour partager leurs travaux et leur gloire. Des mili-
taires de tous grades vinrent de Madrid et de Pampelune ,
et quelques ingénieurs de l'école militaire d'Alcala accou-
rurent pour diriger les travaux de l'artillerie de la place.
(i) Note de l'Éd. Le i-c'cit du siège tle Sarragosse, l'un des e've'nemens les
plus remarquables de la guerre de la Pe'uinsule , sous Napole'on , est encore
tiré de l'histoire de cette guerre par Robert Southey, à laquelle nous avons
de'jh fait plusieurs emprunts. La traduction de cette grande composition
historique paraîtra à la Hn de janvier prochain , chez iVIM. Dondey-Dunrc.
02 SIÈGE DE SARKAGOSSE.
La découverte d'un dépôt d'armes à feu cachées à Aljaferia,
et qui s'y trouvaient probablement enfouies depuis la guerre
de la succession , vint encore relever les espérances du
peuple , en lui persuadant que c'était un signe manifeste
de la protection de la Providence. Cependant, le général
français Lefebvre-Desnouettes , poursuivant des succès
dont rien jusqu'alors n'avait arrêté le cours , avait déjà pris
position très -près de la ville , dans un champ couvert
d'oliviers.
Sarragosse n'est point fortifiée 5 le mur en briques qui
l'entoure , de douze pieds de hauteur et de trois d'épaisseur,
était coupé, en divers endroits, par des maisons qui fai-
saient partie de l'enceinte. La situation de la ville n'a rien
d'avantageux-, elle est dans une plaine découverte , et bor-
née de tous côtés par de hautes montagnes. Mais à environ
un mille, dans le sud-est, existe le Torrero, monticule où
se trouvaient un couvent et quelques habitations. Le canal
d'Aragon coule entre cette élévation et une autre à peu
près semblable , où les Elspagnols avaient placé une bat-
terie. L'Ebre , qu'on passe sur deux ponts , l'un en bois et
l'autre en pierres , baigne les murs de la ville et la sépare
de ses faubourgs. Il reçoit les eaux de deux petites rivières,
le Galego et la Guerva -, la première se dirige vers l'est, et
la seconde vers l'ouest de la ville.- Le recensement fait en
1^87 portait la population de Sarragosse à 42,600 âmes.
Elle a été évaluée postérieurement ta 60,000. Quoi qu'il en
soit^ la ville est une des plus importantes de la Péninsule ,
par son étendue. De ses douze portes, quatre ont appartenu
aux remparts de l'ancienne Saldoba , qui, embellie et
agrandie par César, prit le nom de Cœsarea Augusla ,
d'où est sans doute dérivé , par corruption , celui de Sar-
ragosse (i).
(1) i*ar suite d'une corruption de prononciation plus singulière encore,
les Espagnols appellent Syracuse, Sarragosse Je Sicile.
SIÈGE DE SARRAGOSSE. 63
Elle est entièrement construite en briques -, les couvens
même et les églises , auxquels n'ont point été employés des
matériaux plus solides, présentaient à celte époque, depuis
les fondemcns jusqu'aux toits, de nombreuses crevasses.
Les maisons, en général, de trois étages , sont moins hautes
que celles de la plupart des autres villes d'Espagne, et
forment des rues étroites et tortueuses, dont une cepen-
dant , appelée jadis la rue Sainte , à cause des nombreux
chrétiens qui , dans les premiers tems de l'Eglise, y re-
çurent le martyre, est grande et régulière. Les habitans
de Sarragosse , ainsi que les autres Aragonais et leurs voi-
sins les Catalans, se sont toujours lait remarquer par leur
ardent amour pour la liberté. Les efforts qu'ils ont faits en
diverses circonstances pendant les quatre derniers siècles ,
tout infructueux qu'ils ont été, en confirmant cette répu-
tation qu'ils tenaient de leurs ancêtres, n'ont rien diminué
de leur bravoure et de leur constance dans le danger.
Sarragosse était renommée par le culte qu'on y rendait
à Notre-Dame-du-Pillar, dont le souvenir était encore en
si grande vénération, que, dans leurs proclamations^ les
généraux et les juntes l'avaient souvent invoquée comme
un des plus fermes soutiens de la monarchie. Voici ce que
les légendes racontaient à cet égard. Lorsque les apôtres,
après la résurrection , se séparèrent pour aller prêcher
l'Evangile dans les différentes parties du monde , saint
Jacques-le-Mineur se rendit en Espagne, que Jésus-Christ
avait spécialement confiée à ses soins. Avant de partir , il
alla prendre congé de la Vierge, lui baiser les mains et lui
demander sa bénédiction. Elle le chargea de faire bâtir
une église en son honneur à l'endroit où iL aurait fait le
plus de conversions, ajoutant qu'elle aurait soin de lui
donner de plus amples renseignemens à cet égard sur le
lieu même. Saint Jacques mit à la voile, débarqua en Ga-
lice , et , après avoir prêché avec assez peu de succès dans
64 SIÈGE DE SAURAGOSSE.
les provinces septentrionales , poussa jusqu'à Cœsarea Au-
gusta, où il fit huit conversions. Un soir, après avoir prié
comme à l'ordinaire avec ses nouveaux disciples , sur les
bords du fleuve , ils s'endormirent , et , à minuit , l'apôtre
entendit des voix célestes chantant Vy^i^e Maria. Il se mit
à genoux , et vit la Vierge , sur un pilier de marbre , entou-
rée d'un groupe d'anges qui chantaient. Lorsqu ils eurent
achevé leuF hymne , la Vierge ordonna à saint Jacques de
lui bâtir une église autour de ce pilier que son fils avait
envoyé par des anges. Elle ajouta qu'il subsisterait jusqu'à
la fin du monde , et que de grandes faveurs seraient accor-
dées à ceux qui viendraient la prier en cet endroit. Après
ces mots, les anges la transportèrent de nouveau à son do-
micile à Jérusalem, car cela se passait avant l'Assomption.
Saint Jacques , obéissant à des ordres aussi précis , fit cons-
truire immédiatement la première église qui ait été consa-
crée à la Vierge. On y faisait le même service qu'à la ca-
thédrale de Sarragosse, et les assemblées du chapitre
avaient lieu alternativement dans ces deux églises. Le pape
Gélase avait accordé des indulgences à tous ceux qui con-
tribueraient à l'embellissement de la première, et ce fut à
partir de cette époque que commencèrent l'accumulation
des richesses qui y étaient entassées , et les superstitions
dont elle fut le théâtre.
Mais dans la lutte terrible que les habitans de Sarragosse
eurent à soutenir contre Napoléon , tout ce que leur culte
extérieur pouvait avoir de ridicule et d'absurde disparut ,
pour ne laisser apercevoir que la sublimité d'une foi qui
promettait le succès ou le martyre. Les Français, habitués
à rabaisser les Espagnols , parlaient avec plus de mépris
encore des habitans de Sarragosse. « On ne voit dans celle
ville, disaient-ils, aucune distinction de costumes -, point
de ces mises élégantes et riches qui attirent les regards
dans toutes les cités opulentes. Ici, tout est monacal, triste
SIÈGE PF, SAUr>\GOSSE. 65
Cl monotone. La ville semble incapable de fournir aucune
des commodités ou des agrémcns de la vie , parce que les
habitans n'en recherchent et n'en désirent aucuns. Plon-
gés dans un état continuel d'apathie, ils ne conçoivent
pas même la possibilité d'en sortir (i). » Ce fut avec de pa-
reilles idées que les Français se rendirent au siège de la
capitale de F Aragon. Un corps de cavalerie, à la pour-
suite d'un détachement espagnol , entra dans la ville le i4^
mais, chassé des premières rues où il pénétra, il reconnut
que la supériorité des troupes de ligne sur les citoyens
disparaît aussitôt qu'on ne combat plus en rase campagne.
Le lendemain , un détachement français attaqua les avant-
postes sur le canal, tandis que le corps entier tentait de
donner l'assaut à la ville, du côté de la porte Portillo. Les
Aragonais firent des prodiges de valeur ; ils n'avaient pas
eu le tems de se disposer à soutenir cette attaque. Les pièces
d'artillerie, braquées à la haie devant la porte, étaient
servies indistinctement par tous ceux qui se présentaient.
Celui qui se sentait en état de diriger donnait des ordres
aux lieux où le hasard l'avait placé, et la foule lui obéis-
sait. Quelques Français entrés dans la ville y perdirent
la vie. Lefebvre, reconnaissant l'impossibilité de réussir
pour cette fois dans ses desseins , ordonna la retraite , après
une perte considérable. Les Espagnols ^ de leurx:ôté, eu-
rent deux mille hommes tués et autant de blessés. Dans de
pareils combats , tout l'avantage est du côté des assiégés ,
et la perte des Français qui, du reste, furent contraints
d'abandonner une partie de leurs bagages, dût être beau-
coup plus considérable. Les vainqueurs étaient disposés à
troubler la retraite, mais Palafox crut devoir réprimer cet
élan, persuadé que de nouvelles et nombreuses occasions
ne tarderaient pas à s'offrir de mettre à profit la bravoure
de ses compatriotes,
{i) Labordc.
XV. 5
6() SIÈGE DE SARRAGOSSE.
Lefebvre n'avait fait que se retirer hors de la portée du
canon. Ses troupes, bien supérieures en nombre à celles
dont ses antagonistes pouvaient disposer, ne permettaient
pas de douter qu'il ne revînt bientôt à la charge pour
venger sa défaite. On devait s'attendre à un siège régulier,
et l'on n'avait pour, toute défense qu'un mur en briques,
une faible artillerie , et une poignée de troupes insuffisantes
pour de nombreuses sorties. Ce triste état de choses ne
découragea cependant pas les assiégés. Palafox , immédia-
tement après la première affaire, partit pour chercher
quelques renforts, et mettre le reste de TAragon en état
de défense , dans le cas où la capitale succomberait. Il était
accompagné par le colonel Burton , son ami et son aide-
de-camp, par le lieutenant-colonel d'artillerie Beillaj*, le
père Basilio et Tio-Georges. Avec ces fidèles compagnons
et une faible escorte, il passa l'Ebre à Pina, commença
par rallier environ quatorze cents soldats qui avaient fui
de Madrid, et se réunit cà Belchite au baron de Versage,
qui avait auprès de lui quelques nouvelles levées. Il réunit
en tout sept mille hommes d'infanterie, cent chevaux et
quatre pièces d'artillerie. Avec ces ressources , toutes fai-
bles qu'elles étaient, il forma le projet de secourir la ville-,
mais quelques-uns de ceux qui le suivaient jugèrent d'abord
cette tentative impraticable. D'autres firent l'étrange pro-
position de se rendre à Valence , et se disposèrent même à
l'effectuer. Mais Palafox, après avoir ébranlé tous les cœurs
par les exhortations les plus énergiques , finit par offrir
des passe-ports à ceux qui voudraient l'abandonner au mo-
ment du péril , et tous promirent de le suivre. Il marcha
donc sur Epila, espérant pouvoir pousser jusqu'au village
de la Mucla, et intercepter les renforts de l'armée fran-
çaise , en la plaçant entre son corps et la ville. Lefebvre
rcmpècha de réaliser ce plan en l'attaquant cà l'improviste
à Epila , dans la nuit du -2.3. Après une lutte sanglante , la
SIÈGE DE SAURAGOSSE. G^
supériorité des armes et la discipline donnèrent l'avantage
aux Français. Les débris de ce brave corps se rendirent à
Calalayud, et finirent, après plusieurs tentatives infruc-
tueuses , par se jeter dans Sarragosse.
Lesassiégeaas reçurent bientôt un renfort de deux mille
cinq cents bommcs, commandés par le général \ erdier ,
outre quelques bataillons portugais que Napoléon, suivant
son système, arrachait à leur pays pour leur faire affronter
les premiers dangers. Le 27, on attaqua la ville et le Tor-
rero, mais les assaillans furent repoussés avec une perte de
huit cents hommes et six pièces d'artillerie. Ils revinrent à
la charge le lendemain , avec aussi peu de succès , du côté
de la ville-, cependant le Torrero fut emporté par la faute
d'un officier d'artillerie, qu'on accusa d'avoir fait aban-
donner les pièces à ses canonniers au moment du plus
grand danger. Rentré dans la ville, il fut passé par les
verges et fusillé ensuite.
Les Français, pourvus de mortiers, d'obusiers et de
quelques canons de douze , lançaient, du haut du Torrero,
iHic grêle de projectiles sur la ville. Plus de douze cents
bombes el obus y tombèrent en très-peu de lems. Aucun
édifice n'étant à l'épreuve de la bombe , les habitans pla-
cèrent contre les maisons des poutres à côté les unes des
autres, et dans une direction oblique, pour servir d'abri
contre les obus et les grenades. Ils firent, avec les Icnde-
lets qui, dans leur ville, décorent toutes les fenêtres, des
espèces de sacs remplis de terre , qui remplacèrent les
gabions , et ils formèrent ainsi un retranchement autour de
chaque porte. Les maisons qui pouvaient masquer l'ap-
proche de l'ennemi furent démolies , et les propriétaires
' des jardins environnans arrachèrent eux-mêmes les plan-
tations d'oliviers et d'arbres fruitiers dont se composait
leur fortune. Les femmes de toutes les classes , dirigées et
commandées par la comtesse de Burita , qui ne s'était fait
68 SIÈGE DE SARRAGOSSE.
remarquer jusqu'alors que par Téclat de sa jeunesse et de
sa beauté , formèrent un corps pour porter des secours aux
combaltans et enlever les blessés. Quelques moines prirent
les armes, d'autres furent employés, avec les religieuses,
à faire les cartouches", que les en fans étaient chargés de
distribuer.
Il est bien rare de ne pas trouver, dans une population
aussi nombreuse que celle de Sarragosse , des hommes ca-
pables de se laisser séduire par de brillantes promesses , et
Ton ne peut attribuer qu'à la trahison l'explosion du ma-
gasin à poudre, placé au centre de la ville, qui eut lieu
dans la nuit du 28. Cette catastrophe , que les Français at-
tendaient sans doute, fut le signal pour faire avancer leurs
colonnes près des portes qui leur étaient vendues. Tandis
que les habitans s'occupaient à enlever du milieu des ruines
de treize maisons renversées par la commotion , les ca-
davres et les blessés , le feu des assiégeans vint accroître
leurs dangers sans diminuer leur courage. L'attaque des
Français se dirigea principalement contre la porte Porlillo,
et contre un grand bâtiment carré , hors des murs, et envi-
ronné d'un fossé. L'entourage de bastions qui défendait l'ap-
proche de la porte, détruit et abattu à plusieurs reprises ,
fut autant de fois relevé sous le feu même de l'ennemi.
Mais bientôt les retranchemens ne présentèrent plus qu'un
monceau de décombres et de cadavres. 11 n'y restait pres-
que plus de combaltans , lorsque la jeune Augustine Sar-
ragosse , femme des dernières classes du peuple , y arriva
pour remplir les fonctions que son sexe s'était imposées
pendant ce siège mémorable. Presque toutes les pièces
étaient démontées, et un feu terrible ne permettait pas au
petit nombre de canonniers qui restaient encore, de les
mettre en étal cl de les manœuvrer. Augustine saisit une
mèche des mains d'un soldat mourant , mit le feu à une
pièce de vingt-quatre , et prononça à haute voix , devant
SIÈGE DE SAURAGOSSE. 69
ses compatriotes , le vœu énergique et solennel de ne point
abandonner la batterie, tant que durerait le siège. Aus-
sitôt , les assiégés se précipitent sur les pièces , recom-
mencent le feu , et repoussent les Français sur tous les
points.
Lefebvre , persuadé que le bombardement avait répandu
la terreur dans la ville, pensa qu une nouvelle tentative
pour y pénétrer ne rencontrerait que peu d'obstacles. Le
2 juillet une colonne de son corps d'armée sortit des re-
tranchemens, et s'avança, sans tirer un coup de fusil, de
la porte Portillo 5 mais une décharge de mitraille , qui la
prit en flanc , éclaircit ses rangs, et la força à rétrograder.
Il fut impossible de la rallier , quoique le corps d'armée
fût prêt à la soutenir et à la suivre dans la ville. Une autre
colonne , qui se portait en même tems sur la porte du
Carmen, fut également repoussée avec perte.
Les officiers espagnols enfermés dans Sarragosse , en
profitant de cesattaquesinfructueuses, n'y voyaient qu'une
preuve de l'impéritie du général français. JMais celui-ci,
outré sans doute de la résistance d'un ennemi qu'il mépri-
sait, et d'une ville qui, d'après les règles de l'art, devait
être enlevée sans coup férir , avait voulu terminer le siège
promptement et par une action d'éclat. Déçu dans son
attente, il commença à former le blocus et à investir la
place de plus près : dans les commencemens du siège ,
Sarragosse avait reçu des secours qui , malgré leur faiblesse
réelle, étaient d'une grande importance pour le moment.
Quatre cents soldats du régiment d'Estramadure, des dé-
tachemens de plusieurs autres corps et quelques canonniers
étaient entrés dans ses murs-, on avait fait venir de Lérida
deux pièces de vingt-quatre. Les Français, de leur côté,
tiraient de Pampelune les munitions nécessaires à leur
corps d'armée. Ils avaient occupé, depuis leur apparition,
la rive droite de l'Ebre: le 11 juillet, ils passèrent ce
O SIÈGE DE SAllUAGOSSE.
fleuve, el jetèrent sur la rivegauche un détachement assez
nombreux pour protéger la construction d'un pont. Cet
ouvrage, achevé le i4, leur permit de se servir de leur
cavalerie, dont la supériorité avait déterminé presque
tous les avantages remportés jusqu'à ce moment dans la
Péninsule. Ils purent dès-lors occuper tous les environs
de Sarragosse, détruire les moulins, lever des contribu-
tions sur les villages, et intercepter toutes les voies qui
pouvaient faire espérer des secours aux assiégés -, mais
ceux-ci ne se laissèrent point abattre par ces nouvelles dif-
ficultés. On construisit dans la ville des moulins que fai-
saient aller des chevaux , et les moines furent employés à
ramasser du soufre et du salpêtre , et à confectionner la
poudre.
A la fin de juillet la ville était investie de tous cotés;
les vivres v étaient peu abondans , et les moyens de s'en
procurer entièrement nuls. Les habitans s'attendaient d'un
jour à l'autre à une attaque générale ou à un nouveau
bombardement ; ils n'avaient pas d'endroit où ils pussent
mettre à couvert les enfans, les malades et les blessés,
dont le nombre s'accroissait journellement par les sorties
qu'ils faisaient dans l'espoir de rouvrir leurs communica-
tions avec la campagne. Dans cette situation désespérée,
il ■ firent un dernier et inutile effort pour reprendre Tor-
rcro. Convaincus que toutes leurs tentatives à cet égard ne
feraient désormais qu'ajouter à leurs pertes , ils résolurent
d'attendre l'ennemi derrière les murailles, et de s'ense-
velir sous leurs débris.
Dans la nuit du 2 août et le jour suivant, les Français
bombardèrent la ville. Un hôpital encombré de malades
et de blessés prit feu, et fut consumé en peu d'instans,
malgré les efforts des assiégés. Ils durent se borner à arra-
cher aux flammes les malheureux qui se trouvaient en
uièmc tems exposés aux [)r()jcctiles ennemis et aux fureurs.
SIÈGE DE 5.VRU.VO0SSE. 'j l
de l incendie. La population entière, bravant un danger
imminent, se porta sur les lieux, et les femmes surtout
montrèrent le dévouement et rintrépidilé dentelles avaient
déjà donné tant de preuves.
Le lendemain les Français achevèrent de placer une
batterie sur la rive droite de la Guerva, à portée de pis-
tolet de la porte de Sainte-Engracia, à laquelle donnait
son nom le beau couvent des Hiéronymiles qui en était voi-
sin. Ce monument était remarquable sous plusieurs rap-
ports. Digne de l'attention des hommes de lettres, parce
qu'il renfermait le tombeau de l'historien Zurita, qui y
avait passé les derniers jours de sa vie 5 les reliques de la
sainte dont il portait le nom le rendaient l'objet de la vé-
nération des âmes pieuses. Sainte Engracia, selon la Lé-
gende, était fille de Camérus, général africain au service
des Romains , qui lui donnèrent la ville de Norba Cœsarea,
située sur le Tage, entre Portalègre et Alcantara. La
jeune Eneratis ou Engracia, élevée dans la religion chré-
tienne, et fiancée au gouverneur d'une province de la
Gaule Narbonaise , allait le joindre, suivie d'une brillante
escorte. Elle eut à traverser Caesarea Augusta, où Publius
Décianus, préfet d'Espagne, exerçait les plus terribles
persécutions contre les Chrétiens. Soit qu'elle préférât le
martyre à un époux qu'elle ne connaissait point encore,
soit que son rang et la puissance de son père lui parussent
une sauve-garde suffisante, Engracia alla voir Publius, et
intercéda auprès de lui pour ses infortunés co-religionnaires.
Mise à la torture par les ordres du préfet , elle y résista
sans perdre la vie, et sans que les supplices les plus affreux
la fissent renoncer à la foi du Christ. Ses reliques , dépo-
sées ensuite dans l'église élevée en son honneur , dispa-
rurent pendant le séjour des Maures en Espagne , et furent
retrouvées vers la fin du quatorzième siècle. Soixante-dix
ans après , Jean II d'Aragon , l'un des souverains les plus
ri SIEGE DE SÀRRAGOSSE.
perfides et les plus cruels qui aient jamais souillé le trône,
s'imagina avoir été guéri d'une ophtalmie par l'intercession
de Sainte-Engracia : en rémunération de cette faveur, il
agrandit et embellit l'église, et fit élever, tout auprès, le
couvent desHiéronymites. Une fitaureste que commencer
ces monumens que continua son fils, Ferdinand le Catho-
lique, et qui ne furent entièrement achevés que sous
Cliarles Y.
L'église et le couvent possédaient de grandes richesses^
mais on y remarquait surtout une chapelle souterraine , à
l'endroit où furent trouvés les restes de la sainte. Elle était
séparée en deux par une superbe balustrade en fer, qui in-
terdisait l'entrée du sanctuaire aux séculiers. On y descen-
dait par trois escaliers , dont un était destiné au public , et
les deux autres, placés derrière l'autel de l'église supé-
rieure, conduisaient au sanctuaire. Trente petites colonnes,
on marbres de différentes couleurs, supportaient le dôme de
ce souterrain, peint en bleu azuré parsemé d'étoiles 5 sur
les parois était représentée en bas-reliefs l'histoire des
martyrs de Sarragosse. [Trente lampes en argent éclairaient
jour et nuit cet asile silencieux , et, malgré le peu d'élé-
vation du plafond, ne laissaient jamais échapper une fu-
mée qui pût en ternir l'éclat. Le fait est réel , mais on
avait grand soin de cacher aux fidèles la manière de faire
brûler l'huile sans qu'elle produisît de la fumée, et les
bons lliéronymiles avaient su trouver le moyen de per-
pétuer un miracle qui ajoutait à la vénération portée à
l'église qu'ils desservaient.
Le 4 août, comme nous l'avons dit, les Français avant
achevé leurs préparatifs sur ce point, commencèrent le
feu. Aux premières déchargcsle mur offrit une large brèche,
par laquelle ils se précipitèrent. Dans la rue de Sainte-En-
gracia, où leurs premiers corps ])urent commencer à se
former, se trouvent d'un côté le couvent de St. -François,
SIÈGE DE SAURAGOSSE. ^3
de l'autre l'hôpital général. Ces deux monumens furent li-
vres aux flammes; les blessés et les malades , sans secours
et abandonnés au milieu du tumulte et de la confusion , se
précipitaient par les fenêtres pour échapper à l'incendie,
et expiraient sur le pavé. Les cris de rage et de désespoir
des aliénés renfermés dans le même hôpital vinrent bientôt
se mêler aux cris des mourans et des blessés, au bruit des
flammes, aux décharges d'artillerie, et compléter l'iior-
leur de celle terrible scène. Plusieurs de ces infortunés
perdirent la vie au milieu de l'incendie ou sous les coups
des Français. Ceux qui échappèrent furent conduits pri-
sonniers au Torrero 5 mais le lendemain on reconnut leur
état, et on tes fit rentrer dans la ville. Après une lutte opi-
niâtre et sanglante , les Français s'ouvrirent un passage
jusqu'à la rue de Cozo, au centre delà ville, et furent
ainsi maîtres de la moitié de Sarragosse. Lefebvre invita
Palafox à se rendre, par un billet contenant ces mots :
Quartier général de S ainte-JEn gracia , capitulation. L'hé-
roïque espagnol répondit immédiatement : Quartier géné-
ral de Sarragosse , guerre au couteau.
Les annales de la guerre n'ont jamais rien offert de sem-
blable à la lutte qui s'engagea dès cet instant. Une ligne
de maisons de la rue était occupée par les Français ; le côté
opposé était encore au pouvoir des habilans , qui élevèrent
des batteries à l'entrée des rues de traverse , et en face de
celles que leurs ennemis s'empressèrent de construire.
L'espace libre entre les deux partis fut bientôt encombré
des cadavres des combattans qui avaient péri dans l'action ,
ou qu'on avait précipités par les fenêtres. Le lendemain
les munitions commencèrent à manquer aux assiégés. Ils
attendaient à chaque instant une nouvelle attaque, sans
que personne songeât à capituler. La présence de Pa-
lafox était instantanément saluée d'acclamations bruyantes
^4 SIÈGE DE SAURAGOSSE.
et de promesses d'altaquer les Français le couteau à la
main , si la poudre venait à manquer. Au moment où on
s'y attendait le moins, ces généreuses dispositions reçurent
un nouveau degré d'énergie par Tentrée dans la ville de
François Palafox, frère du général, qui conduisait un
convoi d'armes, de munitions et trois mille hommes.
Cependant le désir et la nécessité de vaincre une résis-
tance aussi opiniâtre enflammèrent les Français d'une
ardeur égale à la bravoure des assiégés. Chaque rue, cha-
que maison , devinrent bientôt autant de théâtres de com-
bats sanglans et d'un acharnement sans égal. On citerait
difficilement un habitanl qui, pendant le siège, ne se soit
pas fait remarquer par quelque trait de patriotisme et de
bravoure, mais il n'est pas permis d'oublier Santiago Sass,
curé dune des églises de la ville , qui sut remplir avec le
même dévouement les fonctions de son ministère et les
devoirs d'un soldat. Palafox, dont il avait su attirer les
regards et mériter la confiance , le plaçait partout où il y
avait un danger imminent à courir, une entreprise diffi-
cile à mettre à fin. Il réussit, à la tète de quarante hom-
mes choisis, à faire entrer dans la ville une provision de
poudre dont on avait le plus grand besoin.
Ces combats partiels et sans cesse renouvelés se prolon-
geaient depuis onze jours consécutifs, sans que la nuit
même en interrompît le cours, lorsqu'une nouvelle cala-
mité vint menacer les assiégés. La putréfaction des cadavres
entassés dans toutes les rues, et qu'il était impossible d'en-
lever, fit craindre à Palafox qu'une épidémie ne vnit
bientôt ajouter aux ravages de la guerre. Il fit attacher
avec de longues cordes, dont ses soldats tenaient un bout,
quelques prisonniers français, et les lança au milieu des
deux partis pour retirer les cadavres qui furent enterrés.
Il eut été iiiulilc. de part et (raulre, <le demander une
SIÈGE DE SAURAGOSSE. ^5
trêve pour remplir ce devoir, dont les prisonniers seuls
purent s'acquitter , sans s'exposer aux coups des com-
battans.
Les chefs espagnols tinrent, le 8 août, un conseil de
guerre, où ils arrêtèrent de communiquer officiellement au
peuple l'héroïque détermination qu il avait prise de lui-
même, et qu'on avait suivie jusqu'alors avec tant de con-
stance. Il fut arrêté que l'on continuerait à défendre les
positions que Ton conservait encore, jusqu'à la dernière
extrémité; mais que, s'il fallait les abandonner, on passe-
rait l'Ebre pour s'enfermer dans les faubourgs , et y périr en
combattant. Ce manifeste fut accueilli par des cris de joie.
Au reste , les Espagnols gagnaient graduellement du ter-
rain , et les Français , après tant d'efforts, n'étaient maî-
tres tout au plus que d'un huitième de la ville. Les nou-
velles qu'ils recevaient de toutes parts de la situation de
leur armée dans la Péninsule , n'étaient pas propres à re-
lever leur énergie. Pendant la nuit du i3, leurs batteries
firent feu sur la ville sans interruption. Ils incendièrent
ensuite la plupart des maisons dont ils étaient maîtres, et
finirent par faire sauter l'église de Sainte-Engracia. Un
silence absolu et lugubre succéda aux horreurs de celle
nuit désastreuse, et, au point du jour, les Espagnols , à
leur grand étonnement, virent, au loin dans la plaine, Ics^
colonnes françaises effectuant leur retraite sur Pampelune.
Telles furent les principales circonstances de ce siège ,
dont le récit , destiné à former une des plus belles pages
des annales espagnoles, doit attirer le respect et l'admira-
tion des peuples, aussi long-tems que Tamour de la patrie
et de l'indépendance nationale sera compté au rang des
vertus. Aussitôt que le calme fut rendu à la ville , le pre-
mier soin de Palafox fut de faire enlever les cadavres dé-
vissés encore dans toutes les maisons, et de faire les répa-
^6 SIÈGE DE SATIKAGOSSE.
rations les plus urgentes. Ferdinand fut ensuite proclamé
solennellement. Au lieu des réjouissances et des fêtes qui,
dans toute autre circonstance , auraient accompagné cette
cérémonie, tout rappelait les efforts qu'on venait de faire
pour parvenir à ce résultat. Des murs écroulés et teints en-
core du sang de leurs défenseurs, une population palpi-
tante des nobles émotions qu'elle venait déprouver , furent
les seules pompes triomphales de ce jour glorieux. Après
avoir fait rendre des honneurs funèbres à ceux qui avaient
péri dans le siège , le général s'occupa des récompenses à
décerner. Santiago Sass fut nommé son aumônier, et reçut
un brevet de capitaine. La solde de soldat d'artillerie fut
accordée à Augustine , avec la permission de porter au bras
gauche un écusson aux armes de la ville. Tous ceux qui,
parmi tant d'actions de bravoure , s'étaient fait remarquer
par une bravoure plus éclatante encore , reçurent des ré-
compenses particulières. Mais celle que Palafox décerna à
la ville caractérise éminemment et la grandeur d'ame
espagnole, et l'exaltation qu'avaient fait naître tant d'évé-
nemens mémorables. De sa propre autorité , et au nom de
Ferdinand , il déclara que les habitans de Sarragosse et de
la banlieue auraient le privilège perpétuel et irrévocable
de n'être jamais soumis à aucun châtiment, et par aucun
tribunal, excepté pour crime de trahison et de blasphème.
'0^rt()e5.
VOYAGE DU CAPITAINE ANDREWS DANS L AMERIQUE DU SUD.
La relation si attachante du capitaine Head (i) nous a
fait suffisamment connaître la route de Buenos-Ayres au
Chili par les Pampas et les Andes. Le capitaine Andrews
décrit le pays situé au-dessus des Pampas , une partie du
Pérou et le nord du Chili. Ses devanciers avaient déclaré
que les projets des compagnies anglaises sur les mines du
Pérou et du Chili étaient chimériques, que leur manière
de voir, relativement au\ richesses minérales des autres
contrées de l'Amérique du Sud , était loin d'être exacte , et
qu'elles s'étaient complètement fourvoyées. Ils affirmaient
que les bénéfices de ces mines seraient absorbés par les
frais d'une main-d'œuvre exorbitante, et que les travaux
ne pouvaient être exécutés que par les indigènes habitués
à prodiguer leurs sueurs pour le salaire le plus modique ;
qu'un grand capital serait inutilement consacré à une ex-
ploitation dont le tems et la vigilance peuvent seuls assurer
le succès -, et que les Américains du Sud , dès que leurs
luttes politiques seraient terminées, suffiraient à ces ex-
ploitations. Sous certains rapports , l'opinion du capitaine
Andrews s'accorde avec celle de M. Head : il pense, comme
lui, que l'envoi des mineurs européens et le transport de
grandes machines dans le Nouveau -Monde sont autant
d'absurdités^ que le meilleur mode de travail est celui
adopté par les indigènes, et que c'est une folie d'attendre
(i) Note du ÏR. Voyez, dans le numéro i6 de la Revue BritanniquCy
les extraits que nous avons publie's de ce voyage non moins remarijuable
par l'intrépidité de son auteur que par le charme de ses descriptions.
^8 VOYAGE DU CAPITAINE AjNDEEWS
de celte branche d'industrie d'énormes bénéfices. Il croit
cependant, et ici il est seul de son avis, que, pour de telles
entreprises, un emploi judicieux de capitaux eût produit
d excellens résultats -, et que l'abandon soudain de tous les
plans conçus par la Compagnie des Mines a été aussi insensé
que l'étaient ces plans eux-mêmes. Les notes de M. Head
nous paraissent écrites sous l'influence de ses préventions,
tandis que l'ouvrage de M. Andrews porte l'empreinte d'un
caractère enthousiaste et d'un esprit prompt à trouver des
moyens de vaincre les obstacles qu'il rencontre. Le premier
jette le désespoir dans l'ame du spéculateur ; le second l'en-
courage à modifier ses plans , et à les asseoir sur de meil-
leures bases. En voici un exemple : le capitaine Head
parle des mines San Pedro Olosco, de manière à détourner
les capitalistes les plus intrépides de s'intéresser à leur ex-
ploitation, tandis que l'événement a justifié l'opinion favo-
rable qu'en avait conçue j\L Andrews; en effet, elles sont
exploitées par M. Bunster , lequel a découvert des filons
qui paraissent devoir lui donner près de 4oO)00o dollars
( 1,800,000 fr. environ ) 5 ses mineurs sont indigènes.
Les extraits que nous donnerons, dans cet article, du
voyage du capitaine Andrews, prouveront qu'il juge aussi
favorablement le caractère des habitans de l'Amérique du
Sud que leurs mines.
Un trait caractéristique de cette précipitation fatale qui
présidait à tous les actes de la plupart de nos compagnies des
raines d'Amérique , c'est que l'association au nom de la-
quelle notre voyageur se hasardait à une expédition si
longue et si périlleuse, lui laissa à peine quelques heures
pour faire ses préparatifs de départ. Nommé le matin
commissaire de la Compagnie, il reçut à quatre heures
les instructions secrètes du directeur; et à. sept heures,
il était dans le sinail-coach (la diligence) de Falmoulh.
Quels étaient ses titres à de telles fonctions.'' il avait com-
DANS L AMÉniQrE DV SXD. "q
mandé un navire appartenant à la Compagnie des Indes,
et Ton remarque en lui toutes les qualités d'un bon marin ;
la droiture, Vaclivité, une parfliite connaissance des ma-
nœuvres nautiques et de la boussole -, mais il nous serait
difficile de donner une idée de son instruction en minéra-
logie , et de la manière dont il a rempli sa tâche : nous
ne pouvons que rendre justice à son zèle.
Notre voyageur débarqua sur le continent américain le
ig mars iSaS. Il décrit son arrivée dans un style dont le
lecteur excusera la pompe inusitée , en faveur des détails
piquons et vrais qui se rencontrent dans son récit.
« Quel est celui qui, après avoir passé deux ou trois mois
sur mer, n'a pas éprouvé un charme inexprimable à prendre
terre.'* Qui de nous, après avoir constamment langui sous
le poids de cette somnolence qu'aggrave incessamment la
perpétuelle monotonie de sa situation , resserré dans sa ca-
bine comme dans un étui, n'a pas tressailli de joie à l'as-
pect du rivage ? On semble renaître à la vie , on jouit d'a-
vance de l'indépendance et des plaisirs que l'on va goûter
sur un autre élément. De telles sensations ne sauraient se
décrire. Le passager , qui n'est point habitué à la mer ,
n'est pas le seul dans l'extase. Cet état délicieux est partagé
par tout l'équipage, depuis le capitaine qui hèle le mousse
hissé au haut du grand mât, et lui demande dans quelle
direction il aperçoit la côte , jusqu'au chien qui, se tenant
sur le passe-avant j semble la flairer, et qui manifeste par
les mouvemens de sa queue la satisfaction qu'il lit sur tous
les visages. Les passagers sont dans un véritable délire. Les
4 uns se hasardent pour la première fois à grimper sur les
- haubans; les autres se frottent les mains, ou trépignent
d'impatience , ou appellent leurs domestiques sans avoir
rien à leur demander. Celui-ci cherche dans sa poche la
clef qui est à son pupitre-, celui-là se déshabille à la hàlc
pour se jeter dans le premier canot, tandis qu'un instant
8o VOYAGE DU CAPITAINE ANDREWS
de réflexion le convaincrait qu'il n'aura à faire ces pré-
paratifs que le lendemain. Cette première effervescence
calmée , l'attention de notre équipage se dirige sur le
capitaine, qui, sa longue-vue en bandoulière, monte sur
le grand mât avec un empressement plein de dignité, suivi
d'un de nos matelots les plus alertes , espèce d'aide-de-
camp maritime. Ils grimpent ensemble dans les vergues
des huniers , et , l'instrument braqué vers l'horizon , ils
cherchent mutuellement à s'assurer de l'escarpement du
rivage. A peine le capitaine est-il descendu , qu'il est ac-
cueilli par un feu croisé de questions assez difficiles à ré-
soudre , vu la distance à laquelle le bâtiment se trouve de
la côte. « Apercevez-vous des maisons , des bois , des hom-
M mes à cheval , ou des ti'oupeaux paissant sur la plage ? »
Mais lui, conservant une gravité mystérieuse, lâche un
coup de pied à Tinnocent animal qui, pour prendre sa
part des informations , avait déjà sauté par-dessus la carro-
nade du gaillard d'arrière, et lui barrait le passage^ puis,
escorté de son aide-de-camp , il se rend dans l'habitacle
pour consulter sa boussole. La foule inquiète se presse
silencieusement sur ses pas. Là , il déroule une vieille carte ,
et , après cinq minutes d'observations , il daigne rompre le
silence : « Tom, s'écrie-t-il , un verre de vin à votre
» santé, Messieurs. Vous désirez savoir où nous sommes ?
)) je vais vous l'apprendre ; nous voici à un mille de la
j) côte, si j'en crois mes calculs sur les distances, et à trois
» milles , si le, chronomètre ne me trompe pas. » Personne
ne doute de l'exactitude de ce renseignement; ceux qui
pourraient la contester sont en minorité , et d'ailleurs n'ont
aucune envie d'entrer en discussion avec l'oracle qui vient de
laisser tomber ses décrets sur la foule ébahie. Un cri général
d'approbation se fait entendre, auquel succède un feu croisé
de félicitations sur les manœuvres de l'équipage, et surtout
sur la rare habileté du capitaine, qni a dirigé avec tant de
I)AAS l' AMÉRIQUE DU StD. 8l
succès la longue et périlleuse expédition si heureusement
accomplie. Yoyez-vous, en ce moment, s épanouir la phy-
sionomie de notre digne chef, et les bons mots se presser
sur sa bouche? La flatterie n'est pas seulement un régal de
prince 5 le capitaine est roi sur son navire, comme le patron
dans sa barque. En ce moment il s'adresse au maître d'hô-
tel : a Faites -moi le plaisir, mon cher, de descendre
» dans le caveau de réserve et d'en extraire quelques bou-
)) teilles de vieux MéJoc ou de Eoussillon. )) Un instant
après , le Médoc et le Eoussillon figurent sur la table , à
laquelle sert de nappe la vieille carte à moitié déroulée. Le
capitaine fait de rechef une copieuse libation, et fend aus- .
sitôt la presse pour grimper de nouveau à son observatoire.
Cependant son vin circule; les toasts, les acclamations en
son honneur se succèdent rapidement avec le choc des
verres; et, à sa descente de la hune , une députation vient
solennellement lui transmettre sur le pont l'expression de
la reconnaissance générale. Il leur prodigue à son tour ses
remercîmens, et daigne déclarer cette fois qu'avec la meil-
leure volonté il ne pourra opérer le débarquement que le
lendemain. Il faut donc prendre patience, et disposer les
hamacs pour la nuit. Le lendemain , surcroît de désap-
pointement ; la côte n'est plus en vue : le vent qui soufflait
la veillé de la pleine mer , souffle maintenant en sens con-
traire; les acclamations ont ftiit place aux murmures; el
le capitaine , si vanté naguère , est traité sans ménage-
ment; les plus impatiens se désolent. On déjeune triste-
ment et en silence; les passagers paraissent abattus; le ca-
pitaine est pensif et réservé. Pour dissiper leur inquiétude,
il donne l'ordre de tuer le dernier porc qu'on a laissé à
bord ; il le destine au consignataire du navire , et la tète
sera préparée pour les derniers repas des voyageurs. A ces
mots, l'abattement se dissipe, on plaisante même sur le
XV. 6
8^ VOYAGE DU GAPITAIKE ANDaE^VS
désappointement qu'on vient cléprouver-, et qui sera pro-
bablement le dernier. »
M. AndreT\s traite en peu de mots de la situation de
Buenos- Ayres -, mais ses aperçus sur la force, l'activité du
gouvernement, et sur l'esprit naturel et l'industrie de ses
habitans , font concevoir d'heureux présages de la pros-
périté à venir de cette république.
On a calculé que la province de Buenos-Ayres possède
240,000 à 25o,ooo âmes, y compris 120,000 ou i3o,ooo
Indiens. Cette estimation , d'après des notes fournies par
don Ignacio Nunès, est loin d'être exacte. A en juger par
son étendue et par le mouvement qu'on y remarque , la
ville de Buenos-Ayres doit contenir environ 120,000 âmes.
L'activité qui la distingue annonce une population heu-
reuse sous un gouvernement libéral et indépendant , qui a
substitué des impôts excessivement modérés aux anciennes
exactions de la métropole, et abrogé les édits stupides et
les monstrueuses prohibitions de la tyrannie européenne.
L'ordre et l'économie président aux dépenses publiques.
La contrebande a cessé depuis qu'elle n'est daucun profit,
l influence des moines cl la bigoterie ont diminué; l'esprit
d indépendance et de liberté, qui fait tous les jours chez les
citoyens de nouveaux progrès , dépose déjà en faveur de
ses lumières, et offre le tableau le plus agréable que puis-
sent rencontrer les regards d'un Anglais.
A Buenos-Ayres , M. Andrews s'aperçut que plusieurs
agens des compagnies des mines l'avaient gagné de vitesse.
La fièvre de ces entreprises y était dans son paroxisme, et
afin de les accaparer, des rivaux redoutables parcouraient
les provinces de l'Union. Notre voyageur rencontra sur sa
route plusieurs de ces agens , et il fut obligé de faire des
sacrifices pécuniaires pour entrer en partage des profils
qu'ils se promettaient. Il traversa une partie des Pampas
DAAS L AMÉRIQUE DU SUD. 83
avant d'arriver sur le terriloire de Ccrdouc, ville éloignée
de Buenos-Ayres de 5oo milles. Dans celle route, il fit
connaissance avec les Gauchos, et il retrace plusieurs de
leurs usages qui avaient échappé à Tobservation du capi-
taine Head.
« Les bottes des Gauchos sont faites avec la peau déta-
chée des cuisses et des jambes d'un poulain , qu'on tue à
cet effet, au moment où la cavale vient de mettre bas. Ce
tissu est ras et moelleux. La peau de la cuisse forme le haut
de la botte 5 celle du jarret , le coude-pied ^ et celle qui est
au-dessus du fanon est disposée de manière à ce que le gros
orteil puisse s'y emboîter. C'est, en effet, la seule partie du
pied que les Gauchos posent sur l'élrier, suivant un usage
commun à presque toutes les tribus nomades de l'Asie.
L'exercice qu'on donne à cet orteil le grossit outre mesure.
L'élrier se compose d'une petite pièce de bois ou de corne ,
triangulaire, étroite et creusée comme un sabot. J'étais fort
surpris delà dexlérité avec laquelle leGaucho fait la chasse
aux perdrix. 11 les prend au moyen d'un nœud coulant fixé au
bout d'une baguette -, en galopant à cheval , il suit de l'œil
le gibier -, lout-à-coup , il arrête son élan , tourne autour de
l'oiseau en rétrécissant le cercle 5 l'oiseau observe le piège
sans faire attention au chasseur qui le serre de près. Enfin ,
il s'épouvante , perd la tète , et, au lieu de prendre sa vo-
lée, il tombe dans le lacet, comme un poisson dans les filets
du pécheur. Cette chasse fournissait tous les jours notre
provision de gibier. )>
Dès son arrivée à Cordoue , noire vovageur s'occupa de
sa mission. INIalheureusemcnt, la plupart des mines de la
province avaient été concédées pour neuf ans aux agensde
la compagnie de Buenos-Ayres. Il parvint cependant à as-
surer à ses commettans l'exploitation des riches mines de
Rioja el de Catamarca. Il entra aussi en négociation , pour
une part, dans celles de Famalina j mais il paraît que de
84 VOYAGE DU CAPITAINE ANDREWS
misérables chicanes firent échouer l'entreprise. Il est bon
de remarquer, à ce propos, que les habitans des nouvelles
républiques, comme tous les peuples long-tems opprimés,
apportent dans leurs relations commerciales .une extrême
défiance. Notre auteur donne , sur l'arrondissement mi-
néral de Famatina, des détails qui ne sont point sans
intérêt.
« A trente-six lieues de Rioja, s'élève la chaîne de mon-
tagnes si célèbre sous le nom de Famatina. Elle est très-
riche en minerai de diverse nature -, la seule portion de ses
mines qui ait été exploitée a un périmètre de quatorze
lieues de long sur dix à douze de large ^ si Ion en juge par
les rapports des habitans et par les explorations partielles
qui en ont été faites sur plusieurs points, à peine connaît-
on la centième partie de ces mines. La dernière veine qu'on
ait exploitée donnait de seize à vingf marcs par cinquante
quintaux de minerai brut. Jusqu'au moment où ils sont
entrés en relation avec les compagnies étrangères, les mi-
neurs de Famatina considéraient comme perdu le travail qui
ne rendait pas de trois cents à cinq cents marcs. L'exploi-
tation des mines étant sujette à des chances plus ou moins
funestes, les propriétaires, qui manquaient de capitaux et
de machines pour surmonter les difficullés imprévues, et
qui , d'ailleurs, tîtaient fort peu instruits en minéralogie,
abandonnaient les veines qu'ils ne pouvaient continuer
d'exploiter sans obstacles , pour en ouvrir de nouvelles,
dont le travail était d'abord plus facile et plus avantageux.
Une telle manière de procéder devait singulièrement ré-
duire leurs profits.
1) Les montagnes de Famatina sont fertiles en bois et en
pâturages 5 elles dominent une plaine semée de villages
dont l'ensemble contient plusieurs milliers d'habitans. Les
cours d'eau dont elle est coupée permettraient l'établisse-
ment de plusieurs usines pour la réduction du minerai , et
DAISS l'amÉRIQLE DU SCD. 85
fertiliseraient, à Faide d'un bon système d'irrigation, des
terrains aujourd'hui incultes et qui pourraient être d'un
grand profit. Le transport des métaux et des produits agri-
coles à Cordoue, qui a lieu à travers les montagnes , serait
bien plus aisé en suivant la plaine. On prétend cependant
que la route actuelle pourrait devenir plus commode à
l'aide de quelques réparations 5 je n'ai pu vérifier avec exac-
titude jusqu'à quel point elle est praticable.
» J'ai dit que les montagnes de Famatina recèlent dans
leur sein plusieurs sortes de métaux. Au centre s'élève le
pic de Nevado , qui tire son nom des neiges éternelles qui
couvrent sa cime : je ne sache pas qu'on ait jusqu ici tent«
de le gravir. La chaîne entière de montagnes qui se lient
au Nevado est d'une longueur d'environ cinquante lieues.
» Les mineurs de ces cantons , descendus de la montagne
du Potose , dans l'embarras des richesses minérales de tout
genre , dont les indications variaient à chaque instant , et
dont plusieurs leur étaient inconnues , se bornaient à
extraire l'or et l'argent, ou le minerai qui en avait l'appa-
rence. Ils ne possédaient d'ailleurs aucune notion scienti-
fique qui pût leur révéler la nature et la valeur des autres
métaux. Ces deru^'ers n'ont été même connus des Euro-
péens que par des excursions des minéralogistes dans ces
contrées. Les seules mines connues des indigènes sont dis-
tinguées par eux sous les noms suivans : Plonioionco , lio-
sicler, Lisa, Paco, Azufrado, yinilado, etc. Chacune de
ces espèces offre plusieurs variétés : le Plomoronco se com-
pose d'argent mêlé de plomb ; le Paco , de fer et d'argent;
le Rosicler tire son nom du minerai rose qu'il renferme;
le Lisa contient un mélange de plomb et de soufre.
» Les premiers colons qui s'établirent dans ce canton dé-
clarèrent, dans une pétition adressée à Philippe II, qu'ils
venaient de construire une ville auprès d'une montagne
fjui contenait de l'or, de l'argent , du mercure et du cuivrp^
e
86 VOYAGE DL CAriTAl>E A>"DRE\VS
Entre autres privilèges, ils demandaient une exemption
pour cinq ans de la taxe appel(^e Coho y quinto, à raison
des grandes dépenses que leur avaient coûtées , disaient-ils,
la découverte et les premiers travaux de ces mines. Il paraît
que le roi ne fit pas droit à leur requête , et que cette cir-
constance les empêcha de pousser plus loin leurs opé-
rations.
» Cordoue, située dans une position avantageuse, possède
de 9 à 10,000 âmes de population. La province qui porte
son nom , unie à Buenos-Ayres par le lien fédéral , vit au-
jourd'hui sous un régime militaire. La ville a un siège
épiscopal ^ sa cathédrale est un monument imposant d'ar-
chitecture mauresque. Elle renferme plusieurs couvens et
monastères occupés par divers ordres religieux: mais les
moines y sont généralement décriés comme dans les autres
provinces de l'Union. »
M. Andrews reçut un excellent accueil dans cette ville,
dont les habitans étaient enchantés de l'ardeur que les
étrangers manifestaient à se disputer l'acquisition de ses
richesses minérales. Pendant son séjour, un évèque de
Lapaz, chassé du Pérou, y passa pour se rendre en Por-
tugal. On profita de l occasion pour ranimer le zèle expi-
rant des fidèles, on organisa des processions et autres cé-
rémonies solennelles du culte catholique ^ les moines firent
l'impossible auprès des femmes et des enfans pour les en-
gager à y jouer un rôle : tous leurs efforts échouèrent.
Bien que les prêtres aient conservé isolément un grand
pouvoir sur les habitans, la puissance ecclésiastique tou-
che à son terme dans ces vastes provinces-, on la considère
comme le dernier débris du joug espagnol. Cordoue est
cependant encore, comme autrefois, le quartier général
des prêtres de l'Amérique du Sud.
De celle ville , M. Andrews prit la route de Tucuman
( Haut-Pérou ) dans une viiiochc , ou voiture dé louage.
Cheiiiin iaisaul, il eut 1 occasion de voii- j)lu>ieuis Irails
qui caraclériseut 1 indolence des Américains. Nous nous
bornerons à ciler le suivant :
« Après avoir fait ^eize lieues dans un désert inculte ,
où tout offrait l'image de la désolation , j'arrivai , au soleil
couchant , à une habitation isolée nommée Pozzo del
Tigiv. Les seules figures humaines que j'eusse vues de la
journée consistaient dans la famille et les domestiques du
maître de poste qui Ihabitait. Cet apathique personnage
ne répondait aux questions les plus simples que par ces
mots : Quicn sahe? [c[\xqi\ sait-on ?) Sesvovages ne s'étaient
jamais étendus plus loin que ses relais > sauf une excursion
qu'il faisait tous les ans à Cordoue, ou à Santiago del Es-
tera ^ pour y vendre ses toisons. Pendant qu'on préparait
à dîner, nous vîmes son troupeau rentrer dans le parc ,
sous la conduite du pâtre. Il se composait de chèvres et
de moutons confondus péle-méle. Il était difficile de dis-
tinguer à quelle espèce appartenait le croit de ces animaux.
J'eus beaucoup de peine à faire entendre au senor Quien
sahe la sottise de ce système de croisement , lequel pro-
duisait des bétes à cornes qui n'étaient ni chèvres , ni bre-
bis, et dont la toison n'était ni du poil, ni de la laine :
« Je suis trop vieux , me dit-il , pour faire autrement » ; et
pendant cette conversation , sa femme faisait sauter un pe-
tit enfant sur une espèce de hamac suspendu aux planches
de leur habitation. 11 ajoiita que son troupeau était de liait
cents à mille têtes plus ou moijis , dont chacune valait en-
viron quatre réaux ( i franc ) : « Si vous aviez , lui-dis-je ,
» deux troupeaux distincts, l'un de chèvres, l'autre de
» moutons , chacun de pure race , crovez-vous que vous
» ne les vendriez pas deux fois plus cher, et que la tonte
» ne serait pas beaucoup plus précieuse encore ? — Ouien
» sahe? — Il ne suffirait point de ne pas confondre les deux
» espèces , il faudrait encore , selon les saisons, séj)arer le
88 VOYAGE DU CAPITAINE ANDREWS
» bélier de vos brebis. — Quien sahe ? ajoula-t-il en haus-
» sant les épaules^ d'ailleurs, reprit-il gravement , n'est-
» ce pas une cruauté d'isoler Thomme de la femme ? « Je
vis qu'il fallait renoncer à lui faire entendre raison. Son
ameublement était mesquin ; il consistait en quelques
chaises couvertes de mauvais drap , une petite table, et un
ou deux coffres en guise de commodes. Cependant notre
dîner fut servi sur un plat d'argent massif. Je remarquai
aussi un très-beau crucifix de même métal , auquel étaient
suspendus des chapelets à grains d'or, et deux petites sta-
tues représentant la sainte Vierge et sainte Elisabeth, dans
un riche encadrement couvert d'un rideau de soie.
i) La maîtresse de la maison prenait part à notre conver-
sation. Plus raisonnable que son mari, elle reconnut qu'il
n'était pas convenable d'accoupler des chèvres et des mou-
tons. Elle écouta avec intérêt les détails que nous lui don-
nâmes sur les soins que les Anglais prenaient de la propa-
gation de leurs bestiaux, et ajouta qu'elle en référerait
au curé de la paroisse.
» Le surlendemain , je m'arrêtai chez an maître de poste
où je rencontrai le curé d'un village éloigné de quelques
lieues, qui était venu lui rendre visite. J'y trouvai aussi
un Gaucho^ dont la tenue singulière me frappa. C'était
une espèce de dandy américain , qui semblait être le fa-
vori de la maison , et qui disputait le pas au prêtre lui-
même.
» Ce joli garçon possédait un genre d'esprit et de babil
fort amusant. Supérieur en cela à ses confrères à longs
éperons qui peuplent, à Londres, le Bond-strect ( on sait
que l'esprit ne figure pas au nombre de leurs défauts )
c'était l'homme à la mode de ces déserts. Il portait un joli
poncho ( espèce de manteau ) blanc , qui faisait l'effet d'un
cachemire-, par-dessous, un pantalon de même couleur au
bas duquel était plaquée une ganiilurc de denlclle ; une
t)AAS LAMÉRIQUE DU SUD. 8<)
frange de denlelle, large de deux pouces . flottait à l'extré-
mité du poncho et sur ses chevilles. Sa chaussure, d'un
hlanc délicat, façonnée comme les bottines décrites plus
haut, servait de prison au pied le plus petit qui ait ja-
mais supporté une stature d'une toise. Une paire d'épe-
rons d'argent, pesant une livre chacun, un scapulaire
rouge , un chapeau si étroit qu'il aurait à peine coiffé un
enfant de trois ans, retenu par un ruban noué sous le
menton , complétaient son costume. Ses cheveux courts
se bouclaient légèrement sur ses tempes et se mariaient
avec grâce à l'or étiacelant de ses boucles d'oreilles. J'étais
étonné de trouver ce curieux personnage dans une con-
trée aussi misérable. On m'apprit que c'était une espèce
de baladin qui parcourait le pavs, que l'on retenait dans les
fêtes pour les menus plaisirs des conviés -, en un mot un
vrai grotesque de Cirque Olympique... Il continua sa route
avec nous pendant deux jours.
w Le lendemain , la matinée fut belle , mais plus froide
que ne le faisait supposer la douceur du climat au degré de
latitude où nous nous trouvions. Le pays était boisé et
couvert de magnifiques pelouses. Les ondulations du ter-
rain en faisaient un jardin anglais j mais le paysage ma?n-
quait de cet intérêt que le mouvement de la population
donne aux contrées les plus stériles. Cependant la gaîté de
notre écuver et ses vives reparties fixèrent constamment
notre attention. A quelque distance de la rivière de Sala-
dillo , que nous avions à traverser, il lança son cheval au
galop, comme s il eût voulu l'y précipiter -, mais, à peine
arrivé sur ses bords, il l'arrêta violemment. Mettre pied
à terre et desserrer les sangles fut l'affaire d'une seconde.
Il conduisit sa bête sur l'extrémité de la berge , élevée de
5 ou 6 pieds au-dessus des eaux. Le cheval, plus sage que
son maître , reculait comme s'il eût compris qu'il y avait
delà folie à tenter le passage en cet endroit, tandis qu'oa
go VOYAGE DU CAl'lTAIIVE ANDREWS
pouA'ail le faire plus commodément quelques loises plus
loin. Excité pourtant par le fouet de son maître, il se pré-
cipita dans la rivière, qu'il traversa à la nage, et, parvenu
sur la rive opposée, il v fit halte jusqu'à ce que notre dandy
l'eût rejoint...
» A Santiago del Estera , ville distante de cent quinze
lieues de Cordoue , et peuplée de 4 ^ 5,ooo habilans, nous
trouvâmes la plus franche hospitalité. Toutes les maisons
de cette ville sont ouvertes aux Anglais , et le peu que pos-
sèdent les habitans leur est offert de bon cœur. Le lende-
main de notre arrivée , nous dînâmes avec l'une des prin-
cipales familles du pavs, et nous fûmes l'objet d'attentions
et de soins vraiment accablans. Il fallait accepter copieuse-
ment de tous les plats , et, ce qui était peu de notre goût,
faire par galanterie échange de fourchette avec nos voisi-
nes \ le même échange eut lieu pour nos verres , et c'eût été
une grossièreté impardonnable de les rincer ou de les
vider avant d'en faire usage -, cette dernière cérémonie de-
vait être accompagnée d'un regard aussi tendre que possi-
ble, dirigé sur la sejioritaJe ne me suis, de ma vie, trouvé
plus ridicule ni plus dégradé qu'en cette occasion ; j'avais
cent fois donné ce dîner à tous les diables , avant qu'il ne
fût achevé. Pour comble de malheur, le vin doux et épais
de Rioja me menaçait, comme l'épée de Damoclès, d'un
horrible mal de tète pour le lendemain. »
« Au village de Vinara , dit plus loin notre auteur, nous
aperçûmes que si l'industrie n'avait pas fait de grands pro-
grès, du moins le goût du travail régnait parmi les habi--
tans. Les femmes filaient au rouet , en regardant notre
voiture. J'observai aussi que la cochenille prospérait beau-
coup mieux dans les jardins des environs que dans les can-
tons que j'avais parcourus. L'industrie et les lumières se
donnent la maiu. Attirés par un bruit confus qui résonnait
non loin de nous, nous portâmes nos pas vers l'endroit
DAjVS L AMÛniQlE DL SUD. yi
d'où il semblait parlir. jNous aperçûmes bientôt le maître
d'école du village assis au pied d'un énorme figuier. Il te-
nait à la main une longue baguette avec laquelle il rappe-
lait à leur devoir les élèves assis en cercle à ses pieds. Je
me crus transporté dans le centre de l'Europe, et cepen-
dant j'étais séparé du continent européen par une distance
de 4 à 5,000 lieues. La beauté du paysage ajoutait à l'inté-
rêt de celte scène. Quelques élèves en étaient encore à l'al-
phabet, d'autres écrivaient, ou plutôt gravaient, sur des
tablettes de bois , les modèles d'écriture exposés à leurs
regards sur une ardoise. Les plus instruits tenaient un
livre à la main , d'autres s'occupaient d'arithmétique 5 de
tems en tems 1 instrument de correction circulait dans les
rangs. Ce coup d'œil était d'un grand intérêt pour nous ,
qui partout , dans ce vovage, avions aperçu les traces d'une
ignorance absolue. A notre aspect, les enfans partirent
d'un éclat de rire. Ce signe d'hilarité attira l'attention du
pédagogue, qui prit ses béquilles pour aller à la décou-
verte 5 nous nous avançâmes de notre côté au-devant de lui.
Il était aussi surpris que ses élèves ; nous le priâmes d'ex-
cuser notre indiscrétion : il nous répondit par un sourire
magistral (il était à la fois alcade et maître d'école) , et
nous invita à nous promener dans son jardin. Nous pas-
sâmes quelques instans à nous assurer des progrès de ses
élèves, et à répondre aux nombreuses questions qu'il nous
adressa sur la bataille d'Ayacucho, la mort d'Olanelta, et
la fin de la guerre du Pérou. Il nous demanda en outre
s'il était vrai que les Anglais vinssent s'établir dans ce
pays. Il nous apprit qu'il était né dans le village, et qu'il ne
l'avait jamais quitté -, qu il avait pris de bonne heure le
goût de l'étude , et que sa profession était loin de le con-
duire à la fortune -, que le prix courant des leçons était de
2 à 4 réaux ( 10 à 20 sous) par mois, suivant la nature de
rinstruction donnée à l'élève. En ce moment , un enfant
g2 AOYAGE DU CAPITAIKE AiKDREWS
s'approcha pour le prier de tailler sa plume ; à ma grande
surprise, il tira, du gousset d'une vieille culotte courte à
boucles d argent, une petite serpe, et, les lunettes sur le
nez, il procéda à son opération. « Eh quoi! lui dis-je ,
» vous n'avez point de meilleur outil que celui-là ? — Non ,
» seigneur, je suis très-pauvre. — Je vais vous donner
» quelque chose de mieux (et je mis dans sa main un vieux
» canif à quatre lames que je portais dans ce moment sur
» moi ). — Quoi! s'écria-t-il en le voyant, quatre lames
M en un seul manche! je n'ai, de ma vie, rien vu d'aussi
» étonnant! » Je lui dis qu'il était de fabrique anglaise.
« Parbleu, dit-il, les Anglais sont des gens bien habiles.
» — Ce canif esta vous, — Pour combien? (et il accompagna
» ces mots d'un regard indiquant qu'il était hors d'état de
» l'acheter.) — Pour rien, lui dis-je. wllsesigna en s'écriant:
« Dieu vous le rende! » Il n'aurait pas montré plus de sa-
tisfaction s'il s'était vu en possession d'une tonne d'or, ou
qu'il eût gagné 20,000 liv. st. à la loterie. Ses bambins se
pressaient autour de lui, pour contempler cette merveille,
et pour lui demander en témoignage de sa satisfaction un
jour de congé, qu'il n'osa refuser à nos instances. »
A Tucuman , les commissaires de Buenos-Ayres s'oppo-
sèrent aux projets de M. Andrews sur les mines de ces
contrées -, leurs droits respectifs furent discutés dans le sé-
nat de cette province. Une de ces séances lut interrompue
par un trait de superstition et de bigoterie qu'il importe de
signaler.
« Un vieux jésuite, le seul, dit-on , qu'il y eut dans le
pays, se rendit à la Chambre des Représentans; et, tombant
à genoux , il supplia les membres de mettre un frein aux
innovations , et de s'opposer à l'introduction des hérétiques
anglais dans la province , s'ils tenaient à leurs propriétés,
à leurs femmes, à leurs enfans , et s'ils respectaient leur
sainte religion. Il ajouta que , sous le prétexte d'exploiter
DA»S l' AMÉRIQUE DU SUD. ^3
des mines , ils feraient en Amérique ce qu'ils avaient fait
dans l'Inde, qiVils subjugueraient tout le pays 5 mais la
Chambre, en dépit de toutes ces menées, déclara sagement
que, plus tôt les Anglais s'établiraient dans les nouvelles
républiques , plus tôt leurs mœurs industrielles et leurs sa-
lutaires exemples contribueraient à l'amélioration du corps
politique. »
Le récit des débats de cette assemblée donne une haute
idée des talens et de l'habileté des Tucumaniens. S'il faut
en croire le capitaine Andrews, la facile élocution des ora-
teurs n'eût pas été indigne d'un plus grand théâtre , et de
discussions plus importantes.
a Le membre le plus distingué de l'opposition était un
avocat, dont la chaleur et la véhémence me rappelèrent
notre Fox j mais il déployait plus de grâce dans l'action ,
et il avait une intonation plus flexible que ce grand orateur.
Je n'oublierai jamais la figure de ce vieillard ^ la neige de
sa chevelure contrastait avec la chaleur des accusations
qu'il fulminait contre le pouvoir exécutif. Une opposition
plus piquante encore résultait du rapprochement de l'é-
nergique concision de son discours , avec l'éloquence abon-
dante , calme et persuasive du docteur Molino , qui lui ré-
pondit par des argumens sans déclamation, et avec une
aisance et une liberté d'esprit qu'il serait difficile de ren-
contrer au même degré dans une assemblée européenne.
Je distinguai également d'autres orateurs d'un très-grand
mérite. La discussion de la question qui les occupait dura
trois semaines 5 le sénat la regardait comme très-importante
pour la nation. Aussi, contrairement à l'usage commun,
les simples citoyens furent-ils appelés à la discussion , et
admis à donner leur avis pour ou contre. Le but de cette
mesure était de connaître l'opinion générale sur l'objet du
débat, d'éclairer le jugement du sénat, et d'éviter les di-
visions qui pourraient exister sur ce sujet, entre lui et le
C)4 VOYAGE DU CAPITAINE AKDREWS
public. Lorsque la concession des mines fut accordée , les
chefs de la province signèrent le contrat à la barre de la
Chambre des Représenlans, et il obtint ainsi la plus respec-
table de'toutes les sanctions. »
La province de Tucuman est fort étendue, et abonde en
produits naturels aussi utiles que remarquables par leur
beauté. Elle est bornée à louesl par les Cordillières des
Andes , au nord par le Paraguai , au sud par les Pampas de
Buenos-Avres; à l'est s'étendent le territoire indien, entre
rios , le pays des Missions, Corrientès, Santa-Fè, etc.
L'extrait suivant donnera une idée de la beauté du climat
dans le voisinage de Tucuman. Après avoir décrit une vi-
site qu'il rendit à un de ses amis nommé don Thomas , dont
l'habitation était située dans un site sauvage et romantique,
il continue ainsi :
« Nous fîmes une excursion dans le voisinage^ le cré-
puscule nous surprit à l'entrée des bois. L'idée nous vint
d'y faire l'essai d'une indépendance un j)eu sauvage -, on
alluma un grand feu, puis nous nous décidâmes à passer la
nuit couchés sous le dôme majestueux de la forêt. Ceux
qui connaissent le climat des tropiques ont senti plus d une
fois une volupté inexprimable à s'endormir dans les bois
sous la brise embaumée du soir, cà se réveiller au chant mé-
lodieux de mille oiseaux d'espèces différentes qui confondent
leur ramage, et à respirer l'air frais et pur de la plus déli-
cieuse atmosphère , tandis que la nature repose , dans tout le
calme de sa beauté. Dans ce moment d'extase, qu'aucune
jouissance terrestre ne peut surpasser , on dirait que le
corps n'a plus à réclamer de sensations, et lame de désirs
à former. Nos citadins amollis sous l'édredon , dans les ap-
partemens les plus élégans, ne sauraient se faire une idée
d'un plaisir aussi vif et aussi pur. Nous remonlàmcs à
cheval à sept heures du malin, pour rejoindre la grande
roule. Chemin faisant, notre conducteur (capitaz) nous
DVJNS l.'ATiIÉniQtK DU SUD. Cj5
raconta longucmont, mais non sans intc-rèt, les ravage.^;
que le condoi' et ranimai qu'ils appellent improprement
tigre, qui n'est autre que \ejagar, font souvent parmi
les bestiaux. On connaît Tagililé équestre du Gaucho-, il
montre la même adresse, quand il a lancé son cheval , à
relever , en galopant , avec la pointe de son éperon ,
l'objet qu'il a laissé tomber à terre , et à s'en saisir à la
volée , qu'à jeter son lasso sur le coursier sauvage qu'il
veut attirer vers lui. Dans ces deux opérations, ses mou-
vemens ne sont pas moins gracieux que ceux de la jeune
ladv qui, dans un salon , ramasse le gant qu'elle a laissé
tomber. Mais lorsque, en courant à cheval, il raconte une
anecdote, la flexibilité de ses mouvemens , la grâce de Fa
pantomime, plus éloquente que ses paroles, lui donnent
un air si singulier, si bizarre et si distingué <à la fois, qu'on
le prendrait pour un être complexe qui tient également du
paysan et du gentleman. La manière ordinaire de tuer le
condor, nous dit notre conducteur, est de suivre d'abord
les traces que sa victime a laissées sur le sol , ce qui est très-
facile, si c'est une bête à laine qu'il a enlevée, car, dans
ce cas, une partie de sa toison, arrachée par les griffes de l'a-
nimal, se trouve semée sur le terrain. Si le condor a enlevé
un veau, un limier est chargé d'en suivre la piste. Quand
le Gaucho a rencontré son ennemi, il choisit la position la
plus convenable, pour le recevoir à la pointe d'une baïon-
nette ou d'une forte pique. Les chiens lancés sur lui le
forcent de se jeter sur le Gaucho; celui-ci, le genou en
terre , l'œil fixé sur l'animal , l'attend de pied ferme, et le
reçoit sur la pointe de son arme avec tant d'ià-plomb , qu'il
ne manque jamais son coup. Tandis que le condor se dé-
bat, le Gaucho , à l'instant même, saule de côté avec une
agilité dont un aussi habile écuyer est seul capable \ et
l'oiseau gigantesque est à l'instant mis en pièces par la
meute qui se précipite sur lui, et par les autres chasseurs.
o6 VOYAGE DV CAPITAINE ANDV.EWS
)) Quelquefois, ajouta notre conducteur, l'opération ne
se termine pas aussi vite. Dernièrement, par exemple, le
condor que nous attaquions, étendu sur la place, semblait
jouer avec notre meute. Je tirai dessus, et il reçut une
balle dans la jointure de l'oreille, ce qui ne l'empêcha pas
de venir à moi ^ je lui enfonçai ma baïonnette dans le corps,
mais, en se débattant, il me terrassa. Je me crus perdu, et
pour vendre cbèrement ma vie , je dégageai l'arme des
flancs de la bète-, et je la redressai dans la direction de
ma gorge, afin de la garantir. Au moment où je croyais
sentir ses serres redoutables s'enfoiicer dans mes chairs , la
flamme bleuâtre des yeux qu'elle dardait sur moi s'étei-
gnit; elle tomba sans vie sur mon corps, et j'aurais infailli-
blement succombé sous son énorme poids, si on ne m'eût
aussitôt dégagé.
» Le voisinage des retraites que ces animaux choisissent
dans les forêts ressemble aux parcs de réserve de nos
grands domaines , à cela près que les arbres , les buissons
et les plantes, sont beaucoup plus variés. Nous fîmes une
demi-lieue au milieu des bois qui formaient, sur le pen-
chant des montagnes d'inégale hauteur, des amphithéâtres
de verdure embellis de mille nuances , et où l'on distinguait
des massifs de noyers , de tilleuls et de chênes , surmontés
par le majestueux cèdre rouge. C'est au milieu de cette
scène romantique, plutôt qu'au sein de nos paysages , que
Millon eût pu transporter sou Eden , et s'écrier :
De ce mont chevelu les arbrisseaux nombreux
Hpaississent partout les taillis ténébreux,
Et leur ricliesse inculte, en son Iu\e sauvage,
De l'enceinte sacrée interdit le passage.
Plus haut, le frêne altier, le cèdre oriental,
Le palmier élancé, le pin pyramidal,
De cette scène agreste amphithéâtre sombre,
Alontciif tle rang en rang, jcUcnl ombre sur ombre.
Paradis Per<Ju y livre iv. (Trad, DE DiXlLLE. )
DA>S L AMÉr.IQtE UU StJD. (J^
)) Malgré la bcaulé de ce tableau , je dis à l'ami qui
m'accompagnait que ces arbres, sur lesquels il appelait mon
admiration , avaient des dimensions moins colossales que
ceux que j'avais jadis admirés dans 1" Australie. « Vous n'a-
» vez encore rien vu, » me dil-il. iN'ous continuâmes à che-
miner ensemble , sans que la scène changeât sensiblement.
Toul-à-coup, il me fit remarquer un bouquet d'arbres pro-
digieux dont les troncs avaient cent pieds de haut, et dont
les rameaux immenses s'élevaient à une hauteur qui était
plus du double. Dans mon enthousiasme , je battis des
mains à leur aspect. Je n'ai vu nulle part une végétation
aussi magnifique. Je ne pouvais me lasser de contempler
ces patriarches des forêts couverts de mousse, enlacés de
lianes, marquetés sur touteleur surface de plantes parasites.
Ils semblaient appartenir au berceau du monde. L'imagi-
nation me les représentait comme ces ruines qu'on ne sau-
rait retrouver dans ces contrées , mais qui , sur le continent
européen , servent de lien entre l'antiquité la plus reculée
et les tems modernes. Si ces arbres avaient pu me répon-
dre, comme ceux des poètes , je leur aurais demandé com-
bien de siècles ils avaient vécu, et s'ils étaient les contem-
porains de la ciéalion. Mais hélas! ils sont menacés d'une
fin prochaine : car il est probable qu'une compagnie ne
tardera pas à s'organiser pour l'exploitation de ces forêts ,
dont les bois seraient précieux pour la charpente et pour
les constructions nautiques. Ils sont déjà recherchés ,
même par Buenos-Ayres.
» D'après le rapport d'Ignacio Nunès, on compte dans
ces contrées soixante-trois espèces de bois de construction.
L'une des plus précieuses est l'ébène rouge qu'on appelle
ici granadillo. Nunès rapporte qu'en 1816, sept per-
sonnes essayèrent vainement , en se donnant la main ,
d'envelopper la circonférence d'un de ces arbres. Don
Thomas m'apprit , et je n'eus pas de peine à le croire, que,
XV. 7
C)8 VOYAGE DU CAPITAINE ANDUEWS
dans (1 autres parties de la forêt , il y en avait de plus mons-
trueux encore. On ne peut se faire une idée de la varirlé
infinie de plantes de tout genre qui croissent sous l'abri
protecteur des géans de la foret, et de la riche végé-
tation de celles qui grimpent le long des arbres , ou s'é-
lancent en guirlandes de l'un à l'autre. On dirait que le
botaniste a pris plaisir à les entrelacer, en guise de cou-
ronne , sur ses sujets favoris , pour embellir leur robuste
vieillesse. On ne pouvait visiter ces forets dans une meil-
leure saison. A l'aspect des touffes d'orangers qui, de toute
part , étalent leurs pommes d'or, je croyais voir se réaliser
les fictions des Nuits Arabes. L'imagination seule pourrait
concevoir un tableau plus ravissant. J'aurais voulu passer
quelques mois dans ces lieux enchantés ; un véritable ama-
teur de botanique pourrait s'y fixer durant plusieurs années,
sans éprouver de monotonie dans ses jouissances.
» Plus loin , un sentier en zig-zag, à travers un hallicr
fort épais, nous conduisit au bord d'un torrent serpentant
au sein de la forêt. Le calme de ces lieux, interrompu seu-
lement par le bruit des eaux, la sérénité de l'atmosphère ,
une végétation plus animée , formaient un tableau plus
poétique encore que le précédent. Le cours d'eau bouil-
lonnait, en certains endroits , sous les voûtes irrégulières
d'une verdure à mille nuances. Ailleurs, les rameaux in-
clinés à fleur d'eau formaient une sorte de cataracte. Le
torrent, sans réfléchir distinctement ses bords, y puisait
une teinte uniforme, d'un vert délicieux. L'imagination la
plus exaltée ne saurait offrir aux nymphes des bois un
abri plus frais, un plus charmant asile!...
» Au nombre des plantes parasites, qui vivent aux dé-
pens des grands arbres que je viens de décrire, je dois
remarquer une espèce nomnK'e lilla/ilsia ( tillande) com-
prise dans la famille des hexandries monogynées de Linnée.
Elle a le port de l'aloès, mais, par sa feuille et sa fleur, elle
DANS L AMÉRIQir DU SUD. t}{)
ressemble aux liliacécs. Celte plante a la propriété de tlis-
tillcr un suc limpide et sucré qui sert à désaltérer les pas-
sans 5 ceux-ci l'extraient en perforant la tige. Cette tige est
si dure , que le couteau a beaucoup de peine à y pénétrer
borizontalement-, mais on la fend verticalement avec autant
de facilité que celle du plantain. Mon guide ne put me
donner aucun renseignement sur la durée de cette plante,
ni me dire si l'on pouvait , dans toutes les saisons , en ex-
traire les sucs. Il me fut également impossible de m'assurer
si ce liquide est une sécrétion naturelle de la sève, ou bien
si c'est de la pluie qui , pénétrant dans ses pores, y puise sa
consistance visqueuse et sucrée. «
M. Andrews fut parfaitement reçu à Tucuman et à Salta.
Dans cette dernière ville , il eut encore à lutter contre les
compagnies des mines rivales de la sienne. La population
de cette ville est constamment menacée d'une inondation
qui doit la détruire de fond en comble. Pour rendre ce
désastre impossible, il suffirait d'une dépense de 20,000
liv. st. On ne conçoit pas qu'un peuple industrieux, comme
celui de Salta, ne songe pas à faire le sacrifice de cette
somme, pour garantir sa sûreté et celle de ses propriétés.
M. Andrews n'est pas cavalier, comme le capitaine Hcad;
aussi se garde-t-il de suivre les routes sur lesquelles le
cheval est le seul moyen de transport 5 il voyage presque
toujours en voiture ou sur des mules, c'est ce dernier mode
qu'il employa de Salta au Potose.
« Bien de si triste et de si ennuyeux, dit notre auteur,
que de voyager sur des mules. Elles n'ont point de marche
régulière-, souvent, après être allées au pas pendant plusieurs
heures, elles font un mille au galop. Impossible de che-
miner de conserve avec un tiers , à moins de se traîner sur
la route 5 chaque voyageur va donc seul, sauf à charmer
ses ennuis avec son imagination ou ses livres. Il a en outre
à se garantir non-sculcmcnt des ravons du soleil . mais en-
100 VOYAGE DU C.\PITAI?»K ANDREWS
core de leur réfraction , surtout en côtoyant les rochers ,
ou en traversant les dunes de sable blanc dont la plaine
est semée. Les mules qui portent les bagages cheminent
])]u3 lentement encore, malgré la présence et le fouet du
guide qui les surveille. Leur lenteur agace les nerfs; si
vous prenez seul les devans , la crainte de vous égarer vous
force de faire halte ou de revenir sur vos pas. Quand j'étais
sûr de mon chemin , je prenais l'avance d'une ou deux
lieues; puis je mettais pied à terre , et je m'endormais jus-
qu'à l'arrivée des bagages. Souvent, pour me rafraîchir,
je me débarrassais de mes vêtemens , et si j'apercevais quel-
que bassin creusé par les torrens, j'y prenais un bain dé-
licieux. Je n'oublierai jamais à quel point j'enviai les che-
vaux du général Alvear (i) et du colonel Dorego, que je
rencontrai sur la même route , à peu de distance de Potosi.
La rapidité avec laquelle ils firent le trajet, du point où il
nous joignirent à la ville où ils arrivèrent trois heures avant
nous , m'a convaincu que si les mules sont préférables 3ux
chevaux , en ce qu'elles supportent mieux la fatigue et se
comportent plus sagement dans les pays excessivement
montueux et sillonnés de fondrières , elles ne les valent pas
dans les contrées mêlées de plaines et de montagnes; il faut
ajouter à rinconvénient qui résulte de la lenteur des mules,
une chaleur accablante, et un vent insupportable qui fouette
d'un sable brûlant le visage du voyageur.
» Si vous rencontrez en route un Indien , et que vous
lui demandiez combien vous avez de lieues à faire avant
d'arriver h la prochaine station , il vous dira qu'il n'en sait
rien , ou il vous trompera sur des distances qu'il ignore lui-
même. Quant aux muletiers, ils n'ont aucun souci de la
lenteur qui vous désespère ; leur domicile est sur les routes,
(\) Note du Tr. (j'cst le même officier que le gouvernement de Biiencs-
Ayres achargé tltiroiniiiaiulemcnl des lioupes'qu'il aenvoyées, duns la lîandc
Orientale , contre les Brc'silicns.
DANS l'aMÉRIQUE DU SLD. 10 t
et tandis que vous vous impatientez, ils chantent tranquille-
ment pour se désennuyer. De tems en tems, l'un d'eux met
pied à terre pour relever les mulles qui succombent sous le
fardeau, ou pour les laisser souffler -, tandis qu'il est occupé
à recharger , celles qui sont encore dessellées prennent le
large et vont brouter dans le voisinage , autre inconvénient
pour le muletier qui est forcé d'aller à leur poursuite à
travers champs. Il les maltraite rarement , il se borne
d'ordinaire à faire claquer sur leur dos le bout de son
lasso pour les ramener à leur poste , le chardon à la bou-
che. Cet incident lui offre l'occasion d'apostropher ces
pauvres bétes toute la journée , et , en vérité , je ne sais pas
si elles n'ont pas plus. d'esprit que lui. »
Dès son arrivée à Potosi , M. Andrews obtint une au-
dience de Bolivar.
« C'est le i8 octobre , dit-il , que je fus introduit chez
le Libérateur. J'avoue que la présence de cet homme extraor-
dinaire m'inspira un sentiment d'humilité que dissipa bien-
tôt la cordialité avec laquelle il m'accueillit en me ser-
rant la main à l'anglaise. C'est à l'histoire à tracer à grands
traits son caractère ; quant à moi, je ne pourrai que le
peindre tel que je l'ai observé dans une courte entrevue,
et sans céder à l'influence d'aucune prévention. Person-
nellement, il a fait plus que Washington; il a délivré sou
pays, sans assistance étrangère, à travers les difficultés les
plus graves et les circonstances les plus fâcheuses. La
France ne l'a point aidé de ses finances et de ses armées \
il n'a pas eu pour coopérateurs des Franklin , des Henry,
des Jefferson , ni pour appuis le bon sens et la fermeté iné-
branlable des enfans de la Nouvelle-Angleterre.
» L'ignorance absolue de ceux qui l'entouraient , et leur
complète inexpérience cfans les affaires civiles et militaires ,
l'ont forcé de n'écouter que les inspirations de son génie ;
il a osé noblement, et il a réussi. Ses talens sur le chanrj
102 VOYAGE DU CAPITAINE AKDREWS
de bataille , et son invincible persévérance à dompter les
obstacles, égalent son habileté à se créer des ressources dans
la guerre, et à imposer à ses concitoyens une foi entière en
son mérite , et un respect profond pour son gouvernement.
Par quel prestige a-t-il su à la fois contenir les factions ,
réprimer les révoltes , et , après avoir sacrifié jusqu'au
dernier schelling à la cause de son pays, entraîner ses
compatriotes à suivre son exemple ? Voilà un problème
difficile à résoudre-, riiéroique antiquité n'offre rien de
comparable. D'autres capitaines ont acquis plus de gloire
à combiner les mouvemens de grandes armées bien ap-
provisionnées ^ mais peu l'ont égalé par les vertus pas-
sives, si rares dans la carrière des armes. La faim , la soif,
une chaleur dévorante, les glaces des montagnes, l'extrèmo
fatigue , des marches continuelles sur des hauteurs et dans
les sables brûlans de Caracas au Potose, du nord de la
Colombie aux frontières méridionales du Pérou, il sup-
portait tout cela avec une contenance inaltérable, et il
inspirait le même courage à ses troupes.
» On l'a accusé d'aspirer au pouvoir absolu : le tems seul
en décidera ^ mais, jusqu'à ce moment , il a montfé des
dispositions contraires à celles qu'on lui prête.
)) On a déjà peint l'extérieur de cetliomme remarquable:
il est maigre , mais d'une constitution robuste , d'une sta-
ture de cinq pieds sept pouces , visage long, nez aquilin ,
physionomie exprimant plutôt la fermeté que le génie , et
portant d'ailleurs l'empreinte de ses fatigues et de ses sol-
licitudes. Ses yeux sont plus pénétrans que spirituels ^ il
les détourne habituellement lorsque quelqu'un le consi-
dère ; je m'en aperçus dans notre entrevue, et j'avoue que
celte observation ne lui fut pas favorable. Son front, sil-
lonné de rides , est méditatif et soucieux. Il resta assis
pendant noire conférence^ dans cette position, il manque
de cette noble aisance, si commune aux grands person-
DANS l' AMÉRIQUE DL SL'D. Io3
nages 5 il a le lie de promener constamment la main sur
ses genoux. Dans ses conversations, son débit est rapide ,
mais monotone , et ne donne pas , à celui qui le voit pour la
première fois, une opinion favorable de son urbanité. Au
surplus , on ne doit pas s'attendre à trouver chez un aus-
tère républicain, nourri dans les camps, l'écorce sédui-
sante d'un courtisan de la vieille Europe.
)) J'ai remarqué que Bolivar est ennemi de l'étiquette ,
d'un abord facile et prompt à se décider. Doué d'une con-
ception rapide, il comprend à demi mot, et donne lui-
même la conclusion la plus juste des faits énoncés par son
interlocuteur.
» On connaît sa justice et sa libéralité pour les individus
qui ont souffert dans la cause de l'indépendance. M. W.
Benderson avait, de ses propres fonds, acheté et chargé,
pour le service de Bolivar, un vaisseau quil perdit àGuaya-
quil. Celui-ci l'indemnisa de cette perte, en lui rembour-
sant la valeur du bâtiment et de la cargaison. «
La ville de Potosi , bâtie sur le penchant d'une colline ,
est située en face de la célèbre montagne de ce jiom , dont
le sommet s'élève de 1,700 pieds au-dessus de la place prin-
cipale. Elle en est séparéepar une rivière, qu'alimente l'eau
surabondante de trente-six lacs creusés de main d'homme ,
dans les montagnes au sud-est de la cité , et dont les tra-
vaux prodigieux ont coûté la vie à des millions d'esclaves
indigènes.
La montagne de Potosi , vue de la ville , a la forme d'un
cône ou d'une tente, et la surface est semée de teintes
métalliques vertes, oranges, jaunes, grises et roses, indi-
quant l'orifice des filons exploités. Les Espagnols comptent
au Potose cinq mille mines : cette exagération apparente
provient de ce qu'ils considèrent comme une mine parti-
culière chaque portion de mines appelée estaca , exploitée
104 VOYAGE BU CAPITAIKE AKDREWS, ETC.
par un individu, et ne contenant qu'une superficie de
quelques toises carrées. Il n'y avait qu'une centaine de ces
estacas en activité, lorsque M. Andrews arriva auPotose.
Il pense que les capitaux anglais pourraient être utilement
consacrés à leur exploitation. Le point culminant de la
montagne a i4,ooo pieds au-dessus du niveau de la mer;
jusqu'ici les mineurs en ont seulement effleuré la surface;
ils ne l'ont en efiet creusée qu'à soixante pieds de profon-
deur, sur une étendue horizontale de huit cents pieds -,
tout le reste est encore vierge. Les veines sur lesquelles
on a opéré ne sont pas riches ^ mais la proximité des eaux
ainsi que la facilité et le has prix des transports doivent
assurer le succès des travaux.
De Potose , M. Andrews traversa les Cordillières des
Andes, pour aller joindre une expédition que sa compa-
gnie avait imprudemment envoyée au Chili , sans con-
naître les arrangemens que son agent avait pris durant son
long et pénible voyage. Arrivé à Tacna, ville située dans
la province d'Arica , sur les bords de l'Océan Pacifique , il
fit voile pour Valparaiso, à bord d'un vaisseau américain.
Il fait ressortir , dans sa relation , la supériorité du mode
d'administration et d'entretien adopté par les armateurs
américains, et l'économie qui en résulte.
Enfin, M. Andrews se rend à Coquimbo, où sa compagnie
avait placé une partie de ses mineurs , sous la direction du
capitaine Bagnold. C est là qu'il reçoit sa lettre de rappel
et qu'il se rembarque pour l'Angleterre , à bord du vais-
seau de S. M. le Breton, capitaine Marwel. Le dernier
chapitre de sa relation contient un résumé des révolutions
de l'Amc'rique du Sud, que nous passons sous silence, car
il n'apprendrait rien de nouveau à nos lecteurs.
( London Magazine. )
ESQUISSES 3)E LA PERSE.
Ces Esquisses sont présentées par l'édileur , comme
l'extrait du journal d'une des personnes attachées à Sir
John Malcolm , dans les deux missions qu'il remplit à la
cour de Perse, en 1800 et en i8og, au nom du gouver-
neur général de l'Inde. En 1800, Sir John fut envoyé en
Perse , pour négocier, avec la cour de Téhéran , une al-
liance offensive contre les Afghans , voisins aussi incom-
modes pour elle que pour la Compagnie des Indes. la
communauté d intérêts assura le succès de la négociation ,
et l'envoyé du gouverneur généial n éprouva aucune dif-
ficulté à faire interdire l'entrée de la Perse aux Français
qui n'avaient avec elle aucune relation. D'ailleurs les qua-
lités personnelles de l'ambassadeur et de sa suite leur
avaient assuré partout l'accueil le plus favorable. En 1809,
au contraire, les Anglais et les Français se disputaient
l'alliance exclusive du schah , et les autorités britanniques
étaient en discorde sur les movens de la conclure. M. Har-
ford Jones , que le roi avait nommé envoyé extraordinaire,
en lui prescrivant de se conformer aux instructions de lord
INlinto, gouverneur général de l'Inde, avait pris surluid agir
contre l'opinion de ce dernier, et quoiqu'il eut obtenu
l'expulsion de l'ambassade française , le général Malcolm
fut envoyé pour le remplacer pour l'exécution du traité.
On doit croire que la seconde négociation lui offrit moirs
d'agrémens que la première, et qu'il eut besoin, pour ob-
tenir une réception aussi flatteuse que la précédente, d é-
laler, aux yeux du monarque persan , toutes les pompes
d'une ambassade orientale . tout le luxe des étoffes bro-
Io6 ESQUISSES DE LA PERSE.
dëes que les représentans de la Compagnie des Indes pro-
diguent aux princes étrangers , et d'épuiser toutes les
ressources de son habileté personnelle.
L'auteur des Esquisses , secrétaire d'ambassade, ou plu-
tôt ambassadeur ( que Sir John nous excuse de n'avoir pas
respecté son incognito), ne pouvait, à raison de ses fonc-
tions , avoir beaucoup de relations avec la classe moyenne
et les sociétés particulières, ni des rapports suivis avec les
grands personnages vis-à-vis desquels il conservait son ca-
ractère officiel. Ces communications avec les drogmans et
les autres personnes attachées à sa mission , étaient plus in-
times -, c'est probablement à elles que nous devons les ta-
bleaux de mœurs et de caractères les plus intéressans
qu'offre son ouvrage. Aussi y chercherait-on vainement ces
détails curieux sur la vie domestique et la vicissitude des
fortunes privées, qu'on trouve dans les aventures de Hadji
Baba (i), ce fils d'un barbier d'Ispahan, à la fois naïf
et fripon, qui avoue ingénument que ses vices consti-
tuent le caractère persan. S'il s'agissait, en ce moment,
d'entrer dans l'examen de ce dernier ouvrage , nous ne
critiquerions pas l'auteur pour avoir fait de Hadji Baba un
fanfaron de bassesse , mais bien pour avoir peu charitable-
ment, et en contradiction avec des faits incontestables,
accuse de perfidie , d'avarice, de cruauté , toutes les classes
de la Perse, depuis le monarque jusqu'au dernier des
paysans. Il n'est pas juste d'apprécier la nation persane sur
l'échelle de la civilisation anglaise au icf siècle. 11 faut
l'estimer ce qu'elle vaut en la mettant en parallèle avec un
état de société plus analogue à sa condition actuelle, tel
que celui dans lequel vivaient nos ancêtres sous les Plan-
(i) Note du Tr. Tel est le litre <l'un tableau pùiuant dans lequel M. Mo-
lier a, sous la forme d'un roman, retrace avec une rare Hdélile' les mœurs
et les usages de la Perse.
i
ESQUISSES DE LA PERSE. 10^
tagcuels , les Tudor et même les Stuarts 5 on trouverait
sans peine ^ chez les princes et les nobles de ces tems re-
cules, des exemples de cupidité, de perfidie, de cruauté,
qui, sous la plume d'un autre Hadji , paraîtraient aussi
grotesques et aussi repoussans : tel serait ce simulacre de
jugement qui envoya Anne Boulen à Téchafaud , pour
donner un nouveau cours aux débauches matrimoniales de
Henri VIII. Le supplice de la belle Zeuap , l'une des
femmes du schah , tel qu'il est raconté par Hadji Baba, est
dans les mœurs turques^ cette cruauté mystérieuse est une
invention du sérail de Constantinople, plutôt que du pa-
lais de Téhéran. Le monarque persan est un despote , sans
doute , mais il exerce le despotisme par lui-même , et pu-
bliquement. Il vit en prince féodal , entouré de sa noblesse;
il déteste le mystère , et , si le public est instruit de ses
amours , c'est plutôt par quelques regards lancés à une
bayadère, au milieu des pompes de sa cour, que par l'as-
sassinat nocturne d'une femme. Voici, par exemple, un
trait du caractère persan , que nous lisons clans les Es-
quisses. Le schah actuel ayant remarqué un jour une jeune
danseuse de Chiraz , douée d'une physionomie spirituelle ,
d'une jolie voix et d'une taille élégante , la plaça dans son
harem. Elle sut si bien captiver toutes les affections de son
royal amant , que celui-ci négligea pour elle toutes ses
femmes. Elle mourut fort jeune, et le roi la pleura amère-
ment \ il voulut qu'elle fût enterrée auprès du tombeau
de schah Abdul Hazem , de sainte mémoire , situé à cinq
milles de la capitale. Il s'y rend très-souvent, et on re-
marque qu'il passe quelques heures absorbé dans sa mé-
lancolie , auprès du sarcophage qui contient les restes de
sa favorite.
La Perse est, à nos yeux, la portion la plus intéressante
de l'Asie. Aucune institution nationale ne s'y est perdue ;
le despote, sa cour, son armée et son peuple , tout y est
I08 ESQVISsES DE LA ÎERSE.
encore turcoman (i); le caractère du souverain et la dispo-
sition politique des états voisins peuvent bien ii^.^uer sur
son énergie ou sa faiblesse , mais le monarque actuel , Fut-
teh Ali schah , a dans sa main , à peu de cbose près , les
mêmes ressources qui assurèrent à ]Nadir la conquête de
Dehly. La Perse, sous ce rapport , diffère essentiellement
de la Turquie. Ce dernier empire n'est régi que par la re-
ligion; ses mœurs , sa littérature , n'ont rien de national -,
il ne possède même pas de ces traditions qui , cliez les au-
tres peuples, se perdent dans la nuit des tems. Les Os-
manlis sont des musulmans, des soldats; ils furent des
conquérans intrépides , mais ce n'est pas une nation. Les
Persans, au contraire, conservent tous les caractères d'un
peuple ancien 5 ils ont une littérature à eux, ils ont leurs
traditions, leurs légendes, leurs rois ou liéros modèles.
Les Esquisses nous apprennent que leurs conversations
abondent en allusions aux ouvrages de Sadi , aux Odes
de Hafiz , au Schah Nameh de Ferdouzi, et qu'un noble
persan serait aussi impardonnable de ne pas connaître leurs
écrits, qu'un de nos gentlemen de rester étranger aux
chefs-d'œuvre de Pope ou de Shakespeare.
La pompe dont les ambassadeurs s'entouraient ancien-
nement en Europe, fut éclipsée par celle de l'ambassade
envoyée en Perse parle gouverneur-g('néral de l Inde. Outre
sa suile ordinaire de sccrélaircsanglaisetpersans, le plénipo-
tentiaire avait un émir en chef, un maître de la vénerie, un
muletier en chef, un coureur en chef, un personnage chargé
de diriger la disposition des tentes, et une nuée de valets et
( I ) Note du Tr. La nation qui domine actuellement en Perse est la na-
tion turromane, l'une des divisions de la grande famille turque. Les Persans,
proprement dits, ne supportent pas le joug des souverains turcomans, avec
moins d'impatience (|ue les Chinois ue sup; ortent celui des ^lanttljous. La
Russie pourrait embarrasser beaucoup l;i cour de Téhéran, si, en poursui-
vant les hostilités , elle mettait en avant un rejeton vrai ou supposé des an-
ciennes djuastirs persanncs.
F.SQUISSr.S BK 1.A IFUSF.. log
(le coureurs. Les équipages se composaient de cent mules
pour les bagages}, et d'autant de chevaux de selle ou de
trait. A peine eut-il débarqué à Mascate, que les Arabes
s'y rendirent en foule des villages voisins , pour lui vendre
des chevaux , ou pour obtenir de l'emploi dans sa maison et
dans ses écuries. Les nobles de la vice-royauté de Chiraz,
prévenus de son opulence, se disputaient l'honneur de le
recevoir. Les poètes affluaient sur son passage, l'encensoir
à la main. En un mot, du schazadey ( fils du roi ) , au der-
nier laboureur, tout était en émoi dans les provinces du
Daghestan et de Fars. Les plaisirs de l'ambassadeur étaient
féodaux, comme son cortège -, c'était la chasse à la meute
et au faucon : la chasse de l'antilope tient de ces deux
modes -, la description qu'en fait notre auteur offre des dé-
tails assez curieux.
« Les chasseurs se postent dans une grande plaine , ou
plutôt dans un désert , non loin de la m.er, le faucon sur le
poing, et tenant des lévriers en laisse. L'antilope fuit à
leur aspect, avec la rapidité du vent. A l'instant, les cava-
liers s'élancent à sa poursuite , après avoir lâché les meutes.
Si on n'en voit qu'un, on lance aussitôt les faucons -, si
l'on en a découvert plusieurs à la fois, on relient les fau-
cons jusqu'à ce que les chiens en aient relancé un isolé-
ment. Les faucons, rasant la terre, atteignent bientôt l'a-
nimal, et viennent, tour à tour, lui déchirer le museau avec
leurs griffes-, ils le harcèlent, le troublent, et ce manège
donne à la meute le tems d'arriver. Bientôt les chasseurs,,
les chevaux, les chiens, l'entourent , le pressent, et il ne
tarde pas à succomber sous leurs attaques combinées. »
Malheureusement , des tableaux plus sombres viennent
bientôt attrister les regards des vovageurs. Les châtimens
que la justice ordonne, ou qu'inflige la vengeance, sont
d'une cruauté révoltante. Mais celle barbarie n'appartient
pas exclusivement à la Perse 5 on la retrouve dans les an-
IIO ESQUISSES DE LA PERSE.
nales desgouvernemens féodaux de la vieille Europe. Parmi
tant de supplices , la privation de la vue semble réservée
aux personnes d'un haut rang, condamnées pour crimes po-
litiques. La bastonnade sur la pointe des pieds est appli-
quée à toules les classes de sujets, pour tous les délits or-
dinaires , depuis les filouteries, jusqu'aux dilapidations des
deniers du monarque ; elle Test aussi aux malheureux qui
tardent à verser dans ses coffres le montant des exactions qui
pèsent sur eux. Il arrive quelquefois que le supplice de la
perte de la vue contribue à la sécurité et au bien être des
condamnés. Notre auteur en cite un exemple dans Réja
Kouli Kan, qui, en sa qualité de gouverneur de la ville et
de la province de Karzeroura , accompagna , à Chiraz ,
Tambassadeur anglais. C'est à ses souffrances pour la fa-
mille régnante qu'il devait son élévation , et c'est à son
infirmité qu'il attribuait la stabilité de sa fortune. « INIain-
tenant , disait-il , je vis dans une opulence et dans un re-
pos auxquels les personnes qui jouissent de la clarté du jour
sont complètement étrangères. Un déficit se fait-il sentir
dans les revenus de ma province, porte-t-on contre moi
des accusations vraies ou fausses qui exposeraient un autre
gouverneur à une destitution , à la bastonnade ou même
au dernier supplice ? Le roi se borne à répondre : Ne me
paviez plus de ce pauvre aveugle de Reja Kouli ; laissez-
le tranquille. Ainsi, je n'ai aucun motif de me plaindre ;
je suis mieux défendu contre les disgrâces par la perte de
la vue , que je ne serais par les yeux les plus clairvoyans
du monde. »
L'ambassadeur rencontra également sur sa route un
gouverneur qu'il avait déjà remarqué en i8oo-, c'est Mé-
hémet Réja khan j ce noble personnage , âgé de soixante-
huit ans, consommait, par jour, une quantité d'opium
suffisante, suivant le médecin de l'ambassade, pour em-
poisonner trente personnes qui ne seraient pas familiarisées
ESQUISSES DE LA PERSE. III
avec cette substance. «Il vint nous joindre, en 1809, avec
toute la légèreté d'un jeune cavalier : il avait quadruplé
sa dose quotidienne d'opium et se moquait des funestes
prédictions du docteur. Il offrait, à soixante-dix-sept ans,
un exemple remarquable de l'influence salutaire de l'o-
pium sur la constitution de l'homme. » On regrette que
notre auteur n'ait pas vérifié la quantité de grains con-
tenus dans la poignée de pillules que ce vieillard avalait
avec l'intrépidité de nos piliers de taverne, afin de la com-
parer avec la quantité d'essence d'opium que l'on admi-
nistre goutte à goutte à nos malades.
Cliiraz , capitale de la province de Fars et de la Perse
proprement dite , Cbiraz , le siège des lumières , est la
ville la plus intéressante du royaume. Près de ses portes ,
on voit le tombeau de Sadi et de Hafiz , les deux poètes les
plus populaires chez les Persans. Ses habitans se distin-
guent par leur instruction , leur urbanité et leur courage.
Le parfum et l'abondance de ses roses ne sont égalés que
par la beauté de ses femmes , et par la mélodie des rossi-
gnols qui peuplent les bois d'alentour. Quoique ses riches
vignobles et leurs produits déhcieux soient livrés à l'ex-
ploitation de quelques misérables Arméniens, le vin de
Cbiraz, l'hippocrène de Hafiz, est devenu célèbre , même
en Europe. Cette ville est la résidence d'un des filsdu schah,
vice-roi de la province , dont la cour a pris pour mo-
dèle celle de Téhéran \ aussi nos ambassadeurs attachent-ils
une grande importance à y conserver des relations. C'est
là que notre auteur fit une longue étude de l'art important
de s'asseoir et de se lever, art difficile pour les Européens
à pantalons collans, dans un pays où l'on ne connaît ni
chaises ni flmteuils. « Ce talent, dit notre auteur, est moins
essentiel que la science de fumer et de présenter le hellian
(sorte de pipe persane), d'offrir ou de prendre le café.
Celte dernière science admet un grand nombre de distinc-
112 ESQi;iSf,ES DE hi PERSE.
lions plus ou moins honorables ou offensantes , et qu'on
pourrait comparer à celles d'un ancien ambassadeur fran-
çais à la cour de Londres, dans les derniers tems du règne
de Louis X\I, et qui avait, dit-on, vingt manières d'of-
frir une tranche d'alloyau. Vous faites un bon ou mauvais
accueil à un visiteur, suivant la manière avec laquelle vous
l'invitez à fumer ou à prendre le café. S'il est votre supé-
rieur, vous le présentez vous-même ; s'il est un peu au-
dessous , et que vous désiriez lui faire une politesse, vous
lui laissez fumer sa pipe-, mais vous donnez à l'un de vos
gens l'ordre de lui apporter la première tasse. S'il est de
beaucoup votre inférieur, vous conservez votre rang, en
prenant du café le premier, et en faisant signe à l'esclave
de lui en servir ensuite. Offrir à ses hôtes une pipe et du
café pour la seconde fois, c'est leur donner congé. Cette
cérémonie est encore sujelle à une foule de variantes, sui-
vant le rang des individus. Quant aux formules de saluta-
tion , elles ne sont pas moins diverses. Voici celles dont ne
s'écarte jamais une personne de distinction , à l'égard d'un
visiteur du même rang. Elle lui dit , au moment où il se
présente : Quel honneur vous me faites '. quand il s'avance
dans la salle : Combien "vous ornez ce séjour ï en lui of-
frant des coussins : p^ous vous êtes donné bien de la peine !
quand il est assis : f^otre condition est-elle heureuse? et
puis : Fous serait-il ariivé rien de fâcheux ? etc. etc.
Notre auteur donne quelques détails curieux sur les
fraudes pratiquées par le premier ministre du prince vice-
roi de Chiraz, relativement à la place que devait occuper
l'ambassadeur, à sa première audience. 11 était convenu
que sa cuisse droite toucherait les bords du tapis sur lequel
le prince était assis; le maître de cérémonies, d'accord
avec le ministre, se plaça entre le tapis et l'ambassadeur.
Ce dernier était trop bon courtisan pour se plaindre hau-
temonl de cet affront, mais le minisire lut dans ses re-
ESQUISSES DE LA PERSE. I iS
gards son indignation , et à raudiencc qui suivit , ce ne
fut plus au bord du tapis , mais sur le lapis même que l'am-
bassadeur s'assit. Celui-ci, après avoir reçu cette répara-
tion, fit écrire au ministre par son secrétaire interprète,
que tout ce qu'il avait eu de fâcheux dans ses rapports
avec lui était sorti de sa mémoire , et que l'amitié seule y
restait gravée en lettres d'or.
Ce serait une erreur de conclure des détails ci-dessns
que les Persans sont tous graves et cérémonieux. Ils ai-
ment le plaisir, la gaîté, la familiarité dans la conversation.
Ils sont comme les enfans; la gène accidentelle à laquelle
Tusage les condamne ajoute un attrait aux amusemens de
leurs sociétés. Ils s'étudient à les varier autant que le per-
met l'absence du sexe, qui, en Europe, fait le charme de
nos réunions. Les princes et les grands, tout fiers qu'ils
sont de la noblesse de leurs manières, s'attachent surtout à
les rendre aimables et enjouées. On admet, on fête même ,
dans les cercles les plus élevés, les poêles, les historiens,
les astrologues. Il n'est pas rare de voir un grand seigneur
s'effacer devant un homme de lettres qui contribue à l'in-
struclion et à l'amusement de la compagnie ; et ce dernier,
plein de confiance dans les talens auxquels il doit cette
distinction, justifie, par l'élégance de ses manières et l'a-
grément de sa conversation , ses droits à la place qu'il
occupe.
Le séjour de la légation anglaise dans la cité classique
de la Perse fournit à notre auteur l'occasion de discourir
sur la littérature de cette nation, et il examine plus spé-
cialement si elle ne doit qu'à elle seule ses contes et ses
apologues moraux, ou s'ils sont d'origine étrangère. Il
décide la question en faveur des fabulistes et des conteurs
sanskrits-, mais comme la langue sanskrite subsiste encore,
tandis qu'il ne reste d'autres traces du pehhi (le langage
x\. S
11^ ESQUISSES DE LA TERSE.
primitif de la Perse) que quelques expressions éparses dans
Schnh Nameh et autres anciens poèmes, il est permis
d'avoir quelques doutes à cet égard. Chez les Orientaux \
comme dans l'Occident, Timagination a peuplé de person-
nages surnaturels les bois , les déserts, les montagnes; les
jins , les dievs , les ghoiils ( les génies et autres personnages
mystérieux) , de la Perse , sont les fées, les géans, les ogres
de nos légendes et de nos romans de chevalerie ; les magi-
ciens ont joué un rôle aussi actif en Asie qu'en Europe :
s'ils ont disparu d'une partie du globe, et conservé leur
])uissance sur l'autre , l'explication de ce phénomène est
dans l'état comparé de leurs connaissances respectives. La
source de ces agréables fictions est dans le caractère uni-
versel de l'esprit humain qui cherche en lui-même ses jouis-
sances, aussitôt qu'il est parvenu à satisfaire les besoins
matériels de l'homme. L'imagination peuple alors le monde
d'êtres surnaturels, possédant une force de corps, une
puissance de mouvement , un empire sur les élémens qui
dépas>Hiit ceux de l'humanité. L'homme qui décrit ces per-
sonnages se réserve la place d'honneur dans ce tableau ,
et se représente dans les circonstances décisives, comme
supérieur aux combinaisons du sort. C est ainsi, comme
l'observe l'auteur des Esquisses , qu'Hercule et llooslwn
(l'Hercule persan), doivent accomplir une succession de
travaux merveilleux , dompter des monstres, etc. etc.
Le Scliah Nameh (le Livre des Rois) est considéré comme
le chef-d'œuvre de la littérature persane-, aucune traduc-
tion en vers ne saurait donner une idée exacte de ce poème -,
son stvle , les allusions et les métaphores dont il abonde ,
sont trop étrangers à l'esprit de notre langue et à notre
goût, pour qu'une telle entreprise pût réussir ; mais il serait
à désirer qu'on nous donnât une bonne traduction en prose
de ce grand ouvrage, dont on pourrait reproduire en vers
ESQUISSES DE LA PERSE. Il5
quelques morceaux choisis. Toutefois, pour accomplir di-
gnement cette dernière tâche, il ne suffirait pas de posséder
le mécanisme de la versification , il faudrait être réellement
poète. Ferdouzi est THomère des Persans ; il en est aussi
le Tyrtée : ses vers , religieusement conservés par la tra-
dition, enflamment, dans les comhats, leur ardeur guer-
rière. Observons à sa gloire, que les ornemens et les déve-
loppemens que lui inspire la fécondité de son imagination
ne l'entraînent jamais hors de son sujet, lequel consiste à
combiner en un seul corps tout ce qui reste des traditions
historiques et fabuleuses de sa patrie. D'après celte règle , il
ne dit presque rien des quatre siècles écoulés entre la mort
d'Alexandre-le-Grand et le couronnement à'Aidaschir ou
Artaxerce , le fondateur de la dynastie sassajude; quant
à riiistoire des rois parthes , il observe qu'après l'extinc-
tion de leur race, leurs exploits furent dérobés à l'histoire 5
en effet, dans les annales comme dans les traditions orales
de la Perse, on ne retrouve que leurs noms.
^ oici quelle est , sur le poète Sadi , l'opinion de Khan
Sahib, né dans l'Inde, mais d'origine persane, et attaché à
la légation anglaise. « Sadi jouit d'une grande réputation
en Perse; mais c'est plutôt un sage, un moraliste, qu'un
poète. La fiction , dans ses écrits, sert de parure et non
dévoile à la vérité; ce que le lecteur y admire le plus ,
c'est la pensée , non le style. Je citerai pour exemple une
stance dans laquelle il s'adresse aux rois, et leur dit;
« Soyez démens, apprenez à vaincre sans armées, régnez
sur les cœurs des mortels, et vous aurez conquis le monde.»
Ce n'est point l'expression , mais le sens qui fait le mérite
de ces vers, d
« jN'avez-vous point d'autres lois que le Koran et ses
commentaires 1} demandait un jour Sir John Malcolm à
Mirza Aga Mir. — Nous avons, reprit-il, les maximes de
Sadi, et j'ai observé que ses préceptes et ses contes, connus
1 l6 ESQUISSES DE LA PERSE.
de toutes les classes de l'empire , servent de frein à l'arbi-
traire , autant au moins que les lois du prophète. »
Le livre de Sadi le plus connu en Europe , est le Gu-
listan ou Jardin des roses , recueil de contes fort courts,
d'anecdotes, d'apologues et d'épigrammes en vers-, ces
épigrammes sont souvent citées dans la conversation fami-
lière, et l'on en attribue à Sadi un grand nombre qui ne
se trouvent ni dans le Gulistan , ni dans le Kalegrat ou
Collection complète de ses œuvres. Cet auteur est au-dessus
de toute comparaison avec les écrivains orientaux, dans
les genres dont il s'est spécialement occupé. Voici un apo-
logue qui offre un exemple de sa manière :
(i Un jour que j'étais au bain , un de mes amis plaça
dans ma main un morceau d'argile parfumée : je le pris,
et m'adressant au morceau d'argile : « Es-tu, luidis-je, du
musc ou de l'ambre.'^ ton parfum est délicieux. — Non,
reprit-il, je ne suis qu'un vil morceau de terre 5 je ne suis
pas la rose , mais j'ai long-tems vécu près d'elle. »
Nous citerons encore l'épigramme suivante qui tend à
signaler le danger de la négligence, dans l'accomplisse-
ment des devoirs de la vie : « Malheur à celui qui est parti
sans remplir sa tâche ! le signal de monter sur les chameaux
a été donné, et il ne les a pas encore chargés. »
Combien diffère de la simplicité du poète Sadi , la riche
mélodie de Hafiz dont le mérite est dans la richesse de son
imagination , et le brillant coloris de son style ! Sa pensée
a quelque chose de déréglé qui séduit le lecteur , et il
trouve le secret de plaire par les écarts nombreux qu'il se
permet. C est le poète favori des Persans, et ils sexlasient
sur des passages que notre goût plus sévère condamnerait.
« Hafiz, nous disait Khan Sahib, a le bonheur de plaire aux
sages cl aux libertins. Ces derniers trouvent, dans le sens
littéral de ses odes, une invitation à couler leurs jours dans
le luxe et les voluptés , tandis que les sages , considérant
ESQUTSSKS DE L\ PERSE. 11^
ce poète comme un enthousiaste religieux, attachent, dans
leurs méditations, un sens mystique à chacun de ses vers,
et les récitent en guise d'oraisons. »
La vérité est que Hafiz , comme Horace , a écrit sur
divers sujets moraux, erotiques et même bachiques. Une
des raisons pour lesquelles on attribue un sens mysti-
que à ses vers, c'est qu'il vante beaucoup le jus de la
treille qui exalte trop son enthousiasme ^ or des îNIusulmans
orthodoxes ne peuvent prendre à la lettre les éloges qu'il
lui prodigue ; mais , sur quelque ton qu'il monte sa lyre ,
le sentiment religieux perce toujours dans ses poésies. « Un
jour, dit notre auteur, nous discutions sur ce sujet, de-
vant un Persan aveugle ^ pour nous convaincre du mérite
religieux du poète , il se fit apporter un volume de ses
odes , et après avoir feuilleté les six premières pages , il
mit le doigt sur ces vers : « Ne détournez point vos pas des
obsèques de Hafiz -, tout accablé qu'il est du poids de ses
fautes, il prendra son vol vers le paradis. » Ce vreu s'est
accompli; en effet, un immense cortège accompagna sa
dépouille mortelle au tombeau qui lui fut destiné non loin
de Chiraz, et, depuis ce jour, son mausolée est visité par
les pèlerins de tout rang et de tout âge.
Exegl monumeutum jere pereunius,
Non omnls morîar...
« J'ai élevé un monument plus durable que l'airain
» Je ne mourrai pas tout entier... » a dit Horace; Hafiz a
montré la même confiance dans son génie : « O Hafiz ! s'é-
crie-t-il , vos chants respirent la joie ; le génie inspire vos
odes -, vos œuvres sont un collier de perles-, le ciel a paré
votre front de la couronne des pléiades. »
Notre auteur donne deux échantillons de composition
en prose chez les Persans-, l'un est un extrait de l histoire
de la dynastie haianide , l'autre le préambule du traité
Il8 ESQtlSSES DE LA PERSE.
conclu par Sir John Malcolm. Le premier est remarquable
par la simplicité du style, le second est du plus mauvais
goût-, il est écrit dans le genre des rungin ibazut, ou com-
positions fleuries. (C'est le style ordinaire des correspon-
dances officielles et des documens politiques.) Remarquons,
en passant, que la connaissance des formules épistolaires
adaptées au rang des correspondans est aussi nécessaire à
un diplomate que l'art de s'asseoir et de se lever. On ad-
mire , dans le préambule en question , l'art avec lequel le
rédacteur sauve au roi de Perse l'humiliation de traiter
avec un personnage placé au-dessous du rang suprême -,
avec quelle adresse il fait la part du roi d'Angleterre, en
lui accordant le sceptre des mers pour réserver à son maître
l'empire de la terre.
Les Persans affectent, dans leurs écrits philosophiques,
la concision du style et une logique sévère ; mais ils trai-
tent des facultés intellectuelles avec un mysticisme qui ôte
toute clarté à leurs pensées. Au surplus la métaphysique
de nos écoles n'a pas d'énigmes qui ne se retrouvent dans
leurs textes originaux.
Les conteurs persans ont quelques rapports avec les im-
provisateurs italiens 5 il n'est pas absolument nécessaire de
comprendre leur langue , pour s'intéresser à leurs récils.
L'un d'eux , voyant deux Anglais prendre congé de la com-
pagnie au moment où il allait commencer son récit, leur
demanda la cause de leur départ : « Nous n'entendons pas
le persan, lui dirent-ils. — Ce n'est pas nécessaire , répli-
qua le conteur, vous pouvez rester, votre ignorance de
notre langue ne vous dérobera pas à ma puissance. » Ef-
fectivement , nos deux compatriotes furent presqu'aussi
enchantés du conteur que le reste de la compagnie, tant
il avait mis d'ame et d'expression dans sa déclamation et
dans sa pantomime.
Un des conteurs les plus agréables est Mollah Udinah,
ESQUISSES DE LA PERSE. I 'O
aUaché à ce litre à la personne du roi ; sa tâche esl de dis-
siper l'ennui du monarque pendant ses vovages, et d'as-
sortir chacun de ses contes à la disposition d'esprit de son
superhe auditeur 5 je laisse à penser si on lui permet les
répétitions. Mollah Udinah n'a donc point une sinécure,
et comme il est en grande faveur auprès du souverain , ou
doit croire qu'il possède une imagination aussi féconde et
une mémoire aussi heureuse que celle de la helle Schehera-
zade des Mille et une Nuits.
C'est aussi un service très-pénihle que celui de poète
du roi , nommé aussi le roi des poètes; les devoirs de nos
lauréats ne sont rien auprès des siens. Il ne suffit pas qu'il
célèbre chaque année, par une ode, le jour de naissance
de son souverain -, il est tenu de retracer en vers héroïques
les événemens qui ont signalé le règne de S. M. dans l'an-
née qui vient de finir. Il doit aussi , dans un grand nombre
de circonstances, mettre en vers les traits échappés à l'ima-
gination royale. En outre , il est condamné à satisfaire les
goûts poétiques du prince par des compositions originales
sur les divers sujets qu il daigne lui indiquer. ^ oici un
exemple puisé dans un journal manuscrit qui est en notre
possession : le roi lui ordonna un jour de faire un distique
sur une nouvelle salle qu'il venait d'occuper, et dont le.
murs et le plafond étaient couverts de glaces 5 le poète im-
provisa à l'instant ces deux vers :
« Pourquoi, s'écriait-il, en s'adressant à ce salon, es-tu
plus célèbre que le palais de César ou de Jemschid .^ Parce
que tu réfléchis de tous côtés la personne du roi des rois. »
Un tel effort de génie méritait bien , de la part du roi
des rois, le témoignage de reconnaissance auquel Hadii
Baba fait allusion, lorsqu'il nous représente le poète lauréat
de son tems bourré de sucre candi.
Mais il est tems de dire adieu à Chiraz. Voici comment
l'IO ESQUISSES DE LA PËUSÈ.
notre auteur peint le cortège de l'ambassadeur au moment
où il quitte cette ville :
« Neuf palefreniers richement costumés , sous la direc-
tion de l'écuyer en chef, conduisaient neuf superbes che-
vaux magnifiquement harnachés , avec des selles et des
brides ornées d'or et d'argent ; suivaient huit coureurs, en
tuniques de drap jaune brodées d'argent ^ puis venaient
l'ambassadeur et sa suite , escortés d'une nombreuse cava-
lerie, timbales et trompettes en léte ; une nuée de secré-
taires et de valets marchaient sur les flancs. Au nombre de
ces derniers, se trouvaient des paisïikitmets , spécialement
préposés à préparer les pipes pour l'ambassadeur et pour
les nobles attachés à la légation. Les pipes et les accessoires
étaient portés devant eux dans deux énormes caisses. La
partie la plus curieuse de ce bagage était deux petits ré-
chauds en fer remplis de charbon suspendus à côté de leur
selle , et qui servaient à allumer la pipe qu'ils présentaient
à leur maître, au bout d'un long tube flexible. »
Les ambassadeurs étrangers sont considérés , en Perse ,
comme les botes du monarque. Toutefois ils ne sont pas hé-
bergés aux dépens de celui-ci, mais bien aux frais des habilans
des villages qu'ils traversent -, la nombreuse cavalcade de
l'ambassadeur anglais semait partout l'alarme sur son pas-
sage. Heureusement pour ses habitans, l'ambassadeur refu-
sait de recevoir gratis leurs provisions, et leur payait les frais
de transport des glaces de prix , et des autres présens des-
tinés au roi de Perse , par le gouverneur-général de l'Inde -,
aussi marchait-il escorté des bénédictions de ces pauvres
gens-, il en reçut , à Aklid , le témoignage le plus flatteur
de la bouche d'un vieux conteur, le maire de l'endroit.
« Le bourg d' Aklid est situé , dit notre auteur , dans une
belle vallée bordée d'un amphithéâtre de coteaux arrosés
de ruisseaux limj)idcs. Les jardins et les bois qui l'cntou-
ESQUISSES DE 1,A PERSE. 12 1
icnt donnenl au voyajjeur l'idée la plus riante de ce pays. »
Malheureusement le charme cesse bientôt, car à l'exception
du Mazenderan et autres provinces sur la mer Caspienne,
la Perse est un pays aride où l'on ne voit pas une grande
rivière , et où l'on remarque peu de ruisseaux qui ne soient
à sec une partie de l'année. L'absence des grandes rivières
rend les îiqueducs nécessaires pour la culture des terres;
leur établissement et leur entrelien sont fort coûteux.
Les guerres civiles auxquelles la Perse a été constam-
ment en proie depuis l'âge d'or de la dynastie des Seffis,
jusqu'au règne du souverain actuel, ne lui ont pas permis
de perfectionner son industrie; et comme la sûreté du mo-
narque consiste dans les tribus de pasteurs qui constituent
sa population militaire, et dont les habitudes sont incom-
patibles avec l'exercice de l'agriculture et du commerce ,
il serait impossible au souverain , lors même qu'il en aurait
la volonté, d'encourager efficacement les arts delà paix*
Le choix de Téhéran pour résidence royale prouve com-
bien le souverain attache d'importance à se tenir en rap-
port avec ces tribus militaires , et à exercer sur elles une
active surveillance. C'est ce motif qui lui a fait renoncer à
la cité fameuse d'Ispahan. Rien ne surpasse la beauté et
la ferldité des environs d'Ispahan , et l'on reste frappé
d'admiration au premier coup d'oeil que l'on jette sur cette
ville. Les magnifiques avenues, les bois, les vergers, voi-
lent ses ruines de leur riche verdure ; de près l'illusion se
dissipé , mais quoique son antique splendeur soit éclipsée ,
il en reste encore de si merveilleux débris, que l'on écri-
rait un volume sur ses délicieux environs 5 sur ses palais ,
dont la splendeur conserve des traces admirables ; sur
son collège décoré de portes d'argent massif; sur ses ponts
magnifiques ; sur ses bains ; sur les arcades majestueuses de
ses bazars ; sur ses fontaines; sur les rives si vantées de
Zindehrand et sur les jardins qui les bordent, ombragés de
ll'î, ESQUISSES DE LA PCKSE.
sycomores, et où abondent, en toute saison, les fruits et
les fleursde lazone tempérée. Téhéran, au contraire, n'offre
rien d'imposant ni d'agréable, à l'exception du palais qui
est admirable ; l'unique mérite de cette ville est d être le
centre du mouvement de la ligne occupée par les tribus mi-
litaires, qui s'étendent des bords de la mer Caspienne aux
frontières de la Turquie. Quoique la cour ait abandonné
Ispahan , et qu-'une partie en soit presque déserte , elle est
encore la première ville du rovaume. Ses babilans sont ac-
tifs et industrieux -, ce sont les meilleurs fabricans et les
plus mauvais soldats de la Perse. «Il v a quel([ues années,
dit notre auteur, qu'elle était gouvernée par un frère du
célèbre Hadji Ibrahim, dont la famille occupait, à cett'^
époque , les postes les plus élevés de l'état. Ce ministre ra-
conta, en ma présence, à l'ambassadeur, Tanecdote sui-
vante : Un marchand vint me trouver un jour, pour me décla-
rer qu'il était hors d'état de payer un certain impôt : « Vous
devez, lui dis-je, paver l'impôt comme les autres, ou quit-
ter la ville. — Où irai-je ? — A Chiraz ou à Cazan. — Mais
votre neveu gouverne l'une de ces villes, et votre frère
l'autre. — Allez déposer vos plaintes aux pieds de S. M.
— Mais votre frère Iladji est premier minisire. — Allez au
diable. — C'est bientôt dit, reprit mon intrépide Ispa-
hani , mais ne savez-vous pas que Hadji Merboun , votre
père , le plus dévot de nos pèlerins, est mort? — Mon ami,
lui dis-je en riant aux éclats , puisque vous assurez que ma
famille est toujours là pour empêcher que justice ne vous
soit rendue, je paierai moi-même votre contribution. »
Notre auteur, en parlant de l'affluence qui se porta à la
rencontre de l'ambassadeur, à son entrée àispahan , prétend
que cette multitude composait la moitié de ses deux cent
mille babilans. M. Morier, se fondant sur l'état de la cou-
sommalion (puilidicnne, en viandes de toule espèce, éva-
lue la population à Go,ooo unies, tandis que le célèbre
ESQriSSES DE LA 1>EUSE. 123
voyageur Chardin la porte à 36o,ooo environ. Celte dif-
férence énorme s'explique aisément par la circonstance
que les quatre cinquièmes de Tespace compris dans les murs
de l'ancienne cité sont aujourd'hui déserts. Les conquêtes
faites par les Afghans et les guerres civiles allumées par
les prétendans à la couronne, après la mort de Schah Nadir,
n'ont laissé que des ruines à la place de celte splendeur et
de cette opulence qui, sous le règne de Schah Abhas ,
avaient fait d'Ispahan la première ville de l'Asie. Toute-
fois , les relations les plus récentes nous apprennent que
les bazars sont encore Irès-vasles, et que la portion de ces
galeries qui est couverte et disposée pour recevoir les mar-
chands, a deux milles de long. La place de gouverneur de
la ville et de la province qui en dépend est d'un grand
rapport, en ce que celte province procure à S, M. plus de
revenus que toute autre. C'est à Schah Abbas qu'Ispahan
doit son antique splendeur 5 le palais qui la décorait, son
pont, sa mosquée, son collège, son caravenserail , sont
autant de monumens élevés en l'honneur et en mémoire
de ce monarque. Hadji Mehemet Hussein , le prédécesseur
du second ministre actuel est non moins célèbre dans les
fastes de cette cité. C'était un petit boutiquier d'Ispahan
qui, à force d'industrie et de talent, augmenta successi-
vement sa fortune, et parvint, en suivant tous les degrés
de la hiérarchie municipale, jusqu'aux fonctions de gou-
verneur de province ( heglierbeg) et de ministre des finan-
ces. Il se maintint dans la faveur du monarque, autant
par l'importance des dons personnels qu'il lui prodiguait ,
que par la somme des impôts qu'il versait dans ses caisses.
Cet homme extraordinaire dut les progrès rapides de sou
opulence , moins encore à ses talens qu'à son bon génie ,
qui permit un jour que des mules chargées de trésors s'é-
garassent dans la cour de sa maison, sans que leur maiux^
124 ESQUISSES DE LA PERSE.
vînt les réclamer. Voici le portrait que Sir John trace de
ce personnage :
« Hadji Meliemet Hussein a des mœurs très-simples ; il
n'a aucune prétention à l'esprit , et il ne possède pas cet
éclat d'imagination qui rend , en général , si piquante et si
vive la conversation des Persans. C'est un homme d'af-
faires, et voilà tout. Un jour, en présence d'un de mes
amis qui déjeunait avec lui , il dit à un misérable ouvrier
qui venait lui vendre une paire de pantoufles : « Asseyez-
vous là, mon brave homme, et commençons par déjeuner,
nous ferons ensuite marché ensemble. » Il n'est pas rare
de voir des personnes d'un rang élevé admettre des infé-
rieurs à leur table. Cet usage provient de leur respect pour
les droits sacrés de l'hospitalité et de l'humilité que le
Koran leur impose 5 humilité qui a aussi ses tartufes.
D'ailleurs leur condition n'est pas tellement assurée, qu'ils
n'aient à craindre de tomber dans les derniers rangs du
peuple, et de se trouver de niveau avec leurs domesti-
ques et leurs ouvriers. Aussi la familiarité qu'ils leur té-
moignent n'est-elle pas si opposée qu'on pourrait le croire ,
à la fierté qu'on leur attribue. »
L'élévation des personnages les plus obscurs aux plus
hautes dignités n'est cependant pas aussi commune en
Perse qu'en Turquie. En effet, le schah tirant toute sa
puissance des tribus militaires, du sein desquelles est sortie
sa dynastie , les capitaines et les sujets les plus distingués
de ces tribus lui composent une cour féodale , et occupent
les grands offices de sa maison , de même que , chez les
Francs, les bénéfices militaires étaient dévolus à leurs ca-
pitaines. D'un autre côté , le conseil des ministres est
composé de mirzas ou officiers civils , d'une éducation
soignée.
Cachan est la ville la plus considérable qu'on rencontre
ESQUISSES DE LA PEKSE. 19.5
enire Ispahan et Téhéran ; elle se distingue par la grosseur
(le ses scorpions , par la poltronerie de ses habitans, et par
l'habileté de ses fabricans de soieries. Lorsque Nadir Schah
revint de son expédition de Tlnde , il licencia son armée ;
on raconte que trente mille de ses soldats, appartenant
aux villes de Cachan et dlspahan, demandèrent à ce prince
une escorte de cent mousquetaires, afin de pouvoir se ren-
dre en sûreté au sein de leurs familles : a Lâches , s'écria-
t-il enflammé de colère , vous craignez donc qu'un brigand
ne vienne vous tuer et vous dévaliser en masse? N'est-ce
pas un miracle , ajoula-t-il en s'adressant à ses capitaines ,
que j'aie obtenu tant de succès à la tête de cet amas de
poltrons! »
On ne saurait voyager en Perse , sans faire connaissance
avec les Turcomans. Ces peuplades ne forment point , de
nos jours , un corps de nation vivant sous un gouverne-
ment régulier -, c'est plutôt une aggrégation de tribus in-
dépendantes ayant la même langue , les mêmes usages et
un penchant commun à piller tous les voyageurs, et à dé-
vaster tous les villages qu'ils rencontrent dans les excur-
sions qu'ils entreprennent tous les jours dans un rayon de
cent milles. Leur chef réside à Boukhara-, son prédéces-
seur, nommé Beggi Jan, exerçait sur eux un pouvoir ana-
logue à celui de Mahomet sur les Arabes. Il joignait la
puissance d'un souverain au zèle d'un chef de secte, et
aux habitudes d'un derviche. Le chef actuel qui est le fils
de ce prince a voulu conserver la puissance paternelle, en
répudiant l'héritage de ses autres qualités; et il a couru
grand risque de la perdre. Les revenus ordinaires de ce
chef consistent dans le produit d'une capitation qui pèse
sur cinq mille familles juives domiciliées à Boukhara ; les
principales tribus de Turcomans qui infestent les frontières
de la Perse , sont les luinuis et les Guklams ; elles con-
sistent en huit ou dix mille familles. M. Moricr, à qui son
126 ESQUISSES DE LA 1 EUSE.
séjour cà Astrabad a procuré les notions les plus exactes
sur les Turcomans , rapporte que leur métier ne consiste
pas seulement à enlever des chevaux et des bestiaux, mais
qu'ils enlèvent également tous les blés qu'ils trouvent,
afin d'en approvisionner le Korasan. Quoique leurs excur-
sions soient devenues moins fréquentes , depuis que l'avé-
nement du schah régnant a fait cesser la guerre civile qui
désolait l'empire, ces peuplades de brigands n'en sèment
pas moins l'alarme dans le pays. Au moindre bruit de
guerre qui retentit au dehors, à la moindre commotion
qui ?e fait ressentir dans l'intérieur , ils se rallient et se dis-
posent à profiter de la circonstance , pour faire irruption
sur le territoire persan. Il n'est pas douteux que le gouver-
nement russe n'ait voulu tirer parti de cette circonstance,
lorsque dernièrement il s'est mis en relation avec le prince
de Boukhara.
« Les Turcomans, dit notre auteur, aiment passionné-
ment la musique et la danse : toutes les fois qu'ils marchent
aux combats, ils entonnent leur fameux chant de Kur,
lequel a, dit-on , le pouvoir d'exciter au dernier point leur
ardeur guerrière. » Le sujet de ce chant, d'après l'explica-
tion que Rahman Beg en a donnée à notre auteur, est
l'histoire merveilleuse du fils d'un pauvre aveugle; ce fut
le bandit le plus intrépide de son tems.'A lui seul il ter-
rassait cent ennemis, et lorsqu'on lui en opposait mille,
il les défiait encore , monté sur son coursier rapide. L'ef-
fet produit par ces hymnes de guerre nous rappelle les
usages antiques des Celtes et des Scandinaves, dont les
descendans ont peuplé l'Europe moderne. Les antiquaires
et les philosophes peuvent puiser dans ces documens quel-
ques points de comparaison curieux entre ces diverses na-
tions et leur origine respective.
Les Ilias, ou tribus errantes de la Perse, sont un peu
moins barbares que les Turcomans, tandis que les an-
KSQtl.-^SES r>F. LA PERSE. 12^
cicnnes annales de ce royaume alteslent que , de tous lems,
sa partie méridionale, et notamment les montagnes de
Kermann et Lurislan ont été peuplées de tribus nomades ;
on retrouve chez les llias qui errent dans les provinces du
nord le langage, les mœurs et la physionomie de la race
tartare à laquelle ils appartenaient. Les qualités qu'ils es-
timent le plus sont le courage chez les hommes et la chas-
teté chez les femmes. Ces dernières ne portent point de
voile lorsqu'elles vivent dans les tentes ; elles sont très-
hospitalières^ leurs manières avec les étrangers sont lihres
sans indécence; au reste elles manifestent dans Toccasion
presqu'autant d'intrépidité que les hommes. « ^Nlonle là-
dessus, disait l'une d'elles à sa fille, en lui montrant un
cheval sans selle ni bride , et prouve à l'ambassadeur d'Eu-
rope qu'un enfant de la tribu ne ressemble pas à la fille d'un
habitant de la ville. » Celle-ci sauta à crin sur le cheval,
et s'élança au galop au sommet d'un monticule escarpé et
jonché de pierres énormes. Arrivée au but de sa course ,
elle nous fit signe delà main, et descendit avec la même
rapidité ; elle arriva triomphante, et fière d'avoir montré la
dififérence qui existe entre les femmes de la tribu et celles
de la ville. »
Quoique les llias se permettent la pluralité des femmes,
ils mettent une grande différence entre les enfans mâles
issus d'une mère noble ou plébéienne : les premiers suc-
cèdent au rang que leur père occupe dans la tribu , tandis
que les autres sont traités à peu près comme des bâtards.
Sur la route de Cazan à Téhéran , on rencontre la ville
de Koum , célèbre par le tombeau de l'immaculée Fatime,
sœur d'Imaum Medi , l'un des descendans les plus rappro-
chés d'Ali, gendre de Mahomet. Les Persans, sectateurs
d'Ali , ont une extrême vénération pour ce tombeau, dont
la garde est confiée à un collège de prêtres : c'est un lieu
de refuge pour les criminels et un asile même coutre le
120 ESQUISSES «E L\ PERSE.
ressentiment du monarque -, les chefs des tribus et d'autres
personnes d'un haut rang y trouvent un asile où ils bravent
impunément ses ordres-, c'est là que récemment se sont
rendus quelques chefs militaires qui refusaient de courir
les chances de la guerre contre les Russes. On doit con-
clure de ce droit d'asile, que l'on trouve également dans
d'autres lieux réputés sacrés , que si en Perse les prêtres
ou les hommes de loi ( termes synonymes chez les Musvd-
mans ) ne forment pas un corps d'Ulemas comme à Cons-
tanlinople , ils ne sont pas sans influence , même sur le
souverain; mais si, en Turquie, les Ulémas chargés de
faire exécuter les décrets du grand-seigneur constituent
une puissance assez forte pour résister dans l'occasion à ses
volontés , en Perse , les prêtres affranchis du soin d'éclairer
et de défendre le gouvernement n'ont aucun prétexte pour
lui résister, ni même pour s'ingérer dans les affaires pu-
bliques.
Nous croyons inutile de transcrire ici la description don-
née par notre auteur de l'entrée solennelle de l'ambassade
anglaise à Téhéran, en 1800; nous n'en citerons qu'un
seul épisode. Avant d'entrer dans la capitale. Sir John
Malcolm, en habile diplomate, satisfit aux superstitions
persanes : il consulta un astrologue sur le jour et l'heure
à laquelle il devait en franchir la porte , pour assurer le
succès de sa négociation-, l'astrologue lui répondit par
écrit que tous ses vœux seraient accomplis, pourvu qu'il
fit son entrée le i3 novembre, à 2 heures 45 minutes après
midi. Effectivement, Sir John relarda sa marche, et ar-
riva juste à l'heure indiquée , à la grande satisfaction des
Asiatiques attachés à la légation.
A Téhéran, Sir John eut pour hôtcHadji Ibrahim , alors
premier ministre. Cet homme était d'abord cadi dans l'un
des cantons de Chiraz ; lorsque la discorde éclata entre les
princes de 1 1 famille de Zund et Mehemet Aga , oncle du
ESQUISSES DE LA P\;RSE. I 9.f)
roi actuel, il excita dans cette ville un soulèvement en
faveur de ce dernier, et cette circonstance décida la
guerre qui plaça Mehemet Aga sur le trône. Hadji Ibrahim
devint son premier ministie, et il continua de l'être sous
son successeur. En 1802 , victime des frayeurs ou des in-
trigues de ses ennemis, il subit le dernier supplice j on ar-
rêta le même jour et à la même heure ses frères et ses en-
fans qui remplissaient de hautes fonctions dans les diverses
parties du royaume: les uns eurent la tête tranchée, on
creva les yeux des autres , et tous les biens de cette famille
furent confisqués.
Après avoir cité cet exemple d'ingratitude, il est con-
solant de jeter les yeux sur les témoignages de reconnais-
sance prodigués par le schah actuel à Mehemet Hussein
khan. C'était un chef de tribu qui fut chargé de défendre
contre les Tartares, le fort de Merv, situé sur lOxus-, fait
prisonnier par Bedzji Jan , et emmené à Boukara , il par-
vint à s'échapper de cette ville , et se réfugia en Perse ,
dans un dénuement absolu. Le roi, pour le récompenser
de son courage et de sa constance dans l'adversité , lui ac-
corda sa confiance et l'éleva au poste de nédim ( compa-
gnon du prince ).
Notre auteur décrit avec pompe la réception de l'ambas-
sadeur à la cour du schah. Voici le tableau qu'il trace de
la salle d'audience et de la personne du souverain :
« Le cortège fut introduit dans un jardin , au milieu du-
quel serpentait un canal, alimenté par un grand nombre
de jolies fontaines. Ce jardin était garni de superbes allées,
et de hautes murailles en formaient l'enceinte 5 au pied de
ces murailles , plusieurs compagnies de gardes , armés de
fusils, étaient rangées en haie, et, le long de l'avenue
conduisant à la salle d'audience , régnait une double ligne
de princes, de nobles, de courtisans, d'officiers civils et
militaires. Au milieu de la salle s'élevait le trône d'or sur
XV. 9
I.iU F.SQUISSES DE I.A VEV.SK.
lequel le roi des rois parut clans tout son éclat. Ce prince
est de taille moyenne; on dirait qu'il n'a pas plus de trente
ans 5 sa constitution est excellente ; ses traits sont réguliers;
sa physionomie annonce la vivacité et rintelligence. Sa
barbe fixa particulièrement notre attention -, elle est épaisse,
d un noir foncé, et flotte sur sa poitrine. La richesse de
son costume est au-dessus de toute expression ; sur une tu-
nique blanche ornée de broderies magnifiques , il porte un
caflan de même couleur -, le prince était couvert de pier-
reries d'une grosseur prodigieuse, dont l'éclat, se con-
fondant avec les rayons du soleil qui dardait sur sa per-
sonne , éblouissait tous les regards. Après les cérémonies
de la présentation , le schah daigna causer avec l'ambassa-
deur, sur les mœurs et les usages de l'Angleterre , et no-
tamment sur la condition des femmes dans ce pavs : « On
m'a conté, dit-il, mais je ne puis le croire, que vos rois
n'ont cju'une femm.e. — Aucun prince chrétien , répondit
l'ambassadeur, ne peut en avoir davantage. — Oh! je le
sais, mais il peut avoir une petite lady? — Sur ce point ,
comme sur tous les autres , George III , notre gracieux sou-
verain , sert de modèle à ses sujets par son respect pour la
morale et la religion. — C'est très-bien , dit en riant Sa Ma-
jesté -, mais je ne voudrais pas être roi dans un tel pavs. »
Dans une seconde entrevue , la conversation roula sur
l'étendue du pouvoir royal. Le schah , après avoir écouté
attentivement les explications que l'ambassadeur lui donna
sur la constitution britannique. « Votre roi, dit-il , n'est,
je le vois, que le premier magistrat de son royaume. —
^ otre Majesté, dit l'ambassadeur, a parfaitement défini le
caractère de la royauté en Angleterre. — Un pouvoir de
cette nature doit être durable , mais il n'offre pas de jouis-
sances -, mon pouvoir, à moi, consiste à en user comme je
l'entends. ^ ous vovcz ici Soliman khan kajir, et plusieurs
autres grands dignitaires du royaume 5 eh bien , je puis, à
ESQUISSES DE LA PERSE. i?)l
mon gré, 'couper la tète à tous ces gens-là. Est-ce que je
ne le puis pas? ajoula-t-il en s'adressant à eux. — Idole du
monde , dit Tun d'eux, en se prosternant devant le prince ,
rien ne vous est plus facile, si tel est voire bon plaisir. »
En Perse, le métier de roi n'est point une sinécure. Il
donne deux audiences par jour 5 à la première , il reçoit les
hommages de ses enfans, de ses ministres, des grands,
des magistrats, des officiers de son armée, et accueille les
étrangers de distinction qui lui sont présentés-, à la seconde,
il travaille avec ses ministres et ses favoris : en outre , il
tient tous les jours sa cour, en présence de trois cents
dames de son harem, de nations, de couleurs, et de rangs
différens. Deux femmes ont seules le privilège de s'asseoir
devant lui 5 l'une d'elles est la mère de l'héritier présomptif
de la couronne.
On dislingue, dans le sérail, plusieurs officiers du sexe
féminin-, une maîtresse des requêtes, une maîtresse des '
cérémonies et une directrice de la police. La première est
chargée de faire connaître à S.]M. les jeunes étrangères qui
demandent à lui être présentées , pour èlre admises à l'hon-
neur de parlagcr sa couche 5 la seconde est chargée de
placer toutes les dames, suivant leurs dignités et la consi-
dération dont elles jouissent-, la troisième, dont on devine
les fonctions, est la plus occupée de toutes. On demande si
le prince, chargé de diriger et de surveiller tant de fonction-
naires de tout sexe, ne mérite pas d'avoir pour indemnité
les deux diamans de 186 et de 146 carats qui décorent
son diadème ?
Nous regrettons que Sir John Malcolni ait passé légère-
ment sur la réception de son ambassade, en i8og. Le
schah reçut celle-ci dans son camp de Sultaniéh ^ ce camp
est établi dans la province d'Irak ; au milieu de la plaine
où il est assis, s'élève, sur une éminence, un petit palais
qui sert de résidence au schah et à quelques personnes de
l'il ESQUISSES DE LA. PERSE.
sa cour : une aile de ce bâtiment est réservée aux femmes.
Le monarque est la seule personne du camp qui ait un
harem. L'armée étant composée du contingent des diverse>
tribus militaires , chacune d'elles a son quartier séparé ^
cependant on n'a pu éviter la confusion qui résulte de la
réunion , dans un même local , des hommes , des bestiaux ,
des provisions , des bagages, etc. , etc. Les tentes des ca-
valiers se distinguent par les longs éperons qu'on voit ac-
crochés à l'entrée. Au milieu des tentes et des bagages ,
sont jetées douze pièces d'artillerie qu'il serait presque im-
possible de manœuvrer dans la position qu'elles occupent ,
s'il survenait une attaque imprévue.
Tandis qu'à Constantinople , l'héritier de l'empire est
claquemuré dans le sérail, pendant la vie du souverain ,
en Perse , les princes destinés au trône s'instruisent dans
l'art de régner, à la tête du gouvernement des provinces.
L'histoire nous offre de nombreux exemples de la jalousie
conçue contre leurs enfans, même par des souverains qui
régnaient sur des nations civilisées. Le schah actuel ne par-
tage point ces sentimens , car , depuis vingt ans , son héritier
présomptif, Abbaz Mirza, a été chargé du gouvernement
de la partie du royaume qui louche aux frontières de la
Russie. On sait que la cour de St.-Pélersbourg accuse ce
prince d'avoir dirigé la levée de boucliers qui a servi de
motif à la guerre actuelle entre la Russie et la Perse, Abbaz
Mirza, attribuant les conquêtes des Russes , depuis le nord
du Caucase , jusqu'aux bords de l'Araxe, sur une éten-
due de pays de 4oo milles , à la supériorité de leur disci-
pline militaire, voulut former un corps régulier d'infan-
terie capable de lutter avec ses voisins d'Europe. Pour y
parvenir, il prit d'abord à son service des officiers français
attachés à la mission du général Gardanne , et , plus tard ,
il choisit ses instructeurs dans l'armée anglaise. Sir John ,
lors de sa première ambassade , lui fit part de ses idées sur
ESQUISSES DE LA PERSE. l33
le perfectionnemeut du syslème militaire de la Perse, mais
il était lui-même opposé à ce système ; il eut la franchise
de s'en expliquer avec ce prince , en l'engageant fortement
à suivre, dans l'occasion , le plan que lui avait tracé Aga
Mehemet khan , lorsqu'en novembre 1796 , une armée
russe, sous la conduite du général ZoubofT, passa l'Araxe,
et campa dans les plaines de Moghan. Ce monarque intré-
pide mit son armée en campagne , malgré la rigueur de la
saison , et manifesta à ses généraux la résolution d'attaquer
les Russes.
« Un homme aussi sage que Votre Majesté , lui dit Hadji
Ibrahim, son premier ministre, peut-il croire que j'irai me
casser la tête contre leurs murailles d'acier, et que j'expo-
serai notre armée irrégulière à être détruite par leurs ca-
nons, et par leurs troupes disciplinées? Je connais un meil-
leur moyen de les exterminer ; leurs boulets ne pourront
pas m'atteindre ; et partout où ils porteront leurs pas, ils
ne trouveront qu'un désert. »
Nous croyons, avec Sir John Malcolm , que ce système
de défense est le seul qui convienne à la disposition topo-
graphique de la Perse et à la nature de son gouvernement.
Quoique les instructeurs anglais aient, à force de soins ,
discipliné quelques corps d'infanterie et d'artillerie , au
point de les opposer avec succès aux régimens russes, dans
plusieurs circonstances mémorables, il n'en est pas moins
vrai que les Persans n'ont pas de meilleur moyen de dé-
fense contre les légions de l'Europe, que de harasser leurs
ennemis, à la manière des Parthes. L'artillerie à cheval
qui, dans la guerre actuelle, a sauvé, en plus d'une occa-
sion , l'armée d'Abbaz Mirza d'une destruction complète ,
et qui a remplacé les pierriers portés autrefois à dos de
chameaux, l'artillerie à cheval , disons-nous, est peut-être
la seule arme que la Perse ait empruntée avantageusement
aux Européens. Cette importation est due à un officier an-
ï3 l ESQVIiSKS DE LA I'El\sE.
glais qui faisait partie de la suile de Sir John, et que sa
haute stature avait fait surnommer le dattier, par un
Arabe du Daghestan.
Au retour de sa seconde ambassade , Sir John ]\lalcolm
traversa le Kurdistan , l'ancienne Carduchia , fameuse par
la retraite des dix mille, dont Xénophon fut, comme on
sait, rhistorien et le héros. Celte contrée n'a pas été moins
célèbre dans le moyen âge -, c'est la patrie de Saladin , le
digne adversaire de Ilichard Cœur-de-Lion, et de Philippe-
Auguste.
Le vol et le brigandage sont les principales occupations
des Kurdes. Souvent ils maltraitent l'étranger qui traverse
leur pays , sans offrir à leur cupidité un butin suffisant. La
suite imposante de l'ambassadeur ne le s^uva pas de leurs
déprédations; heureusement, il eut la précaution de faire
prisonniers neuf des plus notables habilans tiu canton où le
vol fut commis, et il les retint en otage jusqu'à ce qu'on
lui eut restitué les objets dont les voleurs étaient décou-
verts, et une somme égale à la valeur des effets qu'il fut
impossible de retrouver. Le percepteur du canton fît l'a-
vance de cette somme, mais l'ambassadeur lui rendit la
quote part à laquelle il s'était lui-même imposé. Il relâcha
ses prisonniers, et les renvoya après les avoir fêtés et leur
avoir donné de petits cadeaux pour leurs femmes et leurs
en fans.
Sennah, capitale de la province d'Ardelan et de tout le
Kurdistan , est bàlie au fond d'un entonnoir formé par d'a-
rides monlagnes ; on ne l'aperçoit que lorsqu'on entre dans
ses faubourgs; les maisons en sont belles ; les jardins, bien
cultivés, offrent un contraste remarquable avec les déserts
qui couvrent le pays. Sir John y reçut l'accueil plus res-
pectueux. Le '\Vali(chef de la province d'Ardelan) envoya à
sa rencontre ses deux fds, dont l'aîné , âgé de dix ans, parais-
sait doué de celte intelligence précoce qu'on remarque ha-
K6QUISSES OE I.A PERSE. J JO
biluellemeiit chez les entUns des Orientaux. Il reiulil à
Tambassadeur sa visite, et l'invita à dîner 5 ce dernier
trouva, dans cette fête improvisée, ce qu'il avait cherché
vainement au milieu des pompes de la cour de Perse, le
mélange de la dignité d'un prince, avec la simplicité pa-
triarchale qu'on rencontre chez les peuples pasteurs ou
nomades. Le Wali lui présenta, avec une sorte d'orgueil,
les officiers de sa maison : a Neuf d'entre eux, lui dit-il,
comptent huit ou neuf générations attachées au service de
ma famille , dans les postes qu'ils occupent. Mon pays ,
ajouta-t-il, a, dans tous les sens, une étendue d'environ
200 milles; nous payons un tribut au roi de Perse, mais
nous sommes à l'abri des exactions qui ruinent les contrées
voisines, plus fertiles et plus riches que la nôtre -, celle-ci
ne tenterait pas un conquérant, elle n'abonde qu'en guer-
riers intrépides , et en chevaux infatigables. »
Sennah sert de résidence à quelques familles de chré-
tiens Nestoriens , qui, depuis des siècles, y vivent tran-
quilles, grâce à la tolérance et à la protection des princes
d'Ardelan.
Notre auteur termine ses Esquisses par la relation de
son voyage dans le Kurdistan. Nous pourrions donc bor-
ner ici notre tâche , mais nous crovons utile de finir cet
article par quelques observations sur l'état actuel des af-
faires publiques à la cour de Téhéran.
Seize années se sont écoulées depuis que Sir John Mal-
colm quitta la Perse pour la seconde fois ; ce tems a été
fécond en événemens dont l'influence est décisive pour l'a-
venir de ce pays, dans ses rapports avec la Grande-Bre-
tagne. En ce moment , la Perse est dans une crise de l'issue
de laquelle dépend son indépendance. Il y a dix-sept ans
que le motif principal de notre alliance avec la cour de
Téhéran était de défendre nos possessions de l'Inde d'une
allaque par les frontières du nuïd , cl de résister à Tarn-
l'iG ESQUISSES DE LA PERSE.
bition gigantesque de Napoléon, qui embrassait l'Europe et
l'Asie dans ses plans de conquête. Tandis que ce grand ca-
pitaine exerçait encore une puissante influence sur le cabi-
net de Saint-Pétersbourg, il pouvait offrir au scbah sa
protection contre la Russie, en échange de la coopération
de ce dernier à l'envahissement de l'Inde. Soit impru-
dence, soit indifférence, Napoléon n'arrêta point le pro-
grès des hostilités de la Russie contre la Perse. La cour de
Téhéran se vit donc forcée d'accepter les propositions du
gouvernement anglais, tendantes à effectuer, par des se-
cours positifs, ce que l'empereur des Français av^ait tenté
d'opérer par sa seule influence.
Telles furent les bases du traité préliminaire négocié et
conclu en 1B09, par M. Hartford- Jones. L'alliance était
purement défensive ^ alors en guerre avec la Russie , le
gouvernement anglais ne s'engageait à fournir à la Perse
des secours, en hommes ou en argent, que dans le cas où
elle serait envahie par des armées européennes. Il offrit en
outre au schah des officiers habiles destinés à l'instruction
de ses troupes •, mais lorsque les affaires de l'Europe eurent
changé de face, et que les deux cabinets de Saint- James et
de Saint-Pétersbourg se furent ralliés contre l'ennemi com-
mun , on sentit la nécessité de mettre un terme à des
hostilités dans lesquelles la Russie avait pour adversaires
les Persans et les Anglais. Cette disposition des esprits pré-
sida au traité de Gulistan , conclu en 181 2 , entre la cour
de Saint-Pétersbourg et celle de Téhéran , sous la média-
lion de l'ambassadeur de S. M. Britannique. La Russie
obtint par ce traité une augmentation de territoire j mais
ses nouvelles frontières furent désignées très- vaguement,
et l'on renvoya à une autre époque le tracé de la ligne de
démarcation qui devait séparer les deux empires. Quant
aux relations entre l'Angleterre et la Perse, elles furent
définitivement fixées, en 1824, pnr le traité de Téhéran,
F.SQVISSES DE LA PERSE. iS^
diaprés lequel la Grande-Bretagne s'engagea , dans le cas
où une puissance en paix avec elle cnvaliiiait le territoire
persan , à obtenir la cessation des hoslilitt s par tous les
moyens amiables qui seraient en son pouvoir, et à fournir
les secours effectifs garantis par le traité de 1809, si les
négociations étaient rompues. Depuis i8ia, la ligne de
démarcation entre la Perse et la Russie n'a jamais été dé-
terminée , et la guerre actuelle n'a eu pour cause qu'une
dispute de territoire presqu'insignifiante en elle-même,
mais qui , grâce aux intrigues locales et à Texaltation reli-
gieuse qui règne chez les jMusulmans , depuis lïnsurrection
de la Grèce, a pris une gravité qui pourrait devenir funeste
à la Perse. Le lecteur peut compter sur Texactitude de
l'exposé que nous allons faire de quelques-unes des cir-
constances qui ont précédé le commencement des hostilités -,
il prouve l'influence de l'exaltation religieuse sur les évé-
nemens politiques chez les sectateurs de Mahomet.
Une tribu dépendante de l'empire russe s'était emparée,
par suite de la tolérance des autorités persanes, de vastes
pâturages situés dans la province d'Erivan sur les bords
du lac de Gokcha. La cession de cet espace de terrain à la
Russie avait été négociée entre le général Yermoloff , gou-
verneur des provinces du Caucase , et le prince Abbaz-
]Mirza ; le schah refusa toutefois de confirmer cette cession,
et le général Yermoloff persista à occuper le canton dont
il s'agit. Quoique l'ambassadeur russe eût dit à la cour de
Téhéran qu'il en référerait à l'empereur , le schah déclara
la guerre à la Russie, et envahit son territoire. Les causes
secondaires qui l'ont décidé à recourir à ce moyen extrême
sont , d'abord , la désaffection bien connue des tribus mu-
sulmanes qui peuplent les cantons récemment cédés à la
Russie -, en second lieu , l'effet produit sur l'esprit de S. M.
Persane, et de ses sujets, par les prédications du Syoud, ou
chef des mollahs (prêtres) chargés de la garde du tombeau
Ij8 ESQlISSES de 1-A PERiE.
sacré de Kerbelali. Il se rendit au camp royiil, où l'on dis-
cutait la question de la paix ou de la guerre; un témoin
oculaire raconte en ces termes la réception qui fut faite à
ce saint personnage :
« A l'arrivée d'Aga Svoud Mohamet , une foule im-
mense, composée de presque toute l'infanterie, vint sans
armes à sa rencontre ; le schah lui envoya sa litière ; quel-
ques princes et un grand nombre d'officiers de la cour se
joignirent à son cortège. L'enthousiasme de la foule était
à son comble -, dans l'impuissance où elle était de toucher
la personne sacrée du syoud, elle baisait respectueuse-
ment sa litière, ainsi que son marche-pied , recueillait pré-
cieusement le sable qui portait l'cmpreinle des pas de ses
mules: l'air retentissait d'acclamations, et pour que le
syoud pût descendre sans être écrasé , la litière ne s'ar-
rêta qu'à la porte du palais. Six ou sept des principaux
mollahs entrèrent dans la cour avec lui -, le schah vint le re-
cevoir à la porte du palais , accompagné du prince royal et
des grands of6ciers de sa couronne •, on eut dit qu'il parti-
cipait à l'exaltation religieuse de ses sujets ; comme eux ,
il déplora amèrement le malheur des fidèles opprimés par
le gouvernement russe. x\ga Syoud Mohamet obtint dans
le camp un quartier séparé pour lui et pour sa suilc, com-
posée de mille mollahs. Le schah avait ordonné à deux
princes d'établir leurs tentes à l'entrée de ce quartier,
avec injonction expresse d'empêcher que la foule n'y pé-
nétrât , et dans le but secret de prévenir la manifestation
trop éclatante de la vénération publique qui entourait ce
saint personnage. Le monarque lui rendit deux visites :
« Je serais heureux , lui dil-il un jour, en lui parlant de
» la lulle des vrais croyans contre les infidèles, je serais
)) heureux de répandre la dernière goutte de mon sang
)) pQur cette sainte cause, et je désirerais qu'on déposât
» sous mon drap mortuaire la promesse écrite de votre
Si^
ESQt'lSSES DE LA l'ErSE. 1 3c)
» main , que les anges chargés de nous interroger devant
» le tribunal suprême reconnaî Iront mon zèle, pardonne-
)) ront mes fautes , et m'ouvriront sans délai les portes du
» ciel. ))
En lisant ces détails , il est impossible de ne pas y trou-
ver une ressemblance frappante avec le langage et la con-
duite des princes d Europe, du temsdes Croisades-, il n'est
point étonnant cjue, sous l'empire d'un enthousiasme reli-
gieux aussi profond, on ait foulé aux pieds les plus graves
considérations politiques; il est probable aussi que Syoud
trouva, dans les dispositions des provinces musulmanes
récemment conquises par la Russie, et dans la supposition
qu'une complète anarchie suivrait la mort de l'empereur
Alexandre, des motifs suffisans pour promettre à son sou-
verain quelques avantages terrestres, en attendant le bon-
heur éternel qu'il lui prédisait dans le ciel. La guerre (ut
donc résolue , et les premiers succès des Persans justifièrent
l'espoir de la population musulmane 5 malheureusement
les suites de la campagne ont été plus funestes pour eux , et
les Russes , après les avoir battus dans plusieurs rencontres,
ont menacé la place de Tébriz, le poste militaire le plus
important après celui de Téhéran. Cette démonstration est
probablement une feinte -, car laRussie doit principalement
ambitionner la possession d'Erivan , qui suffirait pour l'in-
demniser des frais d'une guerre dans laquelle, jusqu'à
un certain point, elle a été forcément engagée.
Erivan , capitale de l'Arménie persane , est la clef de la
Turquie asiatique et de la Perse -, elle est située dans une
province feilile, et quoiqu'elle ne puisse résister à une
armée régulière , sa position peut, à l'aide de nouvelles for-
tifications , la rendre imprenable par les Turcs ou les Per-
sans. La précipitation avec laquelle le schah a commencé
les hostilités l'a privé du droit de recourir à l'assistance
que la Grande-Bretagne lui avait promise dans le traité de
l4o ESQUISSES DE LA PERSE.
Téhéran, et Ta laissé à la merci cVun voisin redoutable et
irrité. Cependant il n'est pas probable que la conquête
de la Perse, en la supposant possible , ou même un abandon
considérable de son territoire, puisse entrer dans les vues
actuelles de la Russie : cette puissance a du juger , par l'an-
tipathie que la population musulmane de ses provinces fron-
tières lui a témoignée dans ces graves circonstances, qu'il se-
rait imprudent pour elle de pousser plus loin ses conquêtes
dans la même direclion ; elle doit sentir, d'ailleurs, qu'il im-
porte à l'Angleterre que la Perse, qui sert de boulevart à ses
possessions dans l'Inde, conserve toute sa puissance, et que si,
dansl'état actuel des choses, celle-ci ne peutjeter dans la ba-
lance lepoidsdesonépée, ilnelui est pas impossible de faire
de cet empire un voisin plus redoutable pour la Russie qu'il
ne l'a jamais été , alors même qu'il aurait perdu une por-
tion de son territoire. Déjà la cour de St.-Pétersbourg,
en assignant avec hauteur au schah le terme dans lequel il
doit mettre fin aux hostilités , sous les peines les plus ri-
goureuses pour un souverain indépendant , a mis l'Angle-
terre dans la nécessité de se lier plus intimement avec ce
monarque, afin de compenser par cette étroite alliance la
force que la guerre actuelle pourrait lui enlever. Nul doute
que le schah et son peuple, pour se mettre à l'abri contre
des voisins qui leur sont odieux, comme individus et
comme corps de nation, ne se jettent , même au détriment
de leur indépendance, dans les bras d'une puissance res-
pectée dans tout l'univers, et heureusement trop éloignée
pour exciter leur jalousie. {Quartejiy Review.)
ocurs ^jfn^faists
LE RETOUR DU NABAH (l).
La famille de M. Francis Preston , composée de sa jeune
femme Lucile Preston , de deux petites filles jolies comme
leur mère, et de M. Preston lui-même, entourait la table
à thé, et achevait le repas léger du matin, quand le son
du cornet à bouquin , le bruit d'une diligence qui s'arrêtait,
et le double coup du garçon de poste (2), annoncèrent
l'arrivée d'une lettre. Preston, jeune philosophe, d'un
esprit éclairé , très-amoureux de sa femme, de sa campagne
et du repos , menait à Sandown-Cotlage , tel était le nom
de sa résidence champêtre , la vie d'un ermite voluptueux.
Au sein d'une riante vallée de Somerfershire, où s'élevait
sa petite maison , et dont son parc embrassait l'enceinte ,
il oubliait le monde avec lequel il avait conservé peu de
relations.
Quelle est cette lettre, et d'où vient-elle ? Le domestique
* Voyez les Tableaux de Mœurs pre'ce'dens , dans les N^s 20, 22, 23 et 2-.
(1) Note du Tr. Nous avons de'jà dit que les nabahs e'taient des gouver-
neurs téréditaires des provinces de l'empire du Grand Moneol, et que par
extension on donnait ce sobriquet à l'Anglais qui fait fortune aux Indes et
qui revient en Angleterre, riche des vices acquis par l'exercice d'un Ion»
despotisme et une existence e'goïste et sensuelle.
(2) Note du Tr. En Angleterre, le facteur de la poste soulève et laisse
retomber deux fois le marteau de la porte ; il n'est permis qu'aux domesti-
ques de gens comme il faut de frapper trois coups. Une dame à la mode
frappe six ou sept fois avec cette rapidité saccadée qui rappelle le staccato
des Italiens; quand un carrosse s'arrête à votre porte, le laquais descendu
de la voiture multiplie les coups avec une violence sans p-^ale. Quant aux
porteurs d'eau , marchands , fournisseurs , ils n'ont le droit de frapper qu'une
seule fois. Tel est l'esprit aristocratique qui s'est glissé dans les moindres
détails des mœurs ^t des habitudes anglaises.
\
1.4'i LE r.F.TOUR nr >\i;\h.
a payé deuxpounds pour le port : on lit surla couverturejau-
nie, scellée de cire verte et arrosée de vinaigre, Eastindies
(Indes Orientales)-, elle est adressée à mislriss Preston. Le
jeune mari parcourt d'un coup-d'œil la missive dont il com-
munique les détails à sa femme. Un grand oncle de madame
Preston, oncle de sa mère, est sur le point de revenir en
Angleterre: son nom réel est Frumplon, et son immense
fortune, fruit de longues spéculations ultramarines, lui
donne le droit de se faire appeler Frumpton Danvers, du
nom de Tune de ses propriétés. Trois cent mille livres
sterling placées sur le grand livre , de bonnes terres en
Irlande, en Ecosse, en Angleterre, des possessions dans
les Indes orientales, deux maisons de commerce aux Indes
occidentales , ont fondé sa noblesse sur des colonnes d'or.
Au plaisir d'accumuler, à l'active soif du gain , succède
chez lui l'ennui du repos et l'embarras de choisir un héri-
tier de tant de fortune. Sans parens, sans relations, le
vieux nahah , qui n'a vu dans le monde quun vaste
comptoir, se trouve isolé et s'ennuie : c'est la malédiction
de la fortune.
Si, contre les lois ordinaires du récit et du drame, on
veut qu'au lieu de tenir en suspens la curiosité du lecteur,
je peigne d'avance ce personnage important, deux traits
suffiront à le caractériser : égoïste et maniaque, son incalcu-
lable richesse avait nourri ses vices-, sol fertile où tout ce
que son humeur native avait de quinteux s'était déployé
sans contrainte pour le malheur des autres et pour le sien.
Il contredisait toujours-, querelleur, grossier comme m\
Musulman, insolent comme un riche, tranchant comme
un ignorant, opiniâtre comme un sot-, une dernière qua-
lilt' dominait chez lui tous ces détails de son caractère :
c'était le caprice.
Il était sordide et magnifique, économe et prodigue,
faible et impérieux, sociable et farouche, suivant les va-
I.E RF.TOir, DU NVRVII. Iqi
rialions de son appétit , de s;i digestion, de sa toux, de son
catarrhe et de ses fièvres, tristes fruits de son séjour sous
le tropique ; il avait passé sa vie à changer dégoûts, de re-
lations et d'ha])itudes. Constant à un seul hut, la fortune ,
le succès avait déoassé ses plus ardens désirs: à soixante-
sept ans ses coffres étaient pleins , et dans son abondance il
ne savait que faire de ses trésors, de son tems, ni de sa
personne .
La lettre qui annonçait l'arrivée du nabah fil une vive
impression sur nos deux héros. M'"" Preston était la seule
parente existante de ÎM. Danvers , qui, infirme , âge , isolé
dans le monde , devait désirer avant tout une famille et de
tendres soins pour sa vieillesse. Sa lettre était courte, mais
exprimait le plaisir qu il aurait à revoir sa petite nièce. Ou
vous connaîtrez bien peu les hommes, ou vous devinerez
lallégresse dont cet événement pénétra Preston et sa
femme. Tous deux aimables et généreux, ils ne purent
voir, sans tressaillir de joie, la nouvelle perspective ou-
verte à leur famille par l'amitié du nabah. Il fut con-'
venu entre les époux que M"* Preston , par une lettre
adressée à l'auberge où il devait descendre , inviterait
son grand oncle à venir passer quelques mois à Sandown-
Cottage.
Cette dépêche importante exigea de longues réflexions-,
le papier satiné , doré sur tranche , fut vingt fois plié , ca-
cheté, rouvert et déchiré : il s'agissait du sort de la fa-
mille. Je voudrais que l'on ne se fit pas d'avance une idée
défavorable de Preston et de sa femme. Je le demande à
mes lecteurs : dans quelle famille stoïque de notre moderne
Europe , la nouvelle de l'arrivée prochaine d'un vieil oncle
célibataire, millionnaire et impotent, eût-elle été reçue
avec tout le calme de la philosophie ?
I^ucile n'avait jamais vu son grand oncle. Eans le pai-
loir de la maison était suspendue une gouache, portrait de
l44 LE RETOLR DU ^ABAH.
M. Danvers , à Tàge de vingt-quatre ans, et sur lequel Lu-
cile , depuis le départ de sa lettre , ne cessait de fixer ses
avides regards, pour essayer de lire sur cette phvsionomie
les traits principaux d'un caractère qu'il lui importait tant
de connaître. Qu'on se représente une tète ronde souriant
sur un fond bleu-, ailes de pigeon convenablement pou-
drées \ queue rattachée par des faveurs violettes ^ yeux à
fleur de tète ^ teinl frais ; bouche fendue en cœur ; petit
manteau d'abbé retombant gracieusement sur les épaules -,
surtout gris-de-perle , à galons d'argent et à brandebourgs
d'or ; gilet jaune-tendre couleur de saumon ; deux montres
se balançant sur les deux cuisses ; un brin de jasmin fleuri
à la boutonnière, et une mouche diagonale de taffetas noir,
placée coquettement sur la joue gauche : ce portrait , où
respirait d'ailleurs toute la bonhomie d'un jeune marchand,
n'inspirait que des espérances à Lucile Preslon, qui se
croyait savante en physionomie, et qui attendait avec une
vive impatience l'arrivée d'un oncle si riche et si beau
garçon.
Huit jours se passèrent dans l'anxiété 5 enfin la réponse
arrive. Je transcris Verbatim ce document mémorable :
Londres, hôtel d'ibbotson (i) , rue de Vere, avril, le...
Nièce ,
(i J'ai bien reçu la vôtre, datée du i5 courant, et je
vous accuse réception par la présente.
» Vous auriez bien pu vous épargner les complimens -,
le vieux proverbe dit : « On ne prend pas de vieux oiseaux
avec de la paille. » J'aurai grand plaisir à vous aller voii-,
votre mari et vous. Qu'est-ce que c'est que ce mariage là ?
(i) Les Anglais qui arrivciil des Indes descendent ordinairement à l'hôlel
A^Ibbutson.
i.K HETOvii nv NABAir. I . • !)
Convenable , j'espère \ nous verrons. Je dois avouer que
je n'ai jamais entendu parler des Preslons sur la place. Il
y a un Preslon qui fait de la bière à Londres , n'est-ce
pas? c'est une détestable boisson que la bière-, je suis trop
bilieux pour en boire. Avant d'aller cbez vous, je passerai
quelque tems cbez le colonel Cartwrigbt, à Cheltenbam ,
dont les eaux sont bonnes pour ma santé , à ce que disent
les médecins. Peut-être irai-je chez vous vers la fin de mai-,
au surplus je ne promets rien 5 ce n'est pas ma coutume ;
grands prometteurs mauvais teneurs-, et, si je me trouve
absolumentbien chez le colonel ,il est possible que je n'aille
pas vous voir du tout.
» Certainement je vous remercie de vos attentions : mais
j'abhorre d'avoir obligation à qui que ce soit. Aussi ai-jc
donné ordre à mon domestique de confiance de vous faire
parvenir, avec grand soin, mes deux adjudans(i), que j'ai
eu tant de peine à transporter de Bénarès ici , et mon beau
serpent à sonnettes, animal magnifique, dont je voulais
faire cadeau à la Société Royale de Londres 5 mais ces gens-
là n'ont pas de place pour mettre mes bêles ; et, comme
vous me dites que vous pouvez disposer d'un grand local,
je vous les confie.
» Mon kitmagar et mes deux coulies (2) , brutes à figure
d'homme, que j'ai amenés en Angleterre pour prendre
soin des autres bêtes , seront chargés de leur surveillance.
L'un des adjudans est mâle 5 ce qui me fait espérer qu'ils
auront progéniture. Ce sont des trésors que je vous en-
Voie; et je sais qu'ils sont entre bonnes mains. Vous gar-
derez hommes et animaux jusqu'à nouvel avis de voire
oncle affectionné.
Frumpton Dan vers.
(1) Oiseaux gigantesques qui habitent les forêts de l'Inde Septentrionale,
(a) Domestiques et porteurs indiens.
XV. 10
1^6 LE RETOUR DUN\BAH.
1) P. S. Aux adjudans je joindrai deux boucs de Cache-
mire , delà grosse espèce. »
Lucile Preston posa la lettre sur la cheminée du par-
loir, et , fixant sur son mari un regard où se peignait la
surprise : « Des adjudans ! des boucs ! mais c'est incroyable !
— Des coulies et un serpent! interrompit Preston en re-
lisant machinalement la lettre -, en vérité, ma chère, votre
oncle nous apporte une ménagerie !
— Je n'y entends rien , reprit Lucile ^ c'est le plus
singulier genre de caprice. » Et elle pensait tristement , en
prononçant ces mots, aux adjudans, aux kitraagars, aux
boucs de Cachemire , à sa maison remplie de ces hôtes in-
connus, à sa solitude envahie et troublée.
u C'est un original , on n'en peut pas douter , dit le
mari , d'un ton plus calme -, mais enfin c'est votre oncle -, il
est âgé -, nous lui devons des égards. Quand même il me
demanderait de combler mon étang et d'en faire une pe-
louse consacrée aux jeux d'un couple déléphans, je re-
garderais comme un devoir de sacrifier ma convenance à
ses désirs. Les adjudans occuperont la remise : quant au
serpent
— L'horrible monstre, s'écria Marie! savez-vous bicu
que , de tous les animaux , c'est celui que je déteste le
plus?
— Et dans votre état, encore! continua le mari, en
poussant un long soupir. (Phrase remarquable qui, en
nous révélant les espérances de Preston , justifie la crainte
de sa femme. )
— Mais, dites-moi, mon ami, continua-l-elle-, qu'est-
ce que ces adjudans que vous voulez mettre à la remise ?
— Ce sont des oiseaux.
— Des oiseaux , s'écria Lucile , fort surprise de la mé-
tamorphose subite des adjudans que son imagination s'était
LE RETOUR DU KABAH. I 47
représentés ornés d'épaulettes et le sabre au coté ! Des
oiseaux! nous les mettrons en cage, et je me charge de
les garder dans ma chambre à coucher.
— Comme vous voudrez, ma chère enfant. Seulement,
je vous préviens qu'ils ont quatorze pieds de haut 5 des
pattes grosses comme mon corps; un appétit de tigre 5 un
estomac d'éléphant -, et le plus mauvais caractère du monde.
— Ah î mon Dieu ! mon Dieu ! nos pauvres enfans ,
murmura la tendre Lucile.
— JNe t'effraie pas, reprit le mari d'un ton caressant,
nous serons bientôt accoutumés à ces animaux , et nous
devons, après tout, faire quelques sacrifices à un vieux
parent qui nous touche de si près. »
Deux jours après celte conversation, la ménagerie du
nabah débarqua chez Preston : hideuse et bruyante cara-
vane , qui surpassait en singularité tout ce que la lettre
que nous venons de rapporter avait fait préjuger aux deux
époux. Les géans emplumés, le serpent verdàtre, les chè-
vres au poil sale , un chakal du Cap que M. Danvers pre-
nait pour un zèbre , quatre singes mâles et femelles ,
deux perroquets aux poumons d'airain et aux voix aiguës ,
composaient cette troupe. Jamais Sandown-Cottage n'a-
vait eu la paix de ses bois troublée par un tel vacarme. Si
les adjudans étaient épouvantables, le serpent affreux,
les chèvres dégoûtantes, les perroquets criards; les gar-
diens et les tuteurs de ces animaux sauvages l'emportaient
encore en étrangelé, en laideur, sur les pupilles chéris
du vieil oncle. M. Rice, Anglo-Hindou, surintendant des
affaires de M. Danvers, était le général de l'armée; le
kitmagar , Hercule des monls Hymalaya (i) , marchait après
lui et commandait aux coulies, hommes au teint bronzé,
(i) Voyez , sur les habitans tle l'Hymalaya , l'article insère' dans notre
Kj*^ nume'ro.
I.^B LE EETOt'R 1)1; IS'ABAH.
aux vastes épaules, et dont le léger costume ne convenait
ni à la pndeur ni au climat cVAnglcterre.
lyabord il fallut trouver de quoi nourrir les oiseaux el
le serpent. M. Rice demanda deux lapins pour assouvir l'ap-
pétit de ce dernier-, faute de lapins, une belle volaille,
destinée à paraître comme entrée sur la table dePreston,
tomba en sacrifice. Les perroquets se contentèrent de la
jatte de crème préparée pour le second déjeuner de miss
Fanny. Le zèbre se trouvant dans la grande cour, tète à
tète avec les cbèvres, s'effraya, prit la fuite, s'élança dans
la cuisine , et de là dans le verger. Enfin , un singe , profi-
tant de la rumeur générale, sauta sur les épaules d'une
bonne qui portait la petite Emma, renversa l'enfant et la
bonne, grimpa l'escalier, et, se glissant le long de la rampe,
alla se blottir sous un des lits de la chambre à coucher des
enfans.
Quelle scène de tumulte succède à l'habituelle tranquil-
lité du manoir! On se pousse, on se heurte. Les domes-
tiques se querellent, les enfans crient. Le malabar, le pâli,
le chingalais, tous les jargons de l'Orient , font retentir cet
asile si paisible naguère. La mère , dans une agonie de ter-
reur, tombe évanouie ; Preston bondit de colère. La so?rée
s'(''Coule, et vers neuf heures et demie, Jacquot, perché
sur une cheminée, déniché par un garçon de ferme et re-
mis en prison , permet à la famille de retrouver un moment
de calme, et au cuisinier de faire servir le dîner interrompu
et refroidi.
Un maître de maison , dans ces grandes circonstances ,
est comme un monarque qui doit cacher sa détresse pour
ne point décourager ses sujets. « Allons, dit Preston en
découpant un vieux pigeon brûlé qui remplaçait la volaille
dont j'ai parlé plus haut, nous voici rentrés dans le calme !
On sent mieux le prix du repos quand on a subi ces petites
contrariétés de la vie humaine. Ils rompent la monotonie
LE KETOrn DU ^ABAll. 1 "je)
habituelle d'une existence comme la nùlie; nY-st-il piis
vrai, Lucile?
— Oli ! je suis aussi philosophe que vous , reprit la jeune
femme ; le4)ruil est peu de chose 5 et la scène avait son côté
comique. !Mais je suis d'une inquiétude extrême pour les
enfans. Comment ferons-nous?
— Ma tendre amie , nous prendrons toutes les précau-
tions possibles pour que ces animaux ne sortent pas do
leurs demeures-, d'ailleurs on veillera sur eux; leurs gar-
diens n'ont que cela à faire. Il n'y a rien du tout à craindre,
et... ))
La phrase de Preston fut interrompue par un fracas
semblable à celui du tonnerre, et la porte s'ouvrant avec
violence donna passage à une femme échevelée, fondant
• en larmes, qui s'écriait d'une voix entrecoupée : « Il a la
jambe cassée! il a la jambe cassée! » C'était une servante
de cuisine qui, sans plus de cérémonie, venait apporter à
ses maîtres la nouvelle d'un désastre et le spectacle, de sa
douleur.
« La jambe de qui? » demanda philosophiquement ma-
dame Preston ^ certaine de l'existence intacte des deux
jambes de son mari, assis devant elle, elle avait gardé
son sang-froid.
« De votre jardinier, -criait la servante:... Tho..mas.,
le pauvre Thomas...
— Quand? et comment?» demanda Preston.
M. Rice, à ces mots, fît son entrée solennelle^ suivi du
grand kitmagar des Indes. « Je vais vous le dire, monsieur,
reprit froidement l'homme d'affaires du INabah , ou plutôt
voici p^inkitalachwaliwi qui va vous expliquer l'affaire. »
Kinhitalachwalum parle ^ son éloquence est obscure et
orientale, et je suis obligé d'informer sommairement le
lecteur, que le pauvre Thomas, curieux d'histoire natu-
relle, avait eu l'imprudence d'entrer dans le dortoir dcj
l5o LE RETOLR DL' KABAH.
adjudans, sans doute pour savoir comment des oiseaux de
quatorze pieds s'arrangeaient pour percher la nuit; que,
frappé à la jambe par le redoutable ergot de l'adjudant
mule , il avait mesuré la terre de son corps ; enfin que l'oi-
seau vainqueur, voyant son ennemi renversé, s'était mis à
danser sur sa poitrine celte espèce de gavotte ou de sau-
teuse, familière à ces animaux dans leur gaîté. Thomas,
à demi mort, n'était pas un objet de pitié pour M. Rice et
son Hindou -, tous deux venaient se plaindre non de l'oi-
seau , mais du jardinier curieux qui avait osé (quel sacri-
lège!) troubler le repos de la ménagerie.
« Saëb , disait l'Hindou dans son jargon, oui, Saèb ,
messieur gardinier, venir dans le maison... voir oiseau
dormer... oiseau entendre bruit... et pan... jambe... plus
de jambe... pauvre oiseau!., très-joli oiseau!...
— Et Thomas a la jambe cassée .^ demanda Preston.
— Oui, Saëb, cassée tout au milieu... parce que donc,
et parce que... la jambe de la bête il était plus grosse trois
fois... plus fort douze fois... et un petit enfant deux fois
tué par le oiseau. . . Oh ! joli oiseau. . . bien joli , Saëb ! . . . »
Tout le sang maternel de Lucile frémit à ce dernier
trait du récit. « Vite, s'écria M. Preston, il faut envoyer
chercher le médecin , le chirurgien , M. Tuwit qui est très-
habile; qu'on attelle le carrosse et qu'on parte...
— Mais, monsieur, dit un domestique, l'équipage n'est
plus en état: on a logé les oiseaux dans la remise.
— Eh bien ! qu'on selle un cheval ! Le pauvre homme
doit souffrir horriblement. 11 faut amener M. Tuwit le plus
lot possible.
— J'oserai vous assurer, monsieur, dit M. Rice avec
cette gravité orientale qu'il avait acquise dans l'Inde, que
c'est fort peu de chose. Une jambe cassée se raccommode,
mais un adjudant perdu...
— C'est bien , c'est bien , reprit Preston ; allez vite ;
LE RETOUR DU JNABAH. IJI
empressez-vous de soulager ce malheureux. Quant aux
animaux, je veux que leur porte reste hermétiquement
fermée , et que personne n'en approche -, on montera la
garde à côté. Si l'on n'y prend soin , il arrivera encore
quelque accident. »
Ainsi furent congédiés et le bon M. Rice, si stoïque
pour la douleur d'aulrui , et l'Hindou au turban jaune,
au front marqué du signe distinctif de sa caste , et la foule
des autres domestiques. Personne n'était content : sans
parler de Thomas à l'agonie , le premier ministre du nabah
se trouvait traité avec trop peu d'égards pour un person-
nage de son importance \ on ne lui avait donné ni vin de
Chiraz, ni bougies, mais du porter et de la chandelle ^
cela criait vengeance, et déjà il avait résolu d'aller porter
plainte à son maître. Le mystique adorateur de \ischnQ'a
accusait Preston de folie et Thomas d'ingratitude. « Car,
disait -il avec la dialectique puissante d'un brahme, il
courait risque de périr sur la place ; il vit encore , donc il
est heureux, donc il doit remercier le ciel, donc il est
un ingrat, s'il ne le remercie pas -, donc M. Preston est in-
sensé de le plaindre. » Raisonnement ihéologique qui pas-
serait fort bien en Sorbonne.
Comme le même objet est jugé si diversement sous le
toit d'une seule maison! A entendre la cuisinière, dont
le prétendu était blessé , l'adjudant méritait la mort sans
forme de procès \ il fallait envoyer chercher trois médecins
au moins, et M. Preston était un barbare. Quant au cui-
sinier et au maître d'hôtel , leurs communes malédictions
enveloppaient tous les Chrétiens, Musulmans ^ Hindous,
bêtes et hommes qui interrompaient la régularité du ser-
vice , faisaient refroidir l'entremets , brûler le pudding et
tourner la crème à la vanille.
La douce paix revint enfin habiter ces parages : M. Tuwit
1J2 LK UETOLIl DU jSABAH.
arriva; on réduisit la fracture, et Thomas, homme sa-
vant dans son art, dont les gages étaient très-chers, garda
le lit, pendant trois mois. Les pommes, les pèches et les
grenades des serres chaudes , furent perdues 5 et il fallut
de plus payer les visites de M. Tuwit.
Le lendemain matin , selon la coutume anglaise , la fa-
mille se rendit dans le parloir, où Ton sei^vit le déjeuner.
Les muffins et le heurre étaient disposés avec soin et pres-
que avec art sur la petite table d'ébène; une abondance qui
n'était pas la prodigalité , une sorte d'élégance domestique
consacrée aux aises plutôt qu'à la vanité, régnaient dans
cette salle, comme dans tout le petit royaume auquel com-
mandait Preston. C'était un homme de goût et grand ama-
teur de ce que les Anglais ont nommé le conifort: en fai-
sant bâtir Sandown- Cottage, il avait particulièrement
soigné le parloir du matin/ Une fenêtre en ogive avec un
balcon donnait sur une pelouse , au milieu de laquelle se
trouvaient mêlées dans une corbeille naturelle les tulipes ,
les roses , les jasmins , les lilas , qui , par leur éclat varié ,
éblouissaient la vue. Ce petit paradis, dont un cercle
d'arbres verts formait l'enceinte en guise de colonnade,
cette jolie retraite n'avait jamais offert plus d'agrément.
La nature était riante, le thé excellent, le café bien
fait ( chose rare en Angleterre); les oiseaux chantaient,
le soleil brillait du plus vif éclat; Lucile était charmante
et les petits enfans étaient sages; en un mot, Preston
savourait paisiblement les délices d'une matinée où tout
concourait à son bonheur , quand , armés de lourds bâtons ,
foulant les plates-bandes, effeuillant les roses, brisant
les vases , trois hommes apparurent aux regards épou-
vantés des époux. Leurs cris inarticulés et sauvages, leur
démarche, leur costume, firent bientôt reconnaître las
Hindous du ( hcr oncle.
LE RETOUR DU ^AB.VIl. l53
« Que diable cela peut-il èlre? s'écria le mari.
— jNos roses , nos 'magnolia , nos tulipiers ! s'écria la
femme. Ah ! mon Dieu 1 quel ravage ! »
Comme elle parlait, deux vases du Japon, contenant
des plantes rares tirées momentanément de la serre chaude,
tombent en débris.
« Arrêtez! que faites-vous là? s'écria Preston. » Et les
hommes , continuant leur chasse , achevaient la destruc-
tion du parterre sans écouler ce qu'on leur disait. « t.h !
eh! eh! eh! criaient les Indiens qui couraient en imitant
le sifflement inarticulé qui s'échappe des dents d'un jeune
chat en colère, eh! eh! — Que voulez-vous, que faites-
vous.^ arrêtez donc, disait mistriss Preston à la fenêtre.
— Eh ! eh ! eh ! » répondaient TFinkilalaclnvahun et ses
compagnons.
Tout fut saccagé en quelques minutes, et les Indiens
s'enfoncèrent dans les profondeurs du parc. Preston sonna,
prit des informations; on n'osait lui répondre, on tergi-
versait, on balbutiait; et ce ne fut qu'après de longs dé-
lais qu'il apprit la vérité dans toute son horrible étendue :
le serpent à sonnettes n'était plus dans sa cage!
« Les enfans sont sortis, dit madame Preston avec
désespoir /
— M. Rice, dit Preston au grave intendant, qu'y a-t-il
à faire ?
— Il faut trouver le serpent.
— Le trouver, je le tuerai.
— Je vous conseille, monsieur, de ne pas tuer ce bel
animal: c'est le favori de votre oncle,- et un jeune homme
qu'il aimait beaucoup, et qu'il devait instituer son héritier
universel, a été mis à la porte de la maison pour avoir
mal parlé du serpent.
— Certainement, dit la pauvre Lucile effrayée de la
l54 LE RETOVn DU ÎCABAH.
tendre affection de M. Danvers pour son reptile -, certai-
nement un serpent est une chose très-curieuse... mais
dans un jardin , avec des enfans !
— Vous me permettrez de vous dire, continua le cal-
culateur imperturbable , vous me permettrez de vous dire,
madame, que, selon toute probabilité, il n'y a pas beau-
coup de danger ce matin. Peut-être... non, je ne crois
pas qu'il doive avoir grand' faim : l'appétit de cet animal
est très-incertain. »
Peut-être ! quelle pensée pour Lucile ! La seule idée
de la possibilité suffisait pour jeter le délire dans son
cœur maternel. Elle s'élance sans penser ni à elle-même,
ni aux dangers , ni aux obstacles -, elle sauvera son enfant !
Le jeune mari marche sur ses pas, saisit par une pré-
vovance instinctive son fusil à deux coups qu'il charge et
qu'il arme , et se met à la pousuite du monstre , décidé à
le tuer sans merci.
On battit tousles buissons, etundesHindousayantdonné
comme un fait positif et d'observation que le serpent à
sonnettes avait pour les fleurs un goût décidé, on détruisit
les lilas, on saccagea les plants de fraisiers, on brisa les
rameaux des jasmins et les tiges des tubéreuses. Désastre
inutile ! deux heures s'étaient écoulées sans qu'on eût re-
trouvé l'animal redoutable.
Enfin Preston aperçut sous un sorbier une bonne d'en-
fans assise avec ses deux filles : la plus jerne reposait dans
les bras de sa bonne; l'autre, âgée '^e deux ans, était à
quelques pas. Le père tressaillit de joie et appella Fanny ;
mais l'enfant, au lieu de répondre, immobile, l'œil fixe,
les bras étendus, semblait attachée par un pouvoir surna-
turel à l'endroit où elle se trouvait \ ses regards se portaient
vers un buisson voisin où quelque objet caché paraissait
absorber toute son attention. Son père l'appelle encore et
LE RETOUR DU WABAH . l55
s'étonne de ne pas la voir accourir vers lui comme à l'or-
dinaire, lui tendre ses petits bras et l'embrasser avec joie.
D'un air de précaution et d'un pas craintif, elle s'avance
vers le buisson 5 Preston y jette les yeux-, le serpent était
là ! replié sur lui-même , et élevant du milieu des anneaux
enlacés de son corps sa tète menaçante et immobile.
A la vue du monstre dont l'œil étincelant et fixe semblait
d'avance dévorer sa proie et l'attirer par une fascination
irrésistible , le malheureux père n'osait ni reculer ni avan-
cer 5 la nourrice , qui venait aussi d'apercevoir le reptile ,
était également pétrifiée. Un frisson involontaire saisit
Preston-, il rappelle d'une voix faible sa chère Fanny :
vainement, hélas! le bruissement des anneaux du serpent
se fait entendre 5 Fanny s'approche encore. Que faire .-^ en
tirant son coup de fusil , il tuera son enfant -, et s'il s'élance
pour la sauver, peut-être ne fera-t-il que hâter sa mort.
Cependant les feuilles du buisson s'agitent-, les replis du
monstre se développent ^ ses sonnettes, en redoublant leur
frémissement sinistre, annoncent qu'il se prépare à frap-
per -, l'innocente Fanny tombe sur la pelouse , et le serpent
fait un dernier effort pour la saisir, lorsque, prompte
comme l'éclair, Lucile passe devant son mari, franchit
d'un saut l'espace qui le sépare du buisson , et enlève son
enfant sous la gueule béante du monstre. Ce mouvement
rapide l'élonne ^ il glisse à travers les branches en remuant
les écailles bruyantes doni le sifflement trahit sa colère,
et disparaît.
Vous qui avez des enfans , vous seuls comprendrez la
situation et les sentimens de Preston et de Lucile. La jeune
femme , en bravant par instinct un horrible danger , en
connaissait à peine toute l'étendue ; un mot de Preston le
lui révèle , et trop faible pour soutenir le choc des sensa-
tions violentes qui l'assaillissent à la fois, elle dépose Fanny
l5G LE KETOtU DV IVABAH.
entre les mains de son père, et tombe sans connaissance à
ses pieds. On la porte chez elle : des soins empressés et at-
tentifs la rendent à la vie sans sauver le fruit qu'elle porte
dans son sein. Le soir même delà scène terrible que j'ai
indiquée , mais que je n'ai pu décrire , cet enfant vint au
monde : c'était un garçon , l'objet du désir ardent du jeune
homme, le vœu le plus cher de son cœur ! mais la mère
avait reçu une secousse trop violente \ à sa naissance len-
fant n'existait plus.
On poursuivit la recherche du serpent, chasse néces-
saire et dangereuse, qui fit diversion à la douleur dont ce
dernier accident avait pénétré Preston. On le découvrit
enfin dans la volière qu'il venait de dépeupler : il s'était
endormi dans cet état de torpeur profonde où le travail de
la digestion plonge ordinairement les animaux de son
espèce. Enhardi par une leçon aussi cruelle , Preston n'hé-
sita plus à déclarer à M. Rice qu'il ne pouvait garder chez
lui l'hôte meurtrier que lui avait envoyé son oncle -, et le
majordome désappointé mena dans une ville voisine son
serpent et son coulie , bien résolu à déposer devant le tri-
bunal de M. Danvers, insulté dans la personne de son
représentant.
Le mois s'écoule : la paisible et silencieuse convalescence
n'est troublée par aucune catastrophe , à moins que l'on
ne veuille appeler ainsi l'irruption d'une chèvre de Cache-
mire dans le boudoir, au détriment d'un cabaret en porce-
laine du Japon ^ l'évasion du singe perché sur une corniche
où personne ne pouvait l'atteindre ; et la vagabonde fan-
taisie d'un adjudant, qui fit dix lieues de chemin en six
heures , et ne fut retrouvé que sur les dernières limites
du comté. Cependant le plénipotentiaire en courroux ,
M. Rice, avertit M. Danvers de son exil forcé ; et le nabab,
ou pour venger sa ménagerie, ou par le raffinement d une
LE RFTOm DU >.VBAH. iS"
poliliquc féconde en caprices, donna tous les animaux à
une grande dame donl le cœur avait conçu pour ces curio-
sités monstrueuses une passion violente. M. Danvers don-
ner! l'action était inouïe : 1 histoire est encore incertaine
sur les motifs qui déterminèrent cette générosité sans
exemple dans sa vie.
J'ai déjà esquissé le caractère du nabah, et les traits un
peu durs qui composent mon ébauche ont dû faire soup-
çonner les résultats nécessaires de ses habitudes et de ses
penchans; loin de moi cependant la prétention d'assigner
des causes fixes à tous les mouvemens d'une humeur si
quinteuse. Espérait-il gagner par ce càdeau le mari de la
grande dame? personnage qui jouissait d'une vaste consi-
dération -, mortifier son neveu, ou faire parade dune mu-
nificence orientale.-^ Peu importe, après tout: quels que
fussent ses motifs , il ne pouvait imaginer rien de plus
agréable à la famille que cette résolution de lui enlever le
soin de la ménagerie. Tout l'équipage quitta Sandown-
Cottage, où il laissa des souvenirs difficiles à effacer; peu"
dant un séjour d'assez peu de durée, il avait détruit les
plus chères espérances du maître de la maison, dévasté à
la fois potager, verger, jardin, serres chaudes et volière ;
blessé le jardinier pour la vie j et mis en danger les jours
de Lucile et d'une de ses filles.
M. Danvers se fit attendre , comme on a coutume quand
on se croit important. ^1"^ Prestou était relevée de cou-
ches ; on ne pensait plus qu'à la réception de l'oncle , aux
moyens de lui faire oublier les mauvais procédés de la fa-
mille envers le serpent, et de calmer un peu cette suscepti-
bilité , qui devait , en dépit du portrait à Ihabit gris de
perle, et de sa bonhomie naive, le caractériser essentielle-
ment. Après une longue méditation sur les agrémens de
ce portrait , la jeune femme se promit bien de séduire le
nabah , de le combler des plus douces attentions et d'ef-
l58 LE RETOVR T>V KABAH.
facer de son esprit tout souvenir hostile , tout retour sur
le passé.
Le grand jour arrive ^ Theure fatale sonne : deux voi-
tures s'arrêtent à la porte de Sandown-(^otlage^ lune, toute
brillante d'or, renfermait M. Danvers escorté de son fidèle
Rice. Deux Hindous en grand costume, étaient suspendus
sur le banc léger qui occupait le train d'arrière-, des malles
et des paquets surchargeaient 1 impériale. La chaise de
poste qui suivait immédiatement était remplie dune innom-
brable quantité d'objets , inutiles à tout autre , indispen-
sables pour un Anglo-Hindou : instrumens épilatoires,
mets bixarres , poivres de vingt espèces, fauteuils plians ,
chaises à roulettes , un magasin de pipes et de houkas , un
appareil de bain , et cœtera , et dix pages d'ef cœtera.
Pendant que l'on ouvrait les portières et que l'on descen-
dait le bagage , le cœur de Lucile battait de toute sa force, et,
dans sa délicatesse, cherchait à concilier les scrupules d'une
jeune femme avec les devoirs de sa position envers un on-
cle dont le portrait parlait en sa faveur. Elle se demandait
s'il fallait l'embrasser, si mais la porte s'ouvre. Le voici
qui s'avance, soutenu par Preston , et dans toute la ma-
jesté d'un sultan du Myzore.
M. Frumpton Danvers , parvenu à sa soixante-septième
année, avait le dos rond, le front chauve, les joues jaunes,
les lèvres blanches et les dents noires : quelques cheveux
gris, trop courts pour trouver place dans la petite queue
poudrée qui battait sur son oreille gauche , jouaient libre-
ment sur ses tempes. Un habit bleu de ciel, un gilet de
calicot jaune hermétiquement fermé , une culotte courte
de nankin fané , des bas couleur de safran et chinés , de
petites guêtres de nankin laissant paraître une grosse boucle
sur le soulier , complétaient cette caricature indienne ,
dont Londres possède plus d'un exemplaire. Si mon lecteur
est curieux de confronter le portrait avec l'original , qu'il
LE KETOTJR DU NABAII. I 5q
choisisse une belle journée crélé pour époque de ses obser-
vations , la place de Cavendish (i) pour leur théâtre : il y
verra se promener , suivis de leur armée d'Hindous, nos
seigneurs transatlantiques, étalant tout à leur aise leurs
ridicules et leur insolence, grâce aux millions qu'ils ont
acquis.
Jugez de la surprise de Lucile ; elle augmenta quand
M. Danvers ouvrit la bouche. « Bien, bien , madame ( en
éloignant Lucile, qui s'était jetée dans ses bras)^ très-
bien ! ... Et comment cela va-t-il ? Eh ! . . .'pas mal , hein?. . .
mais, diable, je vous croyais plus grande. Votre mère m'a-
vait envoyé votre portrait 5 mauvaise croûte , détestable !
ce 'Sont des imbéciles que tous les peintres ! ch ! »
M^^Preston, qui comparait mentalement le jeune homme
au teint frais et le vieux nabab au teint jaune, était tentée
de joindre sa voix à la condamnation impertinente dont il
accablait tous les artistes ; mais son oncle, sans lui laisser
le tems de placer un mot , continua d'un ton plus haut :
« Ainsi , madame , vous n'aimez pas mes bêtes , eh !
ni mon singe de Bengalore ! ni mes beaux oiseaux ! eh ! «
L'attaque était brusque 5 Lucile hésitait pour répondre ,
et M. Danvers poursuivit :
« Qu'est-ce que cela me fait , madame ? Ne vous
donnez pas la peine de me faire des phrases ^ je n'ai pas
besoin de vos phrases. Je voulais seulement que vous gar-
dassiez mes animaux -, c'était là tout. J'espère que mes
gens vous auront payé la nourriture. Il y a, dans le monde,
des êtres si bornés! Jevousles aurais donnés, moi; à présent
j'en ai fait cadeau; ça vous est égal _, j'en suis sur : il
y a des gens qui n'aiment pas les serpens : chacun son
goût !
(i) Note du Tr. Cavendish- Square; les hôtels qui entourent cette place
située dans le VP'est—End Je Londres , sont en partie occupés par les na-
balis dont ]M. Hood , auteur de cet article , relève si vivement 1rs ridicules.
l6o LE RETOIR DU KABVU.
— Ma mère, dit timidement Liuile
— Sotte que votre mère -, j'ai grand' peur que sa fille
ne vaille pas mieux qu elle. Moi, je le lui ai toujours dit -,
je suis franc, et elle ne croyait que moi...
— Mais, monsieur, interrompit Preston...
— Monsieur , monsieur , pas de bruit ! Quand vous
m'aurez connu plus long-tems, peut-être me connaîtrez-
vous mieux. Je ne fais pas plus de cas du serpent que d'un
cowrie (i), voyez-vous ? Je ne sais qu'en faire 5 sans cela
je n'aurais jamais pensé à vous les donner 5 entendez-vous?
c'est clair... Et vous vous appelez Lucile , eh !
— C'est mon nom , monsieur.
— Ah ça! vous êtes accouchée d'un enfant, mort 5
dites donc ? Rice m'a embrouillé, je ne sais quel diable
de conte sur mon serpent, sur votre enfant. Billevesée !
qu'y a-t-ilde commun entre votre enfant et mon serpent.^»
Lucile était accablée de cette brusque et grossière élo-
quence. Preston, vovant son trouble, répondit pour elle
que le serpent avait été sur le point de tuer une de leurs
filles.
« Pst ! bêtise ! niaiserie ! histoire ! Je n'en crois pas
^' un mot ! Vous allez me dire aussi que le regard de mon ser-
pent fascine et tue sur la place, eh !
— Je ne sais, monsieur, si le fait est exact -, le célèbre
docteur Mead (2) l'a soutenu...
— Qu'est-ce que c'est que le docteur Meal ? Qu'a-t-il
à faire ici , le docteur Meal ? Je vous en prie , ne parlons
plus de ça...» Après une pose : « Elle n'est pas mal, votre
maison! des estampes! des statues! mauvais! mauvais!
colifichets ! Jigamarle (i) /... Combien louez-vous cela ?
(i) Petite monnaie des Indes.
(■1) Célèbre me'defin.
(3) Mol hindou , qnc les Anglais établis dans l'Inde cmploieiil ronin t-
cx[iresslon de inrjuis.
LE RETOt'R DU ^•ABAII. l6l
— J'ai acheté la maison ; je l'ai décorée moi-même ,
selon mon goût.
— Ah! on a du goût ! eh! » Puis, caressant familiè-
rement le menton de Lucile. « Et vous , a-l-on du goût
aussi , eh ?
— Monsieur, répondit Lucile hlessée de tant de mau-
vais ton et d'impolitesse, nous avons ici la paix et nous
vivons heureux l'un par l'autre.
— Des sermons ! Pst ! vous prêchez, la helle ? Ah çà,
comment passez-vous votre tems tous deux? Je ne vois pas
de tables d'écarté. Avez-vows un billard ? eh 1
— Nous ne jouons pas ordinairement aux cartes , mon-
sieur.
— Ah ! vous ne jouez pas aux cartes ! Eh bien, bon
soir , dans ce cas là ! Je serais resté six semaines chez vous -,
mais c'est fini -, une maison où on ne joue pas aux cartes !
J'aimerais autant ne jamais fumer que ne pas jouer ! »
Lucile vit , d'un coup-d'œil, tout le malheur qui la me-
naçait. Fumer! transformer sa maison , si propre, si bien
tenue, en estaminet et en tabagie! Elle se tut, et son mari,
tout aussi effrayé qu'elle , reprit :
« Nous trouverons aisément moyen de faire votre
partie de whist, monsieur.
— A la bonne heure-, je suis à vous pour un mois. Je
m'en vais me déshabiller. Ah çà, à quelle heure avez-vous
dîné aujourd'hui?
— Nous n'avons pas encore diné , dit Li>cile.
— Pas encore ! il est près de six heures ! Qu'est-ce que
vous me dites là?
— Mon oncle, à quelle heure, demanda la jeune femme,
dînez -vous ordinairement?
— A trois heures, madame, ou pas du tout. Je ne dé-
jeune pas, ce n'est pas mon habitude. Je me moque de la
XV. 1 i
162 I.E RETOUR DU KABAH.
mode. Quand ils ont voulu dîner à cinq heures, à Cal-
cutta, tout a été perdu. La nuit n'est pas faite pour manger,
mais pour jouer aux caries , entendez-vous ?
— Nous réglerons, à votre gré, les heures de nos repas,
dit Preston -, et je suis certain que vous vous trouverez bien
chez nous , dès que nous saurons quelles sont vos habi-
tudes.
— Vous êtes fort aimable, mon neveu 5 ah çà , condui-
sez-moi à ma chambre, s'il vous plaît -, je vais changer de
linge : vous me verrez ici dans deux secondes. Et vous, la
belle , ajouta le nabah en se retournant vers I^ucile, vous
songerez aux cartes ? et nous nous retrouverons , eh ! »
En disant ces mots , il sortit , suivi de Preston , qui lui
indiqua le chemin. L'étrange et grossier personnage avait
à peine monté trois degrés, qu'il s'arrêta , tourna la tête, et
dit au jeune homme, en riant assez haut : « Eh ! eh ! vous
croyez votre femme jolie! vous vous trompez, c'est moi
qui vous en avertis. »
Preston était blessé dans ses sentimens les plus intimes
et les plus tendres. Révoquer en doute les agrémens de sa
femme ! il ne l'aurait pardonné à personne 5 mais c'était son
oncle , le protecteur futur de sa famille ; il se tut.
Le nabah resta dans sa chambre^ Preston se garda de
communiquer à Lucile l'aimable confidence que son oncle
venait de lui faire. Mais l'embarras de la famille augmen-
tait à chaque instant. Comment monter la partie de whist?
Lucile n'y entendait rien, et M. Tuwit , le chirurgien , ne
devait venir que pour dîner. Si Lucile essayait de jouer,
elle ne pourrait s'empêcher de commettre faute sur faute ,
école sur école, et d'allumer l'ire terrible du nabah. D'ail-
leurs un Anglo-Hindou joue gros jeu, et, pour plaire à un
oncle maniaque , était-il nécessaire de dépenser en une
heure son rcvciui de six mois ? Au milieu de tant de di-
LE RETOfR Dr aABAH. l63
lemines cmbarrassans, M. Dan vers descend et M. Tmvit le
chirurgien arrive ^ Preston et Lucile font les honneurs de
leur salon.
« Comme cela sent la cuisine, eh ! s'écria le vieillard
en entrant dans la salle. Je déteste ces cuisiniers, et leurs
ragoûts , et leurs sauces du diable. C'est votre dîner, je
suppose. Ah! çà, vous dînez à de belles heures! c'est égal,
je suis bon enfant-, dînez, je vais m'asseoir et je vous re-
garderai manger. » Il s'assied à ces mots, et tire sans céré-
monie un cordon de sonnette. Un laquais se présente.
« L'ami , tu diras à mon intendant Rice , de m'en-
voyer Swalbawhaljié , avec les boîtes, le houka et les trois
pipes. Ma petite demoiselle, avec votre permission, je me
donnerai le plaisir de fumer une ou deux pipes, eh ! Le ta-
bac , vous savez! c'est ma vie à moi ! vous pouvez dîner
vous autres-, ne faites pas attention à moi-, j'aime que l'on
se mette à son aise. »
Enfin l'on annonce le dîner ^ M. Danvers prend sa nièce
par la main, la place, ou plutôt l'enfonce dans son fau-
teuil, fait approcher trois chaises pour son usage personnel,
étend ses pieds sur l'une, pose son houka sur la seconde,
et s'assied sur la troisième. Etablissement assez incommode
pour les dîneurs qui n'étaient pas à un demi-pied de dis-
tance du fumeur et des tourbillons aromatiques que sa
bouche exhalait de minute en minute. Un spectateur dé-
sintéressé eût ri de voir marcher sur une ligne parallèle ,
comme disent les géomètres , la double opération à laquelle
se livraient, l'Indien d'un côté, les convives de l'autre. Il
eût admiré, surtout, l'aisance parfaite avec laquelle M. Dan-
vers accomplissait toutes ses évolutions, sans j.enser le
moins du monde à ce qu'elles pouvaient avoir de révol-
tant pour ceux qui l'entouraient : nonchalance digne d'un
monarque , et qui mit un frein aux plus robustes appéùts.
Bientôt une vapeur épaisse remplit la salle : elle )>énè-
lG4 LE RETOUR DU KABAH.
tre touà les mets, se mêle à la savear du vin, saisi! M"'Pres-
ton à la gorge, et étouffe le pauvre Tu^Yit. Maîtres, con-
vives, laquais , tout le monde tousse ; le nabah est sourd,
et il aspire et expire gravement sa centième bouffée.
La pauvre Lucile, incapable de supporter long-tems le
bain de vapeurs auquel la soumettait son oncle, se leva de
table avant le dessert -, les autres convives se hâtèrent de
terminer le repas et l'on passa dans le salon , où la table
du whist était déjà couverte de paquets de cartes et de je-
tons. ÎNI. Tuwit fit la partie de l'oncle , et tout allait assez
bien jusqu'au moment funeste où le chirurgien , soit igno-
rance ou distraction , fit une faute qui changea le calme en
orage. Il avait dit : atout, lorsqu'il aurait du se taire. Aus-
sitôt , habitué à commander à ses coulies , le nabah se lève,
renverse sa chaise , lance, comme une gerbe d'artifice, ses
cartes qui volent au loin dans toutes les directions : un
torrent d'injures grossières s'échappe de ses lèvres trem-
blantes. Jamais le joli salon de Preslon n'avait été témoin
d'une scène pareille.
Le chirurgien , accoutumé à parler à des visages plus
polis, était sur le point de répondre à la fureur du vieil-
lard par une fureur égale : mais Lucile s interposa entre
les combattans, représenta l'ùge de son oncle, ses infir-
mités , les égards qu'on lui devait \ Preston se joignit à elle,
excusa sa vivacité en faisant l'éloge de son cœur. Enfin le
bon ^L Tuwit ne poussa pas la chose plus loin , et, quand
la bourrasque fut passée, il accepta même l'invitation de
Preston pour le lendemain.
C'est un personnage difficile à satisfaire qu'un nabah. Il
trouva son lit trop haut, ses chaises trop basses, ses fau-
teuils trop étroits; on clvangea tout cela. L'escalier , d'ail-
leurs fort doux à monter, lui parut pénible -, on lui sacrifia
l'élégant parloir du rez-de-chaussée. La fenêtre était trop
liante \ on r.ibaissn. L'ottomane était trop courte-, les ta-
LE UF-TOVR DC >AUAn. l65
pissiers se mirent à l'ouvrai^c. Lucilc surveillait tout ,
multipliait les soins délicats , les attentions fines -, oubliait
tout, excepté son cher oncle, et ne se plaignait de rien.
Les domestiques de M. Danvers et ceux de la maison
étaient en querelles journalières j Lucile les réconciliait ,
se portait arbitre de ces différens, et (nous devons l'avouer)
donnait fort souvent tort à ses gens : tant les personnes les
plus aimables et les plus généreuses ont de pencbant à sa-
crifier la justice même à leur idolâtrie de l'opulence : tant
M"^ Preslon crovait devoir d'égards à l'homme énormé-
ment riclie , dont la condescendance daignait s'abaisser
jusqu'à porter chez elle l'enBui , le désordre et le ravage !
On vit affluer, chez les Prestons, tout ce que le voisi-
nage avait de petits gentilshommes, de marchands, d'em-
ployés aux douanes , de médecins et de gens de loi. Il fal-
lait que le whist du nabab ne manquât jamais de partenaires-,
et, comme cette partie si importante n'était pas un jeu ,
mais un champ de bataille, comme sa mauvaise humeur et
ses eraportemens contre ceux qui le gagnaient prenaient
toutes les formes de la vitupération , voire même de l'apos-
trophe directe et des voies de fait , il devenait difficile de
fournir chaque jour à M. Danvers de nouvelles victimes.
Lucile, qui s'était tenue sur la réserve auprès de ses voi-
sins, fut forcée de les inviter tour à tour, jusqu'aux plus
humbles ; gens fort aimables, dont les moitiés et les filles ne
brillaient guère dans un salon et dans un boudoir. Quand
un de ces pauvres conviés avait une fois subi les fureurs de
rx\nglo-Hindou , il se promettait bien qu'on ne l'y repren-
drait plus ; en peu de jours, tous les joueurs de whist , à
une lieue à la ronde , se trouvèrent hors de combat, et,
comme dans ces contes arabes où un dragon dévore chaque
jour un enfant que les habitans des villes lui apportent, on
vit bientôt Preston et sa femme se demander avec chagrin
ibO LE RETOX.R DV KABAII.
quel malheureux ils pourraient encore sacrifier à leur
oncle.
Cet oncle formidable avait produit une révolution to-
tale dans les mœurs de la petite république dont je fais
("histoire. Tout était sens dessous dessous : les enfans, que
Lucile amusait et soignait toute la journée , étaient relé-
gués dans la chambre de leurs bonnes ; le déjeuner paisible,
le repas du soir , la pêche , la chasse, la lecture , la mu-
sique , tous les plaisirs qui enchantaient la vie de Preston
avaient disparu. Ou déjeunait à la hâte , on dînait à trois
heures. Les personnes invitées chez nos héros étaient forcées
de se régler à leur tour sur l'heure qui convenait au na-
hah ; et l'influence des bizarreries de ce grand personnage
l)ouleversait ainsi , non-seulement Sandown-Cottage, mais
toutes les habitudes des ménages d'alentoui-.
En un mot, si le grand serpent du nabah avait causé aux
époux une juste frayeur, le nabah lui-même , par l'impé-
rieuse singularité de ses caprices , les faisait vivre dans une
contrainte de tous les momens, dans un supplice perpé-
tuel, plus fatigant peut-être qu'une grande douleur. Per-
sonne ne se doute encore du résultat de cette résidence de
M. Dan vers chez sa nièce, et de la récompense que l'oncle
réserve aux martyrs de sa fortune. Je pourrais tenir en
suspens la curiosité de mes lecteurs et leur ménager adroi-
tement le bonheur de la surprise : mais mon histoire est
véridique j loin de moi les artifices et les ressources de l'art.
11 y avait, parmi les espèces dont Preston avait con-
voqué la foule pour les menus-plaisirs de son oncle, une
demoiselle bruvante , riante, coquette, laide, vulgaire, et
prodigue de toute la magnificence de sa parure provin-
ciale. Sally Podgers, aux yeux gris, au teint noir, aux che-
veux crépus, à l'embonpoint remarquable, était la fille
(•adetlcdc M. Podgers, marchand en détail, retiré du corn-
LE KETOVR VV ^AT;AH. l6y
merce 5 cette nymphe ( lecteur, ceci entre vous et moi)
avait formé , dès l'arrivée de M. Danvers à Sandown-Cot-
lage, le projet hardi de conquérir sa fortune et son cœur.
Le projet était nohle , mais n'était point sans obstacle.
Un officier, en garnison dans le voisinage , avait offert ses
vœux à Sally Podgers, qui ne les avait point repoussés.
Comment parvint-elle à concilier, avec les intérêts de son
amant, les intérêts de sa propre ambition ? C'est encore là
un de ces faits obscurs qui s'offrent dans les annales de tous
les peuples , et dont les causes restent cachées 5 je ne me
donne ni pour le confesseur de miss Podgers, ni pour un
Machiavel, ni pour un Tacite. On a prétendu (et je me con-
tente de le répéter ici pour mémoire ) que l'officier , de
connivence avec sa fiancée, voulut bien attendre les fruits
probables d'une si magnifique union , et que l'espérance du
prochain décès de M. Danvers offrit, aux deux amans, une
perspective qui calma les regrets de l'un et de l'autre , et
leur fit entrevoir la possibilité de se remarier ensemble et
de mettre à profit ses dépouilles.
Sans trop approfondir ces mystères, arrivons au dénoue-
ment. Folie, chez la jeunesse, a son excuse et ses bornes ;
chez les vieillards, toute folie est sans limites, par cela
même qu'elle est impardonnable. M"* Podgers flatta, ca-
ressa si bien le nabab , qu'elle trouva le chemin de sa
bourse et de ses affections les plus tendres. Un secret or-
gueil enfla son cœur 5 elle captait son opulence , il la
croyait charmée de sa personne. On le vit reprendre des
airs de jeunesse, fredonner un fragment d'antique chan-
son , quitter, de tems à autre , sa partie de whist chérie -,
s'asseoir auprès du piano, lorsque miss Sally jouait, hors
de mesure, une contredanse commune ^ notez ici que la
musique était , depuis son enfance, l'objcît de sa plus vé-
hémente antipathie, et reconnaissez l'influence de l'amour,
ou, si vous l'aimez mieux, celle de l'amour-propre.
l68 LE ÏIETOUR DU KABAH.
Pour dernier terme de la faveur dont M^^^ Podgers avait
atteint le plus haut point, le nabah s'invita lui-même à
dîner chez M. Podgers le père , remarquable condescen-
dance, digne d'être à jamais citée dans les annales de sa
vie. Alors Preston et sa femme commencèrent à ouvrir les
yeux : miss Podgers redoublait de coquetterie -, l'oncle de-
venait toujours plus tendre-, cette fantaisie du vieillard les
amusa, sans que l'idée d'un mariage approchât de leur
pensée. Si le nabah allait dhier chez son excellent ami
M. Podgers (comme il l'appelait), c'était pure bonhomie, di-
sait Preston ; ouverture de cœur, compensation trop juste
pour les invectives dont jM. Danvers avait accablé la veille
même cet excellent ami, qui lui avait gagné deux ou trois
parties.
Rien de tout cela: au lieu de Tamende honorable que
les époux imaginaient, c'était l'hymen de leur oncle qu'on
allait débattre autour de la soupière fumante et remplie
du punch au gin du marchand en retraite^ c'était là, près
de cet autel, dont les libations avaient plus d'une fois fait
chanceler sur son trône la raison du nabah, que le grand
coup allait être porté. Là devait se faire la déclaration du
millionnaire-, là miss Sally devait rougir, hésiter, accep-
ter, recevoir timidement la foi jurée et sceller son alliance
par un baiser tendre et pudique. Hélas î pauvre Lucile!
imprudent Francis, était-ce pour cela que vous avez livr(''
votre maison aux animaux de proie , le repos et le bonheur
de votre existence aux lubies d'un vieillard bourru, vos
serins et vos perroquets au serpent à sonnettes, vosguinécs
aux tapissiers, et votre salon à tous les campagnards d'a-
lentour?
u Ah ! çà , dit le lendemain matin le nabah aux époux
^ qui déjeunaient sous ses yeux; monsieur Preston et miss
Lucile, vous êtes terriblement las de m'avoir, hein?
— Oh 1 mon oncle , dit Lucile , mon cher oncle. . .
LE RETOrn DV KABAH. 169
— Pas d'amphigouri, pas de contes! je connais les
hommes. Ce n'est pas pour ce qu'il est , mais pour ce qu'il
a , qu'on fait des avances et des mamours à un vieux bon-
homme comme moi : c'est riiéritage, Ihéritage... eh!
entendez-vous? »
On entendait trop clairement pour répondre 5 et Preston,
revenant de sa première surprise, mais rougissant un peu :
« C'est partir bien vite, mon oncle, dit-il : est-ce que
quelque chose vous aurait déplu ici? »
Le ton de l'oncle s'adoucit alors un peu : « Non , vrai-
ment, vous avez fait de votre mieux-, c'est vrai.
— Qu'est-il donc arrivé, mon oncle? demanda Lucile.
— Mordieu! madame, vous ne le saurez que trop tôt:
pas tant de précipitation ! ça vous étonnera , j'en suis sûr.
Tout le monde ne trouvera pas ma vieillesse aussi insup-
portable que vous pensez ! »
Il appuya cet étrange discours d'un regard complaisam-
ment jeté sur le miroir et d'un petit coup-d'œil donné sur
cette queue dont j'ai parlé , et qui était sujette par son exi-
guïté à se replacer au-dessus de l'oreille au lieu de rester
sur l'épaule,
« Je crains que les enfans ne vous aient dérangé, reprit
madame Preston.
— Les enfans! je les adore! pauvres petits! peut-être
moi-même en aurai-je un jour quelques-uns. »
Silence après cette déclaration : Lucile et Preston se re-
gardaient avec surprise.
«Marie, dit Lucile à une femme de chambre qui tra-
versait la chambre , apportez-moi ma corbeille à ouvrage.
•^- Oui , la corbeille; j'y pense aussi moi, s'écria le na-
bab, en riant aux éclats du misérable jeu de mots qui n'é-
tait entendu que de lui seul 5 la corbeille ! c'est pour cela
que je vais à Londres.» Lair de triomphe, le sourire de sa-
tisfaction, les çoups-d'œil donnés à la glace, toutes les
i'JO LE RETÛLR DU KABAH.
manières de l'oncle augmentaient l'étonnement des as-
sis tans.
Il appartient aux femmes de donner les mots des énigmes
d'amour : dès qu'il est question de mariage , d'afFaireg de
cœur, leur tact est sûr; un instinct secret les conduit ; il
n'y a point de mystères pour elles ^ elles pressentent une
liaison , une rupture , un raccommodement ^ c'est un don
accordé à leur sexe, refusé au nôtre. Lucile, toute naïve
qu'elle fût, pénétra rapidement le fonds de ce mystère:
l'idée paraissait absurde ; si Lucile eût confié sa découverte
à Preston, il se serait moqué d'elle j il ignorait combien sa
haute sagesse était inférieure à la sagacité de sa femme.
Cependant Rice apporte et remet entre les mains de
M. Danvers un petit billet plié angulairement, qui paraît
exciter toute son attention ^ il sort aussitôt, appuyé sur
Rice, l'air préoccupé, et rentre dans son cabinet. Quel
important message exige une si prompte réponse ? Un do-
mestique desservait alors , et Lucile lui demanda qui avait
apporté cette lettre. « Une femme de chez M. Podgers,
répondit le domestique. »
Ces mots sont un trait de lumière pour Lucile : elle se
rappelle les tendres empressemcns de Sally Podgers -, chan-
sons , coquetteries , agaceries , sourires , dîner chez M. Pod-
gers , tout ce qui peut Téclairer , tout ce qui doit confir-
mer ses soupçons traverse son espoir troublé. Tel Macbeth
voyait apparaître dans la caverne la terrible succession des
fantômes. O vision formidable ! les héritiers de M. Dan-
Vers s'élèvent menaçans entre elle et ses espérances!
A peine le domestique s'est retiré , qu'elle communique à
Preston tous ses doutes, toutes ses pensées. Il hésite d'a-
bord et ne peut l'écouter sans rire ^ mais elle accumule
preuve sur preuve , induction sur induction , finit par ren-
verser le scepticisme de son mari et par le convaincre de la
vérité de ses remarques. Jamais il ne donna des regrets
LE RETOUR Dr &'ABAH.
plus vifs que dans ce moment lucide à Tëlat de sa maison ,
à la solitude de sa volière , au délabrement de son verger,
même à la perte de son fils, perte que d'ailleurs sa femme
semblait prèle à réparer sous peu de tems.
Au surplus , bientôt leurs méditations furent suspendues
par le retour de l'objet de ces méditations mêmes , qui se
hâta de déclarer à ses hôtes que son départ aurait lieu à
une heure.
« Décidément, ditLucile.
— Décidément. Je vais d'abord à Londres; ensuite
j'irai ma foi. je ne sais où : cela ne dépendra plus de
moi.
— Et de qui donc ? interrompit malignement madame
Preston, dont l esprit féminin n'aurait point laissé tomber
cette balle sans la relever.
— D'une personne, madame, dont lavis me sera de la
plus haute importance.
— En vérité ?
— En vérité -, parole d'honneur. Il ne s'agit plus de
tourner autour du pot. En deux mois comme en cent,...
je me marie. Eh ! entendez-vous ? Est-ce clair ! Voilà tout !
Qu'en dites-vous? Si vous aviez eu un garçon , je l'aurais
adopté peut-être -, mais vous n'avez que des filles , comme
vous savez ; le garçon n'a pas eu lesprit de vivre, eh ? »
C'était là, comme dit Shakspeare, un coup d'estoc
inattendu, qui frappa au cœur mes deux jeunes gens, et
leur ôta la force même de répondre à cette cruelle atlaque.
« Vous vous mariez? s'écria Preston , après une pause.
— Je me marie. Certainement je me marie. Et vous,
est-ce que vous ne vous êtes pas marié, eh ?
— Si, mon oncle 5 mais... ! mais !
— Mais cela vous dérange, eh?jMes enfans vous effraient,
n'est-ce pas ? Cela vous renvoie à tous les diables et j'en
suis bien uise. Ecoulez-moi, mon beau monsieur. Jamais
1-Q LE KETOrR DU NABA.H.
je ne laisserai ma fortune à un dissipateur, à un; prodigue,
à un écervelé comme vous éles. Comment! depuis que je
suis ici, vous avez eu tout le comté à votre table -, on a joué
ici un jeu d'enfer 5 danse, musique, festins, on n'en finissait
pas : la maison n'a pas désempli. Si l'on vous faisait cadeau
de la dette publique, vous trouveriez moyen de la dé-
penser. »
Ici la barbarie de l'oncle allait jusqu'à l'atrocité. C'était
pour lui seul que toute celte dépense extraordinaire avait
eu lieu ; on avait sacrifié à ses plaisirs le repos et l'an-
cienne économie de la famille ; et les folies qu'on avait
faites afin de lui plaire devenaient la base de l'accusation.
L'infortuné Preslon se taisait.
« Et vos enfans ! continuait l'oncle -, perchés au grenier
comme des lapins en cage , confiés à des bonnes et à des
servantes , pendant que maman fait sa toilette , s'étend sur
un sofa, et caquette avec le tiers et le quart.
— Mon cher monsieur , dit Lucile d'une voix un peu
altérée , nous avons eu peur que le bruit des enfans ne vous
fût incommode.
— Contes , niaiseries ! j'aime les enfans , je les adore ,
moi. INIais non , cela vieillit les mères ! Et puis c'est si com-
mun d'avoir l'air d'aimer ses enums !
— Et dites-nous , je vous prie , mon oncle, lui demandît
Lucile avec un sourire où se mêlait l'amertume et la galle ,
quel est l'heureux objet de votre choix? Personne du voisi-
nage, à ce que je présume.
— Tous présumez! Et bien, madame, vous avez tort
de présumer. C'est quelqu'un du voisinage. Une personne
très - aimable , très-spiri-tuelle , qui a des talens et qui ne
prend pas de grands airs. Eh ! comprenez-vous?
— Je ne devine pas, dit Preslon.
— Xc faites pas semblant d'ignorer ce que vous savez
très-bien, vous et M"" Lucile^ cela ne prendrait pas. Rien
LE RETOUR DU NABAU. 1^3
ne me fera changer d'avis : je veux ce que je veux-, c'est
fini , tout est arrangé. J'épouse une jeune personne désin-
téressée , dont l'affection fera mon bonheur, et qui , j'en
suis sûr , ne m'aime que pour moi-même , celle-là
— Vraiment , mon cher oncle , vous me permettrez ,
interrompit Lucile
— Ah ! vous croyez que c'est impossible? je vous re-
mercie; c'est aimable : vous voilà démasqués; voilà votre
affection pour moi , vos soins , votre amour ; eh ! la mèche
est éventée 5 nièce tendre ! aimables parens ! respectueuse
famille ! adieu , bonsoir ! Je vous salue ; je suis charmé de
savoir qui vous êtes 5 et je vous laisse comme je vous ai
pris. Dieu merci ! voici le carrosse. Je me lave les mains
de tout ceci, madame. Je n'ai pas oublié vos plaisanteries
contre miss Sally Podgers, excellente fdle , qui vaut à
elle seule deux mille parens insupportables. Je vous par-
donne, après tout. Adieu. Francis, donne-moi la main,
j'y consens; mais, vois-tu, il faut en faire son deuil.
Tout est découvert, et j'en suis bien aise. Votre serviteur,
madame ! Ah ! on ne peut pas avoir d'amour pour moi !
Un vieux bonhomme ! c'est ce que disait votre imbécille de
mère. Bonsoir , bonsoir; si j'ai des garçons , ils vivront ,
ceux-là ; j'en réponds. Au revoir , au revoir : je suis un
vieux fou , n'est-ce pas ? Eh 1 eh ! eh ! «
Le feu roulant jaillissait encore de la voiture où le nabab
était monté, appuyé sur son fidèle Achale. Cependant,
comme si de rien n'eût été , il secoua vivement la main de
Preston , le cocher fouetta ; et les roues , dans leur mou-
vement rapide , l'entraînèrent à Londres et au bonheur
d'un si singulier hyménée.
Le désappointement, la colère, le dépit, le regret,
mille petites passions que l'ame douce et pure de Lucile
n'avait jamais connues et n'aurait point dû connaître, l'agi-
174 LE RETOIR ni: KABAH.
taient violemment depuis que le nabah avait quitté San-
down-Cottage.
Miss Podgers était pour toute la famille Preston un
objet d'aversion invincible 5 et elle allait être la tante de
Lucile ! La fille de Tépicier en retraite , petite personne qui
réunissait tous les vices bas et vulgaires et toutes les pré-
tentions de la bourgeoisie , allait entrer dans la famille à
un litre si respecté : c'était là une pensée affreuse. Le
vieux Podgers , né dans la dernière classe du peuple , s'é-
tait élevé , à force d'économie , d'usure , de cbicane et de
rapine, au rang qu'il occupait dans le monde, rang fort peu
considérable sans doute, mais beaucoup au-dessus de ce
que devait attendre un homme qui ne savait ni lire ni écrire.
Ses filles, dont les amours avec les subalternes des garni-
sons voisines étaient connues de tout le comté, cherchaient
à compenser par la vivacité affectée , la coquetterie peu
décente et le ton impudent de leur conversation , la se -
duction dont les avait privées la nature et les charmes qui
leur manquaient. Une fille vertueuse et jolie peut bien ne
pas se marier , si sa dot est petite j la laide intrigante est
plus sûre de son fait.
Savez-vous ce qui plaît à certaines gens, tropnonchalans
pour se donner la peine de gagner un jeune cœur-, malheu-
reux qui , ne sentant pas quel bonheur c'est d'épanouir
soi-même une ame naïve et pure, de voir naître, sous son
influence, les premières et timides flammes de l'amour?
Un ton leste , un air de légèreté brusque , un regard mu-
tin , une démarche sautillante , une facilité peu louable
à tout comprendre, à tout interpréter : ce sont là , qui le
croirait ? des appâts qui ne manquent presque jamais de
réussir. Si celles qui les emploient sont toujours en fa-
veur auprès des hommes , elles tombent prodigieusement
dans l'estime de leur sexe ^ et l'on peut deviner de quelles
couleurs se scivil Lucile pour tracer le j)ortrait aimable
1.K RETOl'R DU Nx\BiH. I n5
et ressemblant de sa nouvelle tante; combien fut lon-
gue cette dissertation sur ses qualités physiques et morales -,
et de combien de manières on retourna, colora et amplifia
ce thème, d'ailleurs d'une grande vérité; que la future
j^jme Danyers offrait le résumé succinct et complet des mau-
vaises manières, de la laideur, de l'impertinence, de la
sottise et de la disgrâce féminines.
La conversation se ressentit pendant trois jours de l'a-
mertume qui s'était répandue sur toute la vie de Preston
et de sa femme. Mais son amour vrai pour elle , la fermeté
avec laquelle il supporta ce choc, sa douceur et sa complai-
sance , finirent par ramener la sérénité sur le front de Lu-
cile. Tous deux sentirent qu'ils se suffisaient à eux-mêmes,
et que le bonheur était ailleurs que dans les coffres du nabah ;
le petit Eden de Sandown-Cottage reprenait sa gaîté , sa
grâce , son élégance ; on avait presque oublié l'oncle et ses
calamités, quand une circonstance légère vint rappeler
cruellement aux jeunes gens son passage funeste, leur dé-
sappointement et le dégoût de leur alliance forcée avec les
Podgers.
Une semaine après le départ Je M. Danvers, mademoi-
selle Podgers elle-même, accompagnée d'une amie in-
time, miss Midge, vint rendre visite à madame Preston;
démarche impurîente que Lucile était loin de prévoir.
Le ton de la fiancée était celui d'une familiarité vul-
gaire, leste, protectrice. Miss Midge, son aide-de-camp,
gardait le silence ; mais le sourire sardonique qui contrac-
tait ses lèvres et élevait les coins de sa bouche , parlait assez
haut : c'était l'accompagnement agréable de la trivialité , du
dédain et de la nonchalance de miss Sally. Qu'on se fasse
une idée du supplice enduré par notre héroïne , et {[ue
l'on veuille bien me permettre de rejeter dans la coulisse
ce dialogue ennuyeux qui dura près d'une demi-heure.
it6 le retolr du nabah.
Lucile apprit que le mariage de M. Danvei"s devait avoir
lieu dans huit jours, et que Preston et elle pouvaient se
dispenser d'honorer la cérémonie de leur présence , parce
que , disait la demoiselle Midge avec autant de délicatesse
que de grâce, ce spectacle pourrait ne pas leur être infini-
ment agréahle.
Ce dernier trait acheva de bouleverser madame Preston.
Le dégoût, la colère, le chagrin, se concentraient dans son
ame, et, en dépit des efforts qu'elle avait faits pour étouffer
ces passions diverses, et conserver son sang-froid , miss
Midge et miss Podgers purent s'apercevoir, en la quittant,
du triomphe qu'elles remportaient sur l'objet de leur an-
cienne envie -, elles purent se réjouir ensemble , non de
l'avoir fait sortir des bornes de la politesse et de la décence
qui lui étaient naturelles, mais d'avoir troublé son repos
et agité son cœur.
C'en est fait : Sallv devient femme b'gilime du nabab ,
et tous les papiers publics annoncent avec emphase la mé-
tamorphose qui fait de l'épicière une millionnaire, et du
vieux célibataire une dupe. Les écrivains jurés, qui tra-
vaillent éloqueniment ces articles, n'ont pas d'assez vives
couleurs pour peindre la beauté de l'épouse , la bonne grâce
de l'amant, les charmes de miss Midge, le bon ton de la
famille Podgers , l'élégance de Frumpton Danvers. L'im-
perlinent feuilliste s'étend avec complaisance sur l'éclat
des costumes, la magnificence des fêtes, et spécialement
sur la grâce ineffable, angélique, qui distinguait miss
Sally -, tant les écus ont de pouvoir !
Tel fut le dénouement de celte comédie , qui eut, comme
on le voit , son exposition, ses péripéties et son nœud. Un
mois après , j eus occasion d'aller rendre visite à Preston
et à sa femme -, j'appris de leur propre bouche tous les dé-
tails de celle histoire. Le bonheur paisible, et le plaisir
NOUVELLES DES SCIENCES, ETC. l'J'J
sans bruit, d'heureux et simples amusemens, de doux loi-
sirs , d'aimables travaux avaient remplacé le nabab , sa
suite insolente , ses animaux et ses joueurs de wbist. La
famille , rendue à elle-même , avait retrouvé sa première
félicité. J'admirais la douceur de Lucile , qui tempérait
par son aimable caractère l'ardeur et la vivacité de Pres-
ton : en un mot, par le plus heureux accord de sympathies
et de contrastes , vivant l'un pour l'autre et pour leurs en-
fans , qui constituaient une partie de leur existence , ils
faisaient , comme on l'a dit dans un roman , du bonheur à
deux. Mais qu'advint-il de miss Podgers et de son mari ?
je m'en informerai peut-être, et si le public s'y intéresse ,
j'en ferai dans mes jours de loisir la confidence au public.
( Sajings and D oings. )
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES
ARTS INDUSTRIELS , DE l'aGRICULTURE , ETC.
)t;\iX(m ^^ÇctjSt(|tte5,
Services que V élan pourrait rendre dans les pays du
Nord. — On assure que ce bel animal, ornement des forets
du Nord , réunit la vitesse du cheval à la force du bœuf,
et qu'il est très-propre à tramer de pesantes voitures. L'é-
preuve en fut faite, dit Fischerstroënn , sous le règne de
Charles IX , roi de Suède : cet animal était alors beaucoup
plus commun qu'il ne l'est aujourd'hui dans toute la Scan-
dinavie. Des traîneaux, attelés d'élans, transportèrent des
courriers avec plus de célérité que des rennes n'auraient
XV. 12
NOUVELLES DES SCIEKCES,
pu le faire : on prétend qu'ils étaient en état de parcourir
en un seul jour 284 milles anglais, plus de -78 lieues de
poste ; ce qui est assez difficile à croire. Mais on ne sera
pas aussi disposé à douter de ce que M. Darelli , gentil-
homme suédois, raconte d'un élan mâle, pris très-jeune et
conservé pendant plusieurs années dans l'un de ses do-
maines. Cet individu s'était accoutumé facilement à la vie
domestique , et donna souvent des preuves de sa docilité
et de son intelligence. Les facultés de cet animal pourraient
être très-utilement employées à la guerre , dit M. Darelli 5
un seul escadron d'élans, montés par des cavaliers aguer-
ris, mettrait infailliblement en déroute un régiment de
cavalerie ordinaire. Et qUel parti ne tirerait-on pas d'une
artillerie légère traînée par ces rapides coureurs ? Ils se-
raient partout où leur présence n'aurait pu être soupçon-
née, déconcerteraient toutes les combinaisons de tacti-
que, inquiéteraient les généraux , jetteraient la confusion
dans toutes les manœuvres , etc. , et pour les correspon-
dances du général en chef avec les diiïerens corps de son
armée , combien ne seraient-ils pas utiles , surtout dans
une campagne d'hiver? M. ^\ise, consul-général de la
Grande-Bretagne en Suède , envoya dernièrement à son
souverain, un très-bel individu , âgé de près de deux ans 5
mais quoiqu'il fût très-familier et très-facile à conduire,
ses gardiens ne parvinrent pas à l'amener jusqu'à Londres:
un accident le fit périr entre Harwich et Londres. Quoi-
qu'il n'eût pas encore pris tout son accroissement, sa hau-
teur était déjà de 6 pieds 4 pouces anglais (près de 6 pieds
de France), et surpassait les plus grands chevaux. On es-
tima qu'il devait croître encore d'un pied en hauteur (1).
(i) Note du Tr. Ces délails, extraits des voyages du capitHiiie' Brook
en Laponle, ont besoin de quel(]ues rectifications. 11 est vrai que l'élan
pris très-jeune s'apprivoise aisément et devient très-familier; mais par des
causes q*ie l'on n'a pu découvrir encore, il est rare qu'on puisse le conserver
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. I^Q
Osscniens fossiles d'un lézard gigantesque découverts
près de V embouchure du Mississipi. — M. Bullock, au-
quel on doit une description de ces débris de l'ancienne
population de la terre , les a observés hors de leur gise-
ment, exposés à la curiosité du public. En entrant dans le
local où l'on montrait ces ossemens extraordinaires, il s'at-
tendait à voir un squelette de mammouth : c'était une
partie du squelette d'un lézaid qui , s'il eût été complet ,
n'aurait pas eu moins de cent- cinquante pieds de lon-
< gueiir. Je mesurai, dit M. Bullock, le côté droit de la mâ-
choire inférieure, je trouvai vingt |3ieds de développement
à la courbure de cet os , et quatre pieds et demi de largeur.
Les autres os , qui consistaient en vertèbres , fémur et pha-
langes des doigts, étaient proportionnés à la mâchoire, et
pouvaient avoir appartenu au même individu. Quelques
dents réunies à la même collection semblaient , au con-
traire , hors de toute proportion avec les autres débris ;
mais la personne qui avait fait cette découverte assura
qu'on avait enlevé de sa collection d'autres dents de même
forme , mais beaucoup plus grandes , et dégradé ainsi ce
précieux monument de la zoologie fossile , sans grand pro-
fit pour le voleur. Il y avait alors peu de tems que ces osse-
mens avaient été trouvés dans une terre marécageuse, près
du fort Philippe , et l'on y a trouvé aussi quelques parties
d'un autre squelette d'une taille prodigieuse , mais muti-
lées et difficiles à reconnaître. Le propriétaire de ces ri-
chesses géologiques , très-instruit, et bon juge en anatomie
plus de deux ans dans l'e'tal de captivité' ou de domesticité. La mort de celui
qu'on amenait au roi d'Angleterre ne doit probablement pas être impute'e à
ses gardien.s : cet animal avait atteint l'âge fatal que lis jeunes élans dé-
passent bien rarement sous la tutelle de l'homme. L'espèce a disparu des
Gaules , de la Germanie ; elle est aujourd'hui très-rare en Pologne et dans
la Russie d'Europe : il semble que la nature l'ait destinée à grossir la liste
des animaux dont l'intérieur de la terre ou les travaux de l'intelligence hu-
maine coaserveront seuls le souvenir.
é^
l8o NOUVELLES DES SCIENCES ,
comparée , doit publier une description de sa découverte ,
et prouvera clairement qu'on ne peut y reconnaître la
charpente osseuse d'une baleine, mais bien celle d'un cro-
codile , ou de quelque espèce du même genre. Ce fut en-
vain que M. Bullock fit des offres très-considérables pour
obtenir au moins le partage de ces trésors : le possesseur
ne se montra nullement disposé à s'en laisser dépouiller :
il y attachait plus de prix qu'à ce que l'opinion vulgaire
a décoré du nom ào. fortune.
Mastodonte du sud de VAsie. — L'histoire naturelle des
animaux fossiles éprouvera bientôt l'embarras des richesses :
des conjectures que l'on croyait très-probables, et sur le
]>oint d'être converties en certitudes , sont repoussées par
les découvertes récentes -, les géologues sont fréquem-
ment occupés à démolir ce qu'ils avaient édifié dans une
saison peu convenable. Le mastodonte était regardé comme
l'éléphant des régions froides : et voilà qu'on le trouve
dans le royaume d'Ava ! Les succès des armées anglaises
dans ce pays n'ont point tardé à devenir profitables pour
le progrès des sciences, et ce que l'histoire naturelle vient
d'y acquérir est un garant de ce que les autres divisions
des connaissances humaines eh recevront à leur tour.
On ne peut douter, d'après l'inspection des dents de
l'animal fossile du pays d'Ava , que ce ne soit un masto-
donte : on y reconnaît tous les caractères assignés par
M. Cuvier à ce genre d'animaux. Celui-ci est peut-être
une espèce distincte qu'il faudrait joindre aux cinq dont le
naturaliste français a déjà constaté l'existence : dans ce cas,
l'espèce la plus voisine serait le grand mastodonte de l'Ohio,
car elle n'est tout au plus que de la grandeur de celle de
l'Inde. H est vrai qu'on trouve , près de ces squeletlcs gi-
gantesques, quelques d('bris d'animaux de même espèce,
et beaucoup plus petits -, mais c'était peut-être de jeunes
nu COMMENCE, DE l'iKDUSTRIE , ETC. l8l
individus. On n'est pas encore parvenu à trouver autre
chose que des fragmens de défenses du mastodonte indien;
malgré ces mutilations , les débris que Ton possède font
assez bien connaître la forme de cette arme des éléphans.
Des molaires de rhinocéros fossiles ont pris place à côté
du nouveau mastodonte , dans le musée de Calcutta. Elles
ressemblent beaucoup à celles de l'une des espèces recon-
nues par M. Cuvier, mais elles sont beaucoup plus grandes
que toutes celles que l'on avait trouvées et décrites jus-
qu'à présent.
Autre découverte analogue aux deux précédentes : l'Inde
possédait aussi le genre d'animaux que M. Cuvier a nommés
anthrocothenum.
Parmi ces débris d'une nature vivante qui a totale-
ment disparu , on a cru reconnaître quelques espèces ac-
tuelles 5 un cheval , un bœuf , un crocodile du Gange :
mais , à cet égard , on n'a que des soupçons , et les frag-
mens que Ton a recueillis ne peuvent rien éclaircir.
Les couches qui recèlent ces ossemens ont donné aussi
beaucoup d'échantillons de coquilles d'eau douce, les unes
remplies d'argile bleuâtre, et les autres de silice : on trouve
encore aujourd hui les mêmes espèces dans les lacs et les
rivières de l'Inde. On pense bien que les végétaux fossiles
ne manquent point dans les mêmes lieux ; on y a trouvé
des troncs d'arbres de cinq à six pieds de tour. L'aspect de
ces lieux est aujourd'hui fort triste -, des collines sablon-
neuses , séparées par des ravins étroits-, un sol stérile, nu ,
où quelques plantes, éloignées les unes des autres, ne
parviennent point à la hauteur de leur espèce. Le terrain
est pourtant une formation peu ancienne, un atlerrissement
dans le lit d'une rivière ou au fond d'un lac. On n'y voit
que quelques acacias, des micocouliers ( cettis), des su-
macs , des barringionias , des jujubiers, et très-peu de fi-
guiers d'Inde. On n'a pu savoir si les bois fossiles sont de
102 NOUVELLES DES SCIÈIXCES,
même espèce que ceux qu'on trouve maintenant sur la terre ;
mais on en doute, parce que ceux qui sont enfouis sur-
passent beaucoup en grosseur ceux qui les ont remplacés.
Cette contrée, si cligne de l'attention des géologues, est sur la
rive gauche de l'Irrawadi, à quatre ou cinq milles dans l'in-
térieur des terres, entre le 20" et le 2i°de latitude nord. On
y trouve des sources de pétrole qui ont quelque réputation.
Les ossemens fossiles, les coquilles, et même les bois
qui les accompagnent sont toutprès de la surface , quelque-
fois découverts , et cependant ils ne sont presque pas dé-
composés. On n'y remarque aucune altération que l'on
puisse attribuer à un déplacement,* au frottement des sa-
bles, au roulement dans le lit d'une rivière : il paraît que
les animaux enfouis avaient péri dans le lieu même où leurs
squelettes ont été enveloppés par le dépôt des eaux. Il pa-
raît aussi que l'homme n'était point alors sur la terre, ou
que son espèce était si peu répandue qu'elle n'a laissé au-
cuns vestiges de son existence dans les lieux où les ani-
maux de toute grandeur et de toute nature étaient en si
grand nombre.
Bourrasques sur les côtes d'Afrique. — C'est principa-
lement à l'ouest et entre les tropiques que les cotes de celle
partie du monde sont exposées à des tempêtes d'une na-
ture particulière. On ne peut douter que l'électricité at-
mosphérique n'en soit la cause principale; car ses effels
s'y manifestent avec plus d'éclat que dans aucun autre
j)hénomène météorologique; mais tous ces feux, ces pé-
lillemens, celte lumière si vive, tout ce brillant spectacle
est beaucoup moins redoutable que les orages fulminans
des climats plus froids. Sur les côtes d'Afrique, les marins
n'ont point à craindre la foudre, mais seulement un dé-
luge de pluie et d'inipélueux tourbillons de venl; la loni-
pêle est annoncée par des nuages d'vui noir de jais, formée
Df COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. l83
sur la teïre, et que le vent pousse vers la mer, tandis
qu'une jolie brise souffle vers la côte. Dès que les marins
expérimentés aperçoivent ces dispositions dans Tair, ils se
hâtent de faire serrer toutes les voiles et d'envovcr tout
Téquipage sur le pont. A l'approche de la bourrasque, des
torrcns de pluie se précipitent avec une prodigieuse abon-
dance, et la lumière électrique semble jaillir de chaque
goutte d'eau-, mais cet éclat est renfermé dans un espace
peu étendu , car il cesse dès que le tourbillon est seulement
à un quart de lieue du vaisseau , quoique la pluie continue
de tomber aussi fort. Si le bâtiment se trouve sur la di-
rection de l'orage, au moment où il en est atteint, de
bravantes étincelles sont tirées des agrès, des mâts, de
tout ce qui présente des pointes ou seulement des angles,
des nœuds, des arêtes. S'il était possible de considérer à
l'aise pendant la nuit la magnificence de ces feux , on les
préférerait certainement à ceux que le luxe des souverains
fait préparer pour les grandes solennités publiques. Quand
les nuages électrisés se rapprochent de la surface de la mer,
les lames deviennent étincelantes : on dirait que l'éclair part
du sein des flots.
Ce phénomène est quotidien à une époque de Tannée
que l'on nomme VHarmatan. Vers neuf heures du malin,
les nuages électrisés se détachent des montagnes , et vers
deux heures après m.idi ils sont sur la mer j dès qu'ils sont
à sept ou huit lieues des côtes, ils commencent à s'étendre ;
ils descendent visiblement, et c'est en se rapprochant de
la surface de la mer qu'ils en tirent les nombreuses et bril-
lantes étincelles qui font un si bel efiet.
Influence du clinunt sur V économie animale. — On sait
que les médecins anglais envoient une partie de leurs vt-
l84 NOUVELLES DES SCIENCES,
clies malades à Madère, à peu près comme les nôtres en-
voient ceux qu'ils soignent à Plombière , ou aux eaux des
Pyrénées. Le climat de Madère était surtout considéré comme
très-avantageux pour les affections de poitrine. Mais voilà
que ledr. Heine-Ken conteste les avantages de cette tempé-
rature qu'il regarde, au contraire, comme très-dangereuse.
Ses observations ont été faites à Funchal, capitale de Tile,
pendant un séjour de plusieurs années. Les écrivains qui
ont parlé jusqu'à présent de celte intéressante station euro-
péenne, près des côtes de TAfrique, n'ont pas eu le tems
de vérifier ce qu'un coup-d'œil rapide leur a fait aperce-
voir, et lorsqu'ils ne sont pas d'accord avec M. Heine-Ken,
il est probable que Terreur est de leur côté.
Ce médecin observait les trois instrumens météorologiques
aux différentes heures du jour, aussi souvent qu'il le pou-
vait-, mais dans ce pays, dont le climat est réputé si favo-
rable à la santé, il y a , dit M. Heine-Ken , neuf mois de
l'année où il est dangereux de s'exposer en plein air, après
le coucher du soleil. Ce qu'il dit du sirocco , ou vent du
sud-sud-est, mérite d'être rapporté en entier.
« Ce vent ne souffla que rarement en 1826, et il fut
assez modér(' ; mais durant la première année de mon sé-
jour, il produisit ici tous les effets qui le caractérisent.
L'hvgromètre marquait alors 45° de sécheresse. Cette pro-
priété remarquable du sirocco à INIadère est un fait cons-
tant et généralement reconnu; mais je ne puis en assigner
la cause. Lorsqu'il souffle sur les côtes de l'Italie, il est,
comme on sait, excessivement chargé d'humidité -, ici pas
un nuage ne couvre le ciel : tant que ce vent se maintient,
l'air est d'un bleu magnifique; c'est avec celte couleur
(ju'un peintre doit représenter l'atmosphère des pays
chauds. Le sirocco dure à peu j)rès trois jours, et quand
on s'y expose, l'impression qu'on ('prouve diffère peu de
rc (pie l'on s«nt en respirant l'air soi li d'iin four. Les veux
DU COMMERCE , DE l'iNDTJSTRIE , ETC. l85
et les lèvres en sont aficetés beaucoup plus que lorsqu'on
est exposé à l'action des vents glacés du nord. Les oiseaux
et les insectes paraissent soufirir de cette température et
de cette sécheresse excessives, et les volailles, quoique
renfermées dans des cours et à l'abri du vent, participent
à ce malaise général. Les meubles se déjettent et se fendent,
les livres se déforment et les reliures sont déchirées, comme
si on les avait exposées à un feu ardent. Quelques habitans
m'ont assuré que, lorsque le sirocco souffle, le thermo-
mètre exposé au soleil s'élève quelquefois jusqu'à iSo" de
Fahrenheit (46° 6' de Réaumur), et à 90° (3o° Réaumur),
à l'ombre; quant à moi je ne l'ai jamais trouvé plus haut
que 85" (26° 1' Réaumur), quand il était bien garanti de
tous les reflets , parfaitement à l'ombre , ce que plusieurs
observateurs paraissent avoir négligé. »
La quantité des pluies qui tombent à Funchal est pres-
que double de celle qui tombe en France. Il paraît que
cette mauvaise qualité du climat lient à des causes assez
récentes, car les anciens habitans de l'ile s'accordent à
dire que les pluies étaient autrefois moins abondantes,
quoique de même durée. Mais on connaîtrait mal cette île
au moyen des évaluations moyennes de la température , des
pluies, des vents, etc. -, des années de sécheresse opiniâtre
et désastreuse y succèdent quelquefois à des pluies non
moins funestes par leur continuité. Les climats tempérés
et même un peu froids, où les saisons sont plus régulières,
offrent à l'homme un séjour bien plus propre au dévelop-
pement de ses facultés, quoique la nature n'y étale pas la
magnificence qu'elle a réservée pour les régions où. la cha-
leur et la lumière exercent toute la puissance de leur action.
Ile de Lingga , dans le détroit de la Sonde. — On a
beaucoup écrit sur les principales îles de la Sonde , telles
lB6 NOUVELLES DES SCIENCES,
que Bornéo, Sumatra et Java, mais on a toujours négligé
de recueillir des détails exacts sur la position et le degré
d'importance des petites îles qui environnent Sumatra ; à
peine connaît-on le nom de celles de Billiton et de Banca ,
de Nyas et de Poggy, et c'est un sujet de regrets que de
n'avoir encore que des notions imparfaites sur cet archipel
si remarquable.
Dans le dernier volume des Transactions de la Société
des sciences et arts de Batavia, on trouve un mémoire
fort intéressant de M. Yan Angelbeck, sur l'île de Lingga
ou Lingan , sur laquelle les voyageurs ne nous ont trans-
mis jusqu'ici aucune observation.
C'est dans celte île que les Malais primitifs ont fixé leur
demeure 5 sa capitale , appelée Rouala-day, est la résidence
ordinaire du sultan. Le climat est sain, et l'on n'y observe
en général que des maladies cutanées. L'île est couverte de
montagnes et de forets où l'on remarque le bel arbre chal-
cas paniculala. Le sol indique la présence de riches mines
d'étain et quelques-unes d'or. La nature s'y montre dans
tout son éclat, et l'on voit avec peine que les habitans ne
cherchent point à tirer parti de sa fertilité 5 ils dédaignent
l'agriculture, et la pèche est leur seule occupation.
^orftcttfhtrc.
Sur les dahlias. — Les soins donnés à la culture de ces
plantes n'ont pas été perdus pour les amateurs des jardins;
on possède lîiain tenant des variétés naines qui s'empareront
bientôt des plates-bandes, et en chasseront leurs aînées à
haute taille, trop volumineuses et trop garnies de fleurs.
Celles dont on est redevable à INL William AVells et à son
jardinier réunissent les qualités le plus précieuses: peti-
tesse de la plante , floraison abondanle et précoce. Les pre-
mières fleurs se développent au mois de juin , lorsque la
plante n'a pas encore ini pied de haul^ d'autres Heurs suc-
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE , ETC. l8^
cèdent à celles-ci, jusqu'à ce que les gelées dépouillent les
jardins de tous leurs ornemens. A celte époque les nouvelles
variétés de dahlias ont tout au plus troispieds de haut; quel-
ques pieds sont décidément nains, et ce sont les plus jolis.
Ces plantes introduites depuis peu dans les jardins vont
y multiplier à l'infini leurs variétés comme les renoncules.
On a remarqué les changemeus rapides qui se sont opérés
dans le goût des amateurs de dahlias : celles qui reçurent
leurs premiers hommages ont totalement disparu; la nou-
velle génération qui leur a succédé ne durera sans doulc
pas plus long-tems, et fera place à son tour à un autre ob-
jet du caprice de la mode ; et comme ces variations ne
laissent aucune trace qui en transmette la connaissance à
la postérité, elles seraient tout-à-fait ignorées si le dessin
ou l'écriture ne se chargeait point d'en conserver la mé-
moire. Il ne sera donc pas inutile d'apprendre à nos des-
cendans, par une description exacte, ce qu'était une belle
dahlia en 1827, et il faut espérer que cette définition
pourra se maintenir jusqu'à la fin de 1828 ; mais sans né-
gliger les intérêts de nos contemporains , c'est de la posté-
rité que nous allons nous occuper principalement.
Caractères d'une belle dahlia double. — Fleur toul-à-
fait double , c'est-à-dire , sans vide au centre -, que les pé-
tales, soit en pointe, soit arrondis à l'extrémité, soient
entiers , disposés régulièrement , réfléchis -, que leur en-
semble et leur disposition donnent à la fleur la figure
d'un demi-globe ; que les péduncules soient assez forts pour
bien porter la fleuret la faire paraître à son avantage-, que
la longueur de ces supports soit telle que la fleur soit bien
dégagée du feuillage, sans en être trop éloignée. On peut
supporter qu'ils se courbent un peu sous le poids d'une
grande fleur bien épanouie; et même cet air penché n'est
pas sans élégance ; que les plantes soient chargées i\Q fleurs
jusqu'à la fin des beaux jours; les couleurs brillantes et
veloutées sont celles que l'on estime le plus.
l88 NOtJVELLES DES SCIENCES,
Venons maintenant à Tinventaire de nos richesses nou
vellement acquises au profit des parterres grands et petits.
On compte actuellement cinquante variétés de grandes
dahlias et dix de petites, classées par couleurs^ c'est une
très-jolie collection que l'on peut se procurer et conservei
aisément dans les jardins 5 nous en plaçons ici la nomen-
claturey/eumfe , afin de guider le choix des amateurs.
GRANDES DAHLIAS (l).
Fleurs BLANCHES, i. J)uich'whhe (Jiollanclaise blanche).
2. Agathe royal (agate j^oyale).
LiLAS. 3. Great Alexander (le grand Alexandre). 4«
Agathe impérial ( agate impériale ). 5. Lilas stripped
(lilas panaché). 6. Spring-grove lilas (bosquet printanier
lilas).
PoTjRPRE CLAIR, 'j . Ma favoritc (1). 8. Speciosa.
Pourpre foncé. 9. Changeahle purple (pourpre chan-
geante). 10. Pulclira. 1 1. Atro-purpurea de Wells. 12.
Douglas's royal purple (^pourpre royale de Douglas). i3.
Purpurea nigra.
RoLGE BRUN. \^. La morison. i5. Young's crimson
(écarlate d'Young). 16. La sabini. ly. Heterington's Wa-
ratch. 18. Douglas's chancelier. 19. Douglas's superb
crimson (superbe écarlate de Douglas). 20. Douglas du-
chess of Gloucester. 21. Douglas's marquis. 22. Young's
fimhriata. 28. AVells's crimson.
Rouge-pourpre brillant. 1^. Douglas's beauty of En-
gland (beauté d Angleterre de Douglas). 25. Douglas's
elegans. 26. Millers's royal sovereign (royal souuerairi de
Miller). 27. Douglas's ruby. 28. Lee's mutabilis. 29. Mil-
Icr's sans rival.
(i) Note du Th. On a conservé les noms anglais , afin (]uc les fleuristes
français iiuissent demander aux jardiniers de Londres les esjièces dont ils
voudront faire l'ai-(|iiisili()n.
(3) Celte varlclé a |)out-clrc [uissc de France en Angleterre.
DU COMMEUCE, DE LIADtSTUIE^ ETC. 1 89
Rouge clair. 3o. L'honneur d'Anvers. 3i. Dodonœus.
82. Princess Elizabeth.
Rouge foivcé ou couleur de sang. 33. Wells's insignis.
34. Miller's beauté suprême. 35. Middleton's sovereign.
36. Wells's éclipse. 3^.Wells'ssunflower(5o/ei7(ie Jfells).
Écarlate pur. 38. WelFs cornet (comèle de TVells).
89. Wells's fulgida.
Orangé. 4o. Belvidere. 4i« Orange hog. 42. Koning aza.
Fauve. 43. Wells's fawn coloured (ventre de biche de
Wells). 44- Royal olive. 45. Caraelliae flora. 4^. Henriette.
Jaune. 47- Sulphurea grandi-flora. 4^. Luteola. 49*
Sulphurea speciosa. 5o. Miller's straw coloured (jaune
paille de 3Iillei).
DAHLIAS NAINES.
Pourpre clair. 5i. Wells's floribunda.
Maron , ou RouGEBRUN. 52. Wclls's victory . 53. Wells's
sanguinea. 54- Wells's princess Alexandrina Victoria.
Ecarlate brillant. 55, Wells's brightpurple (pourpre
brillant de Jf^ells). 56. Wells's floribunda nana. 5^.
Wells's excellent.
Fauve. 58. Wells's gris de lin. 59. Tendre agate.
Jaune. 60. Wells's dwarftyellov (nain jaune de JVells),
Cette nomenclature semble moins riche que celle de
Y Almanach du bon jardinier publié à Paris pour 182^5
mais en comparant les deux catalogues, on sera porté à
penser qu'il y a plus de diversité dans les 60 dahlias an-
glaises que dans les ii5 françaises 5 de plus, on n'a pas
obtenu en France la diminution de taille qui rend ces
plantes bien plus propres à la décoration des petits jardins
et même des plates-bandes de moyenne grandeur.
Les dahlias dégénèrent promptement 5 si elles font un
trop long séjour dans la même place : leurs racines épuisent
le meilleur sol -, il est indispensable de le renouveler fié-
quemmenl^ si les pieds ne peuvent être transportés ailleurs.
igo
NOUVELLES DES SC^E^'CES ,
BOURSE DE LONDRES.
P/ù: des actions dans les différens canaux , docks , travaux hj'
drauliques , compagnies des mines , etc. , etc. , pendant le
mois de novembre 1827.
CANADX.
Ashton ., ,
Birmini;bam
Coventry
Ele.-iiiere et Cli ester
Grande Jonction ,
HuddersCelrl
R.eunet et Avon
Lancastre
Leeds et Liverpool
Oxford
Ré»ent
Rocl.dale
Stafford et Worcester
Trent et Mcrfey
AVarwîck et Birmingham
Worcester et idem
DOCKS.
Commercial
Indo orientales
Londres
Ste.-Catliorine
ludcs occidentales
TRAVAUX HYDRAULIQUES.
Londres (orientale)
Grande Jonction
Kent
Londres (méridionale)
Middlesex occidental
COMPAGNIES DU GAZ.
Cité de Londres
ÎVouvellc cité de Londres
Phénix
Impériale
Générale unie
Westminster
COMPAGNIES D'ASSURANCE
Albion
Alliance
Jd. maritime
Atlas
liritish commercial
Glohe
Gardian
Hopc.
Irapérialr
id, sur la vie
Ijw lifc
Londres
Protecteur
K.wk
Lchanjc rojal
Priï
primitif
des
Actions.
100
'So
Montant
des
versemen>
des Ac-
tion naire.-
100
17 10
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10
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4
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^
3G0
DU COMMERCE, DE L IRDLSTUIE , ETC.
ï9f
COMPAGNIES DES MINES.
Aii^lii-Mcxicaine
/(/. Chilienne
Bnlanos
1)rc>i]ienae
C.olnnibienne
Mexicaine
Real del monte
Mexicaine- Unie
SOCIÉTÉS DIVERSES.
Compaj^nîc d'Agriculture Australienne. ,
Kxplditalioii du for anglais
Compagnie d'A?ricultnre du Canada. . .
/(/. de la Colombie . . .
Navigation par la vapeur
Banque provinciale-irlandaise
Compagnie de Rio delà Plata
Tii. de la terre de Van Dleraen. . . ,
Ueversionary interest societv
('ompagnie du passage sous la Tamise.. , .
Pont de Waterloo
Pont de Vauxball
Prix
primitif
des
Arlions.
4oo
100
lOO
lOO
400
40
100
100
100
100
5o
lOtJ
100
Monta
des
2G I.
3
Cours des fonds publics anglais et étrangers , depuis
le i:\ octobre iS9^'^ jusqu'au 24 novembre 182^.
FO^DS ANGLAIS. Plus haut. Plus bas. dern. cours.
Bank Stock , 8 p. o/o 216 1/2 ... 204 . ... 2o5 ....
3 pour 0/0 consolidés 88 1/2 . . . 84 84 3/4
3 p. 0/0 réduit 873/4... 83 1/4.. 84....
3 I /ï p. 0/0 réduit t) ^ 3/8 ... 89 7/8 . . 90 1/2
Nouveau 4 p- 0/0 102 .yS... 100 i/S.. joo .H/4
Longues annuités expirant en 18G0 iq5/8... 10 11/16 18 3/4
Fonds de rin Je, 10 1/2 p. 0/0 267 1/2... -i^c^ .... 25o....
Obligations de l'Inde , 4 p- c/o loos.p.m. 78s. p. m. 82s. p.m.
Billets Je rÉchiquiei-, 3 d. par jour G3s.p.m. 5isp.m. 53s. p.m.
IQ21 NOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
FONDS Étrangers. p'"' """'■ P'"" '«•*• «'""• o""
Obligations autrichiennes, 5 p. o/o ^4 'Z^.. f)i 1/2... c)i »
/cf. du Brésil tVf 61 1/2.. Sg 60 1/4
/(/. de Buenos- Ayres. .. . 6 p. 0/0 5i 1/2.. 45 ^& »
/J. du Chili »W -28 25 38»
Id. de Colombie , 1822 . . id. 27 i/4 . 23 27 1/4
Id. id. , 1 824 . • id 3 1 1/4 • . 27 3o »
Id. du DaneinDtck 3 p. 0/0 62 1/4. • 60 60 i/4
Rentes françaises 5 p. 0/0 102 3/4 • . loo 1/2 . . 100 1/2
Id 3p. 0/0 721/2.. 691/2.. 691/2
Obligations grecques.... 5 p- 0/0 igi/4.. 15 3/4-. i8 1/2
Id. jSIexicaines 5 p. 0/0 44 4^ 4^ "
Id. Id 6p. 0/0 551/2.. 533/4.. 533/4
Id- Péruviennes 6 p. 0/0. ..... 4' ^4 35 »
Id. Portugaises.. 5 p. o,'o... . . . . 761/4.. 75 i/4' • 7^ i/4
irf. Prussiennes, 1818 id. 100 3/8.. 991/4.- 99 3/4
Id. id. 1822 id ICI 5/8. . 1001/2.. ici »
Id. Russes id 94 3/4. • 91 3/4. . 92 »
Id. Espagnoles id 1 1 1/2 . . 9 5/8 . • 11 i /4
ERRATA.
Page 'j3, à la fin du premier alinéa , au lieu de : un parti démocratique
redoutable se formerait dans les classes instruites de cette i/taniè''e ; lisez :
un parti déinocrnlique redoutable se formerait , de cette manière , dans les
classes instruites.
Page 5 , ligne 5, au lieu de : nobiliere , lisez : nobiliaire.
Page 27, deuxième Jirnica,au Wtnàe.-.qu^ils'asseie , lise» : qu'il s'asseye.
Page 120, troisième alinéa, au lieu de : le maire de l'endroit, lisez;
l'Homère de l'endroit.
DECEMCKK iti^r.
^%\\\\^^\\\\\\.\\K\\K\\\\'\x'\'\%.\'\\,\fv\'V'\\\\\/\n.%/k/\.%.'\f\\\'v\/\/\.\.x\\,\\\.\\\\\\\\\\'\ \.\^\^.^ i*-
REVUE
REVOLUTIONS DE LA NATURE
DANS LA FRANCE CENTRALE.
A Tissue de la dernière guerre, ceux de nos compa-
triotes qui avaient fait une courte excursion sur le conti-
nent ne manquaient pas, à leur retour, de comparer la
France à un volcan éteint, et de parler, en phrases so-
nores, des traces profondes laissées par les commotions qui
avaient ébranlé son système social, et de l'état d'épuise-
ment où elle était tombée , après avoir au loin étendu ses
ravages. Notre intention n'est pas de reproduire ces bril-
lantes métaphores : c'est sur des faits matériels et des ré-
volutions d'un tout autre genre que nous allons diriger Tal-
lention de nos lecteurs. Nous voudrions que cette foule de
voyageurs qui traversent incessamment la France sur les
mêmes roules, et qui se plaignent que ses paysages sont
dépourvus de grandeur et de charme, renonçassent à ces
courses monotones, et se rendissent en Auvergne , dans le
Velay et le ^ ivarais. Les phénomènes les plus remarquables
de l'Auvergne peuvent être étudiés à Clermont, ville qui
n'est qu'à cinquante postes de Paris, dans laquelle on se
rend dans moins de quarante heures, et oii on trouve
d'excellentes au.berges*, et cependant cette partie de la
XV. I ')
1C)| UÉVOLUTIONS DE LA X ATURE
France n'est pas moins inconnue aux explorateurs anglais
que l'intérieur de la Nouvelle-Hollande aux planteurs des
colonies naissantes établies sur la côte. Que les curiosités
naturelles de ce canton n'aient été découvertes, parles
Français eux-mêmes , que vers le milieu du siècle der-
nier, et que, depuis, ils les aient bien rarement visitées,
cela n'est pas étonnant; car, selon l'observation à la fois
judicieuse et satirique de M™^ de Staël : « En France, on
ne pense qu'à Paris, et on a raison, puisque c'est toute la
France. » Mais, ce qui n'est guère plus facile à expliquer
que les problèmes résolus par M, Scrope, dans le mémoire
qu'il vient de publier sur la géologie de la France Cen-
trale (i), c'est que nos compatriotes qui ont franchi les Alpes
et les Apennins, en si grand nombre, qu'il semblerait que Na-
poléon n'ait construit les routes superbes sous lesquelles il a
courbé ces montagnes, que pour eux et leur plaisir, n'aient
point examiné les champs phlégréens de l'Auvergne, et
que, poussés par leur ardente et infatigable curiosité , ils
ne soient pas venus visiter les magnifiques colonnes en ba-
salte de Montpezat et de Jaujac , comme ils vont voir celles
de la Chaussée du Géant ou de la Grotte de Fingal.
Il serait bien difficile de trouver, dans aucune chaîne
de montagnes , des aspects d'un caractère plus imposant
que ceux de quelques-unes des vallées du Bas-Vivarais et
de l'Auvergne. La riche verdure de leurs bois de châtai-
gniers, si agréablement colorée par une atmosphère à lu
fois douce et brillante, convient bien davantage à la pein-
ture, que les tons durs et crus des Alpes et des Pyrénées,
de leurs chutes d'eau et de leurs forêts de pins. Mais la
mode n'a pas encore pris sous son patronage cette partie
de la France -, les baigneurs du Mont-d'Or y jettent à peine
(i) Memoir on the f;eology nf Central France ; iiicliiding the volcanic
formations of Auvergne. , the Velay, and the Vlvarai.s, with a volume of
maps aiitl [ilalcs. By (i. P. Scrope. î.ondon , 1827.
DANS LA FRANCK CENTRALE. l 9 J
quelques regards distraits; et celte foule vulgaire, qui n"a
d'autres impressions que celles qu'on lui communique ,
va porter ailleurs sa stérile curiosité et ses extases de com-
mande.
Ces beaux lieux, où la nature ne se montre plus que sous
des traits d'une grandeur paisible, ont été, dans un passé
bien loin de nous , bouleversés par des catastropbes ef-
froyables, dont l'histoire n'a conservé aucun souvenir, mais
dont la géologie a reconnu la trace. De grands dépôts d'eau
douce dont il est facile d'assigner les limites, et auxquels
on ne pourrait comparer aucun lac de l'occident de l'Eu-
rope moderne , ont disparu de ces contrées , après en avoir
occupé une partie ; et une redoutable aggrégation de vol-
cans, qui s'v est formée, à deux reprises séparées par de
longs intervalles, devait tout ébranler autour d'elle , à des
distances énormes (i).
A l'ouç.st de la vallée de la Limagne , et immédiatement
derrière Clermont, s'élève un plateau de granit, d'enviroi\
seize cents pieds au-dessus de la vallée, et trois milles au-
dessus de la mer. Ce plateau sert de base à soixante-dix
montagnes volcaniques de dimensions diverses , appelées
les Puys des Monts-Dômes , qui forment, avec les amas de
cendres et de scories répandues autour d'elles , une chaîne
(i) Note DuTr. Sir Stamfort Raffles a rapporté un fait dont il a été le
témoin, qui peut donner une idée de la force prodigieuse de l'action vol-
canique , et de la distance à laquelle les effets peuvent en être ressentis.
Pendant une irruption du Tomboro, dans Tîle de Sumbawa de l'Océan
Indien, la terre trembla dans tontes les îles ^loluques, à Java, dans une
portion considérable des Célèbes, de Bornéo, de Sumatra, c'est-à-dire dars
une circonférence de mille milles (plus de trois cents lieues), à partir du
centre. A Java, qui en est éloigné de trois cents milles (cent lieues), le
ciel fut obscurci en plein midi par des nuages de cendres , qui, en tombant ,
formèrent une épaisseur de plusieurs pouces dans la campagne. « Au milieu
des ténèbres, dit Sir Stamfort, les explosions se faisaient entendre, par in-
tervalles, comme des décharges d'artillerie, ou le bruit d'un tonnerre
lointain.» S-
ig() RÉVOLtTlOXS Hr. I.A NATURE
élevée et irrégulière d'environ six lieues de long sur deux
de large. La hauteur de ces montagnes varie de 5oo à
i.ooo pieds, à partir de leurs bases. Elles se composent
de blocs de laves , de fragmens de trachyte , de roches gra-
nitiques, etc. Leur forme affecte plus ou moins celle d'un
cône tronqué. Le cratère de plusieurs est intact -^ mais ,
en général , il est brisé du côté par lequel la lave sortait.
Les coulées descendent sur les flancs de la montagne, oc-
cupent une portion considérable du plateau , ou rem-
plissent le creux de quelque vallée. Elles présentent une
succession raboteuse de scories informes : on dirait une
mer sombre et tuibulcnte de matières visqueuses , con-
gelées tout- à-coup au moment même de la tempête.
Dans certaines parties , la lave tuméfiée forme une es-
pèce de voûte -, les ruisseaux dont elle a usurpé le lit cou-
lent par dessous et sortent à Textrémité, de la même ma-
nière queFArvéron sort de son glacier, près de Chamoui ;
les habitans sont souvent obligés d'aller puiser , à plu-
sieurs milles, Teau qui est au -dessous de leurs propres
maisons.
Un des plus grands cônes volcaniques de la chaîne dont
nous venons de parler est le Pelit-Puv-de-Dôme, élevé de
plus de 4^000 pieds au-dessus du niveau de la mer, com-
posé entièrement de scories , de sable, de cendres, et con-
tenant un cratère très-régulier, dq trois cents pieds de
profondeur, et d'un diamètre égal. Une autre de ces mon-
tagnes, le Puv de Côme , remarquable par la régularité
de sa forme conique , s'élève majestueusement au-dessus
de la plaine, à une hauteur de neuf cents pieds. Ses flancs
sont couverts de bois , et le sommet présente deux cra-
tères distincts et très-réguliers , dont 1 un n'a pas moins de
deux cent cinquante pieds de profondeur verticale. La cou-
lée de lave , au lieu de sortir de l'un ou de l'autre de ces
cratères, commence à la hase occidentale de cette éleva-
DA^'S LA HIAKCE CF,ATl\Al.i:. UjJ
Uoii. A une diskuKc Irès-rapprocliée, elle a leuconlré une
roche angulaire de granit, qui l'a forcée de se diviser en
deux brandies. La plus considérable , celle de la droite ,
après avoir trouvé dans sa course plusieurs obstacles qui
l'ont contrainte de la modifier, s'est dirigée vers le lieu
où sont aujourd'hui le château et la ville de Pont-Gibaud,
et après avoir franchi ensuite une collir.e de granit fort
escarpée, elle s'est rendue dans la A'allée de la Sioule, qu'elle
a dépossédée de son lit et qui s'en est fait un autre entre
la lave et le granit d'une de ses rives. L'excavation ef-
fectuée par cette rivière a découvert un mur de lave , de
cinquante pieds d'élévation, divisé verticalement par des
colonnes régulières de forme prismatique.
Mais la Sioule ne devait pas souffrir de cette seule inva-
sion. L'autre courant de lave, qui, à partir du point de
séparation, suivit une direction ouest-nord-ouest, attei-
gnit bientôt le lit de cette rivière , à environ une lieue au-
dessus de l'autre irruption ; et franchissant ses rives ,
remplit toute la vallée d'une digue de cent cinquante
pieds de haut. Epuisée par cet effort , elle s'arrêta à une
courte distance , à l'endroit oij se trouve maintenant le
village de Masayes. Les eaux de la Sioule, arrêtées ici
comme à Pont-Gibaud par la digue immense qui barra lout-
à-coup son lit, durent nécessairement produire un lac
])ar leur stagnation ^ et probablement, elles auraient fini ,
comme dans l'autre cas, par s'ouvrir un passage parallèle
au premier, si la colline qui forma'it la rive de l'ouest,
composée d'un terrain d'alluvion très-mou, n'avait pas
cédé à l'énorme pression des eaux. Une grande excava-
tion, qui subsiste encore, s'ouvrit dans la colline, et les
eaux du lac se déchargèrent, par cette voie, dans le lit de la
Monges. L'observateur le plus inallcnlif peut reconnaître ces
cbangemens. La superficie totale du plateau couvert. par la
lave descendue diiP.uy-de-Côme ne peut pas être estimée à
iy8 r.ÉvoLUTioiNS i>e i.a nature
moins de trois lieues carrelés. Elle est extrêmement rabo-
teuse ; elle offre une succession continuelle d'aspérités
(juise suivent comme les flots d'une mer battue par l'orage.
Eu marchant sur ce plateau , ce qui n'est pas fecile , on
reconnaît qu'il se compose de blocs informes de basalte ,
jetés dans le plus grand désordre à côté les uns des au-
tres. Cependant, dans les étroits et profonds intervalles
qui les séparent , on aperçoit de petites portions de terre
couvertes de gazon et de fleurs des champs , et des buissons
dont la riante verdure contraste singulièrement avec l'as-
pect désolé de cette triste solitude.
Le Puy-de-Louchadière est complètement isolé des au-
tres 5 il forme un cône superbe dont l'élévation est de
1,000 pieds au-dessus de la plaine de l'ouest, et de 3,966
pieds de hauteur absolue. Il est couvert de forets qui en
augmentent beaucoup la beauté , et qui ont fait disparaître
le caractère terrible qu'il aurait, s'il n'était pas revêtu
d'arbres et de verdure. Son cratère mesure 4^6 pieds ver-
ticaux ; le courant de laves tombe d'abord brusquement
par une pente escarpée, et va ensuite remplir la plaine des
vagues gigantesques de ses scories.
Au sud du Puy-de-Laschamp, se trouve une réunion de
cônes volcaniques , qui forme un cercle irrégulier. C'est le
produit d'éruptions fréquemment renouvelées dans un pe-
tit espace, et qui, selon toute apparence , exercèrent leurs
lavages à de très-courts intervalles, et presque simultané-
ment. C'est , sans contredit, la porlion la plus intéressante
de loute la chaîne. Cette scène imposante laisse dans la
mémoire une trace ineflaçable. Peut-être n'y a-t-il aucun
endroit, dans les champs phlégréens de l'Ilalie ou de la Si-
cile, qui réunisse à un plus haut point tous les caractères
d'un pays désolé par des phénomènes volcaniques. Il est
vrai que ces cônes, jetés çà et là , sont en général couverts
Hc vordun> ; il y en a cependanl quchpuîs-uns dont les flancs
DA>S LA KRAKCE CEISTRALE. 1 f)C)
sont dépouillés, et rintérieur de leurs cratères noirs, ra-
boteux, scorifiés, ainsi que les aspérités dont les courans
délaves ont rempli la plaine, ont une fraîcheur d'aspect
que le feu peut seul conserver à ses produits, et offrent un
effravant tableau des opérations de cet élément dans sa re-
doutable énergie.
Il y a une coulée de laves dont la longueur est de plus
de trois lieues, et dont la chute a 1,900 pieds. Une autre,
dont la longueur est de quatre lieues , a une différence de
niveau de 3,23o pieds, entre l'endroit où elle commence et
celui où elle se termine. Cette dernière a interrompu le
cours de ces deux rivières , près de leur confluent , et donné
ainsi naissance à deux la(^ , celui de la Caissière et celui
d'Aidat, qui forment une nappe d'eau étendue et très-pit-
toresque.
A l'extrémité de la petite coulée septentrionale de Gra-
venère , près de Clermont, se trouve une caverne qui re-
produit tous les phénomènes de la fameuse Grotte du Chien.
Il s'échappe sans cesse de son sein et de ses flancs des
émanations d'acide -carbonique, dont les qualités mé-
phitiques ont été démontrées par de nombreuses expé-
riences. Une industrie patienle est parvenue à mettre ce
courant en culture , par des procédés analogues à ceux
employés pour féconder les flancs de l'Etna et du Vésuve^
on y a planté des vignobles qui rivalisent, par l'abondance
de leurs produits, avec ceux de ces deux volcans.
Le problème le plus embarrassant que présente cette
chaîne, résulte de cinq à six montagnes jetées irrégulière-
ment au milieu des autres, mais dont la structure et la com-
position sont tout-à-fait différentes. Une d'elles, le Puy-de-
Dôme, qui n'a pas moins de 5, 000 pieds de hauteur
absolue , s'élève fièrement au-dessus de celles qui l'envi-
ronnent. Nous reviendrons sur l origine probable de ces
montagnes.
200 KLN OLtTiO^S DE LA >ATVRE
Les roclies d'origine volcanique , dans la France Cen-
trale, ont ordinairement été divisées en anciennes et en mo-
dernes. M. Scrope reconnaît la convenance de cette clas-
sification ^ mais il assure qu'on en a fait une application
très-arbitraire. « Des dates très-diverses, dit-il, doivent
être assignées aux éruptions considérées comme les plus
modernes ^ car les surfaces des coulées ont éprouvé des de-
grés très-différens de décomposition ; et il y en a qui sont
beaucoup plus stériles et plus raboteuses que les autres.
Cette indication ne suffirait pas toutefois pour en détermi-
ner l'âge respectif, puisque l'action du tems sur les laves
se modifie avec les variétés de leur constitution minérale.
Mais elles nous fournissent des^données certaines , quand
elles coïncident avec d'autres , telles , par exemple , que
la conservation plus ou moins grande du cône, ou l'éléva-
tion relative du courant au-dessus du niveau le plus bas
des cours d'eau actuels. Les inductions que l on tire de
cette dernière circonstance méritent surtout de fixer notre
attention. »
L'ancienne province d'Auvergne comprend dans ses
limites, non -seulement la Limagne, les Monts -Dôme,
et les terrains d'eau douce occupés jadis par les grands
lacs dont nous avons parlé , mais aussi le Cantal et le
Mont -d Or avec ses dépendances. Le dernier se joint
géograpbiquemeut au district que nous venons de dé-
crire. C'est une vaste montagne dont la pojtion la plus
élevée a sept à liuit sommets groupes ensemble, dans
une circonférence d'environ un mille de diamètre -, la
plus baute de ces cimes s élève à 6,21^ pieds au-dessus
du niveau de la mer. Cette masse se compose de coucbes
successives d'origine volcanique , d'une grande épais-
seur, et qui cacbcnt presqu'entièremcnt le sol j>rimilif.
Elle est entamée sur les côtés [)ar deux vallées profondes,
celle de la Dordogne et celle de Chiimbon , et sillonnée par
DANS LA FnANCE CENTRALE. 20I
une douzaine de cours d'eau moins considérables, qui ont
leurs sources près des éminences centrales , et qui se diri-
gent indifféremment vers tous les points de l'horizon. On
ne reconnaît , dans cette montagne , la trace d'aucun
cratère régulier. Cependant M. Scrope ne doute pas que
ce ne soit le squelette d'un immense volcan, dont les dé-
jections les moins fortes ont été entraînées par les pluies,
et forment les amas qui tapissent ses flancs , tandis que ses
produits plus durables, ses coulées de laA'es , ses brèches,
ont résisté à l'action de ces agens destructeurs. Il observe que
si un jour les feux de l'Etna s'éteignaient , ce volcan présen-
terait le même aspect que le Mont-d'Or, puisque ses flancs
sont déjà profondément sillonnés par des ravins, produits
des tremblemens de terre et des torrens de pluie. ^ ers la
base de la montagne , où l'inclinaison moins forte a permis
aux coulées de laves de s'étendre en largeur, elles compo-
sent une série de vastes plates-formes, dont la pente, à
l'extrémité inférieure , est à peine sensible. Les courans
de basalte ont coulé dans toutes les directions, à la dis-
tance de quinze à vingt milles, et même, dans quelques
cas, à la distance de vingt-cinq à trente (dix lieues), à
partir des hauteurs centrales. Les plateaux de Irachyte, au
contraire, excèdent rarement une longueur de dix milles-,
mais ils ont, en élévation et en largeur, ce qui leur manque en
longueur. Les traînées de laves du Mont-d'Or, toutes prodi-
gieuses qu'elles paraissent, sont égalées par quelques-unes
des coulées modernes de l'Etna, et surpassées par celles de
l'Islande. Les matières jetées du Mont-d'Or par fragmens
semblent avoir égalé autrefois le volume de ces torrens
de laves. On en trouve jusqu'à un éloignement de vingt
milles, depuis le sommet de la montagne; éloignement
auquel ils auront été transportés, soit par les torrens pro-
duits de la fonte de la neige en contact avec la lave brû-
lante , soit par ces pluies d'orage qui accompagnent d'ordi-
202 RÉVOUJTIOKS DE LA KATUWE
naire les éruptions, ou peut-être par ces déluges d'eau qui
sortent quelquefois de certains volcans et surtout de ceux
d'Amérique. On supposait jadis que l'eau bouillante et
fangeuse que les volcans du jNouveau-Monde répandent
de tems à autres avait une source aussi profonde que
la lave elle-même (i), jusqu'à ce que M. de Humboldt y
découvrit des petits poissons en si grande quantité qu ils
infectaient l'atmosphère. Depuis cette observation, on a
pensé que ces eaux provenaient de lacs formés dans l'in-
térieur de la montagne. Dans la grande éruption du \é-
suve , en 1822 , la pluie entraîna les cendres et le sable
jetés par le volcan , et ce torrent bourbeux descendit avec
une telle rapidité dans les rues de Portici , que plusieurs
soldats, buvant dans une taverne, furent en quelque sorte
emprisonnés dans la boue, et eurent beaucoup de peine à
sauver leur vie.
A l'extrémité inférieure de la vallée de la Couse, un des
cours d'eau qui descendent du Mont-dOr, on a récemment
découvert les restes fossiles d'une grande variété de mam-
mifères, tels que des mastodontes, des éléphans, des rhi-
nocéros , des hippopotames , des tapirs , des ours , dif-
férentes espèces dhiènes , de panthères et autres animaux
des tropiques. M. Bukland a reconnu que les dents d'ours
(i) Note du Tr. 11 est reconnu aujourd'hui que les volcans puisent à
J'imnienses profondeurs et même à de très-grandes distances, les matières
(ju'ils jettent sur la surface du sol, car ceux qui brûlent depuis plusieurs
siècles ne pourraient pas conserver leuis dimensions primitives s'ils ali-
mentaient leurs éruptions avec leur propre substance. Sénèque avait déjà
dit que le feu des volcans /// ipsu monte non alimentuni habet , sed viain.
11 est remarquable que ce grand homme, répudié par la frivole pédanterie
des collèges, sous prétexte que sa latinité est moins élégante que celle de
l'Age précédent , ait pressenti , par la seule force de son génie , presque toutes
les vérités naturelles démontrées, depuis, par l'observation ou le calcul. Sé-
nèque peut, à certains égards, être considéré comme un chaînon intermé-
diaire entre la philosophie positi\c et prati<|uc des tems modernes et les
hypothèses hardies de la philoNUjihie des anciens. S.
I
l)A»S LA Fr.A^CE CE>TKALE. 2o3
appartiennent à V ursus cullvidens , espèce éteinte , la même
que celle qui a été découverte dans la cave aux hiènes
de Torquay dans le Devonshire, et que celle trouvée an-
térieurement dans le ^ al d'Arno , mêlée à des débris d'é-
léphans.
Au sud du IMont-d'Or s'élève le Cantal, avec un cratère
central dont M. Scrope a reconnu la trace. Le sommet du
Cantal est à une distance de vingt-cinq milles de celui du
Mont-d"Or. Le sommet du premier est plus conique. Ses
laves trachy tiques ont coulé à une plus grande distance ,
mais ont moins de volume et sont plus anciennes que ses
courans de basalte. Elles cacbent presqu'entièrement les
produits d'eau douce qui sont aii-dessous.
Si nous quittons TAuvergne pour nous rendre dans l'au-
cienne province de ^ elav, nous trouvons des rocs volcani-
(jues aussi anciens que ceux du iNIont-d'Or et du Cantal,
et que l'on croit être le produit d'un troisième volcan
nommé le Mont-Mézène. Cette montagne est inférieure en
bauteur absolue au ^lont-d Or et au Cantal , car elle a seu-
lement 5,820 pieds au-dessus du niveau de la mer. Il y a
en outre, dans cette partie de la France, des cônes vol-
caniques comme ceux d'Auvergne , dont cbacun probable-
ment a été produit par une seule éruption. Ces cônes sont
plus dégradés que ceux qui sont près de Clermont , chaîne
de montagnes dont ils paraissent faire le prolongement. Ils
sont serrés si étroitement les uns contre les autres, sur
l'axe de la chaîne granitique qui sépare la Loire et l'Al-
lier , de Pahaguet à Pradelle , que presque tous se tou-
chent par la base et forment une série non interrompue.
M. Scrope en a compté plus de cent-cinquante! On en
trouve encore quelques autres plus avant dans la direction
du sud-est. Ces derniers se présentent d'une manière inat-
tendue au milieu des roches de eranit. Leurs flancs sont
2o4 RÉvoL^:TIO^s de la aatuke
revêtus de la végétalion magnifique du châtaignier d'Es-
pagne. Ce bel arbre y atteint même une plus grande éléva-
tion , et y donne des fruits plus abondans que sur le sol
primitif du voisinage. Les coulées de basalte sorties de ces
cratères , suivent les inégalités de la vallée , précisément
comme aurait pu faire un courant de métal en fusion.
Depuis que les volcans ont vomi ces laves, des rivières s'y
sont creusé de nouveaux lits , et non-seulement elles y cou-
lent au milieu de murailles de basalte de i5o pieds, mais
elles ont même entamé le roc de granit qui est au-des-
sous. On sent combien de tenis il leur a fallu pour pé-
nétrer à une telle profondeur dans des matières si rebelles,
et par conséquent à quelle haute antiquité doivent re-
monter ces éruptions !
Les murailles de basalte dont nous venons de parler ont
l'aspect d'une vaste colonnade. Celle de Jaujac, qui a cent
cinquante pieds d'élévation , est d'une beauté sans égale.
On en trouve une autre de la même hauteur dans le lit de
l'Ardèche, près du village de Thuyts. Sa longueur est d'un
mille et demi. Il n'y a que la nature , patiente parce qu'elle
est éternelle et qu'elle dispose du tems comme de l'espace,
qui puisse exécuter d'aussi prodigieux ouvrages.
Nous venons d'esquisser rapidement les grands traits
sous lesquels elle se présente aujourd'hui en Auvergne et
dans le Vivarais-, mais c'était sous des traits plus imposans
encore qu'elle s'otfrit aux regards de l'homme , s'il existait
alors pour la contempler, dans ces époques dont nous
sommes séparés par un tems dont la durée épouvante l'i-
magination. C'est avec une admiration mêlée de crainte
(|ue nous abordons les lieux où fume le ^ ésuve. Quel spec-
l;>cle ne devaient donc pas offrir les feux de cent cinquante
volcans, réunis dans une même chaîne et se louchant par
leurs bases comme les ondulations de l'Océan ! Le Non-
DANS L\ FUAKCF. CEISXr.Al.E. 2o5
veau-Monde lui-même, où la nature a construit sur une
si grande éehellc , n'a rien , dans ses pompes tenibles , qui
puisse être comparé.
En récapitulant les phénomènes que nous venons d'in-
* diquer comme les plus inléressans pour le géologue , dans
Tinlérieur de la France, nous les classerons dans leur
ordre chronologique , et non dans celui de leur origine ou
de la position géographique qu'ils occupent. Notre revue
sera divisée en quatre grandes époques. La quatrième com-
prend tout le tems qui s'est écoulé depuis la dernière érup-
tion volcanique jusqu'à nos jours. Le silence de l'histoire sur
cette dernière éruption est une preuve qu'elle ne peut guère
être arrivée il y a moins de deux mille ans. On trouve ,
il est vrai, près deClermont, des laves qui paraissent aussi
récentes que plusieurs de celles qui ont coulé, en der-
nier lieu, de l'Etna et du Vésuve. Mais des circonstances
très- variables influent sur la conservation des laves, et sur
la durée du tems qui leur est nécessaire pour pouvoir pro-
duire de la végétation. Si elles sont très-vitrifiées , elles
peuvent rester stériles pendant un tems indéfini. Si le tissu
en est poreux , l'eau ne se maintiendra pas à la surface, et par
conséquent la décomposition sera retardée. Il arrive aussi
que des pluies de cendres ont eu lieu après leur éruption ,
et alors elles sont promptement fertilisées. Si quelques-uns
des volcans d'Auvergne eussent été en ignition du tems
de César, ce grand homme qui campa dans ses plaines,
lorsqu'il faisait le siège de Gergovie, située piès de Cler-
raont, en aurait sans doute parlé dans ses Commentaires.
Lors même que le souvenir de ces éruptions aurait seule-
ment été conservé par la tradition , du tems de Pline et
de Sidoine Apollinaire , le premier n'eût pas manqué de
les mentionner dans son Histoire Naturelle . et le second
d'y faire quelqu' allusion dans les descriptions qu'il nous a
laissées de la province où il avait vu le jour 5 d'autant plus
■2o6 RÉVOLtîTIONS UE LA >.\TUTVE
qu'il habitait sur les bords du lac Aidât, qui doit son exis-
tence à l'un des volcans les plus récens. Ces grands phé-
nomènes ne peuvent pas non plus avoir eu lieu dans le
moyen âge, car quand bien même l'usage de l'écriture eût
été inconnu, la tradition orale aurait suffi pour nous en
transmettre le souvenir. La France , dans les tems d'anar-
chie qui suivirent la mort de Charleraagne , était sans con-
tredit presque retombée dans sa barbarie aborigène. Ce-
pendant les monastères n'avaient pas cessé d'exister -, et
dans cet âge superstitieux , de semblables prodiges auraient
été racontés dans les chroniques, même de préférence aux
événemens politiques les plus importans. Quoique le tems
qui s'est écoulé depuis la dernière éruption soit considé-
rable, proportionnellement à l'antiquité des monumens his-
toriques des divers peuples , il n'a apporté aucun change-
ment notable dans l'aspect du pays. Le Puy-de-Pariou, près
de Clermont , peut être pris pour spécimen des cônes les
plus récens. Le cratère est presqu'intact ; les arêtes en sont
si bien conservées, qu'on peut difficilement s'asseoir au-
dessus ; mais il est revêtu de gazon dans l'intérieur, et les
bestiaux qui vont y paître descendent par Tinclinaison des
côtés. La lave produite par la dernière éruption n'est
couverte que dans quelques endroits, d'une fliible végéta-
lion, et d'un petit nombre d'arbres qui croissent dans les
ravins. Elle est tellement raboteuse, qu'on l'a comparée à
une rivière gelée tout-à-coup par l'arrêt cl la réunion
d'immenses blocs de glaces.
Le période qui a précédé immédiatement celui-là est
marqué par l'éruption du plus grand nombre des volcans
de la seconde classe; c'est-à-dire de ceux qui se sont formés
postérieurement à l'époque où le Mont-dOr était en acti-
vité. On compte à peu près trois cents volcans de celte
espèce distribués, comme on l'a déjà vu, sur une seule
ligne qui se dirige du nord au sud. Ces cônes ont tous
DARS LA FHAR'CE CENTRALE. 20^
]eté des cendres, et, dans beaucoup de cas, des coulées
de laves sorties de leurs cratères ou de leurs ba^es. Ils ont
du, en général, se former dans un espace de tems peu
considérable ; car dans l'île de Lancerotte, une des Cana-
ries, plus de trente cônes qui ne sont point inférieurs,
dans leurs dimensions, à ceux d'Auvergne, ont surgi
dans le -dernier siècle , de i^3o à i^36. Cependant il y a
lieu de croire que de longs intervalles ont séparé la forma-
tion des différens groupes de cônes, car c'est aujourd'hui
le caractère de l'action volcanique, telle qu'elle se mani-
feste dans tout le globe , que de longues époques de repos
alternent avec celles d'activité. La diversité de l'élévation
des coulées de laves au-dessus des vallées existantes , la
végétation dont quelques-unes sont recouvertes, la nudité
d'un plus grand nombre, la conservation inégale des diffé-
rentes montagnes, et beaucoup d'autres signes, prouvent
que les lois qui régissaient jadis, en France, les commotions
souterraines, sont analogues, si ce n'est identiques, avec
celles qui les régissent aujourd'hui dans tout l'univers.
Nous pensons que c'est au milieu ou au commencement
de ce troisième période que vivaient les mastodontes, les
rhinocéros, leséléphans, les tapirs, les hippopotames, les
hiènes et les autres animaux de proie, dont on trouve au-
jourd'hui les débris fossiles.
Le second période s'étend depuis les dernières érup-
tions des volcans de la première classe , jusqu'à l'évacua-
tion des grands lacs. Vers la fin de ce période, selon
M. Scrope, des volcans de la seconde classe s'ouvrirent sur
le Mont-d'Or, à peu près comme les cônes parasites qui s é-
lèvent de tems en tems sur les flancs de l'Etna (i). Ces
(i) NOTK DU Tr. En 1811, neuf [)etits cônes, dont la plupart onl versé
des laves, se formèrent sur le colé nord-ouest de l'Etna. Ils sont dispose's
sur une seule ligne, comme une partie de ceux dont il est question d.uis li;
texte. En ififiq , Monte Rossi s'éleva sur les flancs de la même montagne. Il
208 KÉVOLLTIOXS DE LA >ATLr.E
volcans , dans l opinion du géologue que nous venons de
citer, forment , en quelque sorte , les anneaux qui réunis-
sent les deux grandes époques des explosions. Quoique
le période dont nous nous occupons ne s'étende pas jus-
qu'aux premières explosions , cependant il comprend k
peu près toute la durée du tems pendant lequel les trois
grands volcans primitifs lancèrent cet amas de rochers qui
encombrent la France Centrale , et les époques plus ré-
centes marquées par les ouvertures que les rivières par-
vinrent à se creuser, non-seulement dans le basalte , mais
aussi à travers le granit et les terrains d'eau douce qui
se trouvent au-dessous. Ces grandes catastrophes ont été
séparées par de si longs intervalles, que la nature a pu
quelquefois cacher la trace des incendies volcaniques, sous
ses tapis de verdure, comme le prouvent les débris de vé-
gétaux interposés entre deux couches de laves. On peut se
faire une idée approximative du tems qu'il a fallu pour cela,
par celui qui est nécessaire pour que les laves de l'Etna sup-
portent de la végétation. Nous ne sommes pas surpris qu à .
la vue des preuves irrécusables de ces superbes phéno- |
mènes, les géologues , ne sachant comment les expliquer,
aient souvent comparé la nature elle-même à un volcan à
demi éteint, fléchissant sous le poids de l âge, et incapable,
dans sa caducité, de reproduire les jeux de sa terrible en-
fance. 11 est d'autant plus facile de faire impunément ces
assertions, qu elles ne peuvent pas être démenties par un
appel au court espace de tems dans lequel nos observations
sont circonscrites. Toutefois le sort des premiers historiens
de l espèce humaine doit nous prémunir contre le danger
de ces conclusions trop hâtives. La philosophie des âges
plus éclairés a invariablement réduit aux proportions or-
esl (le la iiicmc dimension que la grandeur moyenne des montagnes de la
chaîne des Puys de-Dôme , et il a un cône double de même que le Puy-
de-Cyme.Scs couraiis de lavej ont détruit en partie l,-i petite villcde Catane.
OANS LA F1\A^•CE CENTRALE. 20()
^iinaires la stature gigantesque et les attributs divins des
demi-dieux et des héros -, tandis que des prodiges et des
phénomènes merveilleux, décrédités d'abord par un scep-
ticisme trop absolu , se sont trouvés parfaitement conformes
aux lois de la nature.
Le premier période comprend tout le tems qui s'est écoulé
depuis la destruction définitive des lacs jusqu'au moment
de leur apparition. Ces lacs durent , dans le principe ,
ressembler beaucoup au Lac Supérieur , dans l'Amérique
du Nord. Près d'un millier de fleuves , de rivières , de
ruisseaux vont confondre leurs ondes dans cette énorme
mer intérieure. Au printems, à l'époque de la fonte des
neiges , tous ces cours d'eau grossissent , et entraînent
avec eux des graviers , des cailloux , du bois , dont ils for-
ment souvent de petites îles , près de leur embouchure.
Le géologue ne peut pas penser sans effroi à tout ce qui
arriverait , si l'Amérique septentrionale était soumise de
nouveau à l'action volcanique ; nous disons de nou-
veau , car les anciennes couches de cette partie du globe
fournissent des preuves nombreuses, qu'elle a été plu-
sieurs fois bouleversée par le feu des volcans, à des époques
distinctes. Des ingénieurs, chargés de déterminer les limites
des Etats-Unis et du Canada , assurent qu'un exhaussement
de neuf pieds dans les eaux du Lac Supérieur suffirait
pour les faire déborder sur les sources du Missouri ; elles
cesseraient par conséquent de se diriger à l'est vers l'At-
lantique. Supposons maintenant que cette contrée éprouve
un jour un tremblement de terre semblable à celui qui
eut lieu au Chili, en 182.4 , lorsqu'une grande étendue de
côtes fut exhaussée de plusieurs toises au-dessus de l'an-
cien niveau , et que , dans l'intérieur , les roches de granit
du pied des Andes se sillonnèrent de profondes crevasses.
Il est évident que, dans cette hypothèse, tout l'aspect du pays
serait changé j car, selon toute apparence, les eaux du Lac
2IO REVOLUTIOKS DE LA »"ATURE
Supérieur prendraient une autre direction , ce qui aurait
des conséquences d'autant plus importantes , que la super-
ficie de ce superbe lac n'est inférieure que d'un tiers à la su-
perficie totale de l'Angleterre. Comme il est évident que
des pluies de cendres et d'autres produits volcaniques sont
tombés dans les lacs de l'Auvergne et du Cantal , avant
qu'ils fussent desséchés , on doit croire que des tremble-
mens de terre en ont accéléré l'évacuation finale. Le lac
F^rié , en Amérique , n'a pas aujourd'hui plus de quinze
toises de profondeur movenne , et cette profondeur dimi-
nue sans cesse par les accumulations de sables , de cail-
loux, de limon , de coquillages, de roseaux. On a constaté
dernièrement que Longue-Pointe avait augmenté de plus
de trois milles, dans l'espace de trois ans, par des terres
d'alluvion. Certes, il serait possible que, dans quelques
siècles, ce grand lac fut entièrement desséché, surtout si,
indépendamment des agens qui existent aujourd'hui, il y
avait des pluies de cendres et des traînées de laves, ainsi
que des sources de matières siliceuses ou calcaires, telles
que celles qui se trouvent dans les contrées volcaniques, et
qui étaient en pleine activité dans l'intérieur delà France ,
au tems dont nous parlons.
Nous devons nécessairement nous attendre à une grande
différence entre les animaux qui vivaient pendant la durée
du troisième période, et ceux du second. ?.Ième dans le troi-
sième un changement très-remarquable se fait déjà aper-
cevoir. On a découvert quarante espèces de quadrupèdes
fossiles qui appartiennent pour la plupart à des espèces tout-
à-fait nouvelles pour nous ^ et comme l'examen de ces pré-
cieuses antiquités de la nature n'a commencé que depuis
quelques années , il y a tout lieu de croire que l'on en dé-
couvrira d'autres , et qu'il existait alors en Auvergne une
aussi grande variété dans la création animale que celle
qu'on peut observer aujourd'hui dans les contrées oii elle
DAKS la FRANCE CENTlîALE. 211
est le plus riche. Les oiseaux appartenaient à des genres qui
nous sont tout-à-fait inconnus-, et les reptiles qui vivaient
dans ces tems reculés ne se retrouvent plus que dans les
latitudes les plus chaudes. Les testacées qui sont ahondans
différent tous des espèces vivantes 5 cependant, ils en ap-
prochent davantage que les animaux contemporains d'un
ordre plus élevé. Les espèces des plantes terrestres ou aquà>
tiques étaient plus nombreuses que celles qu'on rencontre
même dans les couches de houille. On a découvert, entre
autres, des débris fossiles de palmiers 5 ce qui prouve que
le sol était pénétré d'une température plus haute, soit que
les feux qui , selon certains géologues , brûlent au sein de
la terre , eussent plus d'intensité ^ ou que le globe, roulant
sur un autre axe , s'inclinât différemment vers le soleil.
La plupart des géologues se sont mis fort à l'aise , eu
avançant que les anciennes formations appartenaient à un
état du globe tout-à-fait différent de celui qui existe au-
jourd'hui. Ils se sont ainsi dispensés de raisonner par ana-
logie ; ils ont pu donner libre cours à leur imagination ;
et quand ils ne parvenaient pas à expliquer les anciens
phénomènes de la nature , ce n'était point , suivant eux ,
parce qu'ils ignoraient les lois qui la gouvernent actuelle-
ment , mais parce qu'ils ne connaissaient pas celles qui la
gouvernaient dans les premiers âges. Maintenant nous de-
manderons à ceux qui sont témoins de l'explosion du vol-
can , des secousses du tremblement de terre , des ravages
des torrens et des pluies, de la crue du banc de corail ,
du reculement des coles, des empiètemens du delta, et
qui soutiennent encore que la nature est désormais im-
muable et à l'abri des perturbations qui l'ont troublée jadis 5
nous leur demanderons , disons -nous, ce qu'ils eussent
pensé, s'ils avaient considéré les grands lacs de la Fiance
Centrale, dans leur antique repos et toute leur beauté pri-
mitive ? Qu'auraient-ils dit, s'ils avaient observé la lente in-
2 12 RÉVOLUTIONS DE LA NATURE
crustation des plantes aquatiques et des coquillages, par les
sources pétrifiantes ; s'ils avaient vu des myriades d'insectes
répandues dans la campagne , des crocodiles et des tortues
sortant du sein des flots , des oiseaux aquatiques nageant à
la surface , et des troupeaux broutant en paix l'herbe des
prairies, à l'ombre des forêts de palmiers? Auraient-ils pu
croire que cette scène, où la nature se produisait dans toute
sa grâce et toute sa magnificence , n'était , cependant ,
qu'une scène transitoire ? Leur sécurité eût-elle été ébran-
lée , si des coquillages marins leur avaient démontré que
l'Océan roulait jadis ses grandes ondes dans le lit même des
lacs et dans les contrées voisines, et qu'alors elles étaient
peuplées d'animaux tout-à-fait distincts de ceux de la mer
la plus prochaine? Auraient-ils témoigné quelques doutes
ou quelques craintes en découvrant , dans les couches de
houille , des troncs de fougère et de quelques autres plan-
tes dont les proportions gigantesques annonçaient que
la température de cette antique époque était encore plus
chaude que celle de la nouvelle? Ces indications auraient-
elles suffi pour détruire la confiance que leur inspirait l'as-
pect tranquille du tableau qu'ils avaient devant eux ? Le
bouleversement des couches et des vastes catacombes où
étaient enfouis les débris organiques d'un autre âge, leur
eût-il fait concevoir la possibilité de catastrophes et do
révolutions à venir? Auraient-ils supposé que les animaux
qui circulaient dans la plaine et qui nageaient dans le lac
seraient arrachés violemment du livre de la vie , et qne
les ossemens de quelques-uns seraient exhumés par les gc'-
néralions de tems bien postérieurs dont ils cxcileraienl la
surprise? Avec quelle incrédulité eût été accueillie une
voix prophétique qui aurait prédit que ces superbes lacs
seraient un jour desséchés ; que le lit en serait consolidé et
recouvert de laves , à travers lesquelles les rivières et les
ruisseaux creuseraient ensuite des vallées profondes ; que
DANS LA FTIANCE CENTRALE. 2l3
ces vallées se couvriraient plus tard d'une création nou-
velle de plantes et d'animaux; que le granit donnerait
naissance à des volcans d'une hauteur prodigieuse, et à
plus de trois cents cônes moins élevés dont des torrens de
laves s'élanceraient avec furie-, en un mot, que les mon-
tagnes , les vallées , les lacs, les fleuves, les innombrables
êtres, qui jouissaient du bienfait de la vie , disparaîtraient
entièrement , comme l'intérieur d'un parchemin qu'on
roule, pour nous servir de la belle expression de l'Ecri-
ture ! Celte révolution épouvantable , dont les traces sont
partout en Auvergne , succédant à une longue suite de
siècles paisibles, devrait cependant ébranler un peu la
confiance présomptueuse de certains naturalistes , et leur
faire comprendre qu'ils prennent avec le monde un enga-
gement téméraire , quand ils garantissent que la nature
maintenant assoupie ne troublera plus son repos.
Au surplus, bien des générations s'écouleront encore
avant que le géologue puisse entièrement reproduire l'as-
pect de la surface de la terre et de ses habitans, dans ces
époques reculées. Il faut , pour cela , qu'il prenne une con-
naissance plus intime des débris entassés dans les couches
antiques , et qu'il étudie de nouveau les ouvrages vivans ,
afin d'expliquer les phénomènes des premiers âges par les
résultats des causes actuellement agissantes. C'est alors seu-
lement que ses élèves le suivront avec la même confiance
que le Dante suivait son guide, quand il considérait , avec
une admiration mêlée de crainte, dans les spirales qui en-
vironnent le sombre abîme , les ombres de ceux qui avaient
jadis marché à la lumière du jour , et qui , tout changés
qu'ils étaient, et incapables de sentir le présent, pouvaient
soulever le voile des mystères de l'avenir, et arracher à
l'oubli les secrets du passé.
Mais , tout imparfait que soit le tableau que nous pou-
vons nous faire de la nature , dans les tems primitifs , il
ai 4 kévoh;tio:ns de la jsAtlue
n'est pas cependant dépourvu d'intérêt ; et cet in(^rét
ne doit pas diminuer parce qu'il résulte d'un sentiment
de curiosité qui n'a point de rapport prochain avec notre
condition et nos besoins actuels. Quoique nous ne soyons
placés ici que pour de courts instans , et que nous sachions
tous combien notre vie est bornée , nous éprouvons le
désir impérieux de connaître ce qui s'est passé dans les siè-
cles les plus éloignés , et la Providence elle-même a pris
soin de satisfaire , par d'inépuisables alimens, ces appétits
intellectuels.
Chaque progrès que nous faisons dans l'étude de la géo-
logie nous enfonce davantage dans les profondeurs d'un
passé , pour ainsi dire , sans bornes. L'idée qui se présente
dans toutes nos recherches , que chaque observation nous
rappelle, et que la voix imposante de la nature fait retentir
sans cesse à l'oreille de ceux qui l'étudient , c'est le lems !
mais , dit-on , quand l'homme dirige sa pensée sur cette
prodigieuse antiquité du globe, il se sent rabaissé <à ses
propres yeux ; son existence ne lui paraît plus qu'une
goutte dans le fleuve , un point imperceptible dans
l'espace^ et il la trouve aussi éphémère que celle de l'in-
secte qui naît et meurt entre deux soleils. C'est , effeclive-
ment, ce qui doit arriver à tous ceux qui croient que l'eS"
pèce humaine appartient seulement au monde physique, et
qui la confondent avec les animaux dont les besoins sont
concentrés dans cette vie, et dont l'instinct ne s'élève
point au-dessus des exigences du moment présent.
Ce même examen produit des impressions bien diffé-
rentes , quand on se dégage des liens d'une philosophie
matérielle. Rien , au fond , ne prouve mieux la supériorité
de notre amc, que cette fsculté d'interroger les tems qui
ne sont plus. Si nous sommes obligés d'exclure de notre
"existence intellectuelle l'époque de noire enfance, pen-
dant laquelle nous n'avions aucune idée du monde qui
DANS LA IRAKCE CENTRALE. 2». l 5
nous environnait, et où nous n'étions susceptibles d'aucun
genre d'impression mentale , nous devons , par la même
raison , renfermer dans les limites de notre vie rationnelle
tous les âges , quand bien même ils comprendraient des
milliers de siècles , puisque la science nous permet de les
considérer, et que l'étude que nous en faisons nous procure
des idées nouvelles et de vivesjouissances. Ce qui distingue
surtout l'homme des autres animaux, c'est son aptitude à
des améliorations proM"essives. Celte faculté, la plus élevée
de son être, prend un redoublement de vigueur, quand il
reconnaît qu'un champ sans limites a été ouvert à ses ob-
servations, par la géologie et les sciences qui en dépendent.
Déjà nos progrès ont été fort accélérés par la connaissance
que des mondes nouveaux étaient accessibles à nos recher-
ches, de même que l'Europe avait redoublé d'énergie en
apprenant qu'un continent immense s ouvrait, au-delà de
l'Atlantique, à l'activité de ses entreprises. En examinant les
lois qui régissent l'univers , nous exerçons une prérogative
que la nature n'a donnée qu'à nous seuls-, celle de pou-
voir comprendre et admirer ses merveilleux ouvrages. C'est
alors que l'ame, planant sur l'abîme des âges , semble en-
tièrement affranchie de son grossier compagnon, et rendue,
par son isolement même, à sa force et à sa beauté première.
Mais, sans nous occuper plus long-tems de ces vues spé-
culatives, nous observerons que déjà une importante leçon
morale a découlé des recherches de la géologie. De quel-
que manière qu on en interprète les phénomènes , il est
incontestable que les idées qu'on s'était faites, jusque
dans ces derniers tems, de l'histoire et de la structure du
globe , étaient aussi inexactes que celles que nos pères se
faisaient de la structure des cieux, avant le seizième siècle.
Au nombre des causes qui ont le plus contribué à affranchir
l'esprit humain des entraves par lesquelles l'ignorance elles
préjugés paralysaient son énergie pendant le moyen âge ,
2l6 KÉVOLUTIOKS DE LA AATL'RE
il faut compter surtout l'étude des sciences physiques, quand
le système analytique a commencé à être établi. Aucune
science n'a peut-être été plus utile à la civilisation que l'as-
tronomie , moins encore à cause de ses services directs ,
quoiqu'ils soient d'un très-grand prix , que par suite de
Tébranlement profond qu'elle adonné à toutes les opinions
reçues. Galilée apprit au soleil , chaque fois qu'il s'élevait
au-dessus de l'horizon , et qu'il poursuivait dans les cieux
sa course apparente, à proclamer dan^toute l'Europe « qu'il
n'existait, sur la terre, aucune puissance infaillible. «Les
souffrances qu'il supporta pour la cause de la vérité n'é-
teignirent pas l'esprit de l'Inquisition, mais elles donnèrent
un coup mortel à son pouvoir 5 et, depuis , aucune opposi-
tion , du moins directe et manifeste , n'a osé entraver les
progrès des sciences expérimentales. Les hommes qui se li-
vraient spécialement à ces études reconnurent bientôt com-
bien, dans leur immensité, elles dépassaient les bornes de
l'esprit humain ; tandis que ceux qui étaient restés étrangers
à ces recherches, et qui ne s'occupaient des sciences que
lorsqu'il en résultait quelqu'application utile pour les be-
soins de la vie , ne pouvaient pas s'empêcher d'observer
quelle diversité d'opinions prévalait parmi les savans les
plus instruits et les plus sincèrement animés de l'amour de
la vérité, sur des choses tangibles , des faits et des résul-
tats de l'expérience. On remarqua combien , malgré toute
leur sagacité , il leur arrivait de tomber dans les erreurs
les plus grossières; quelle confusion introduisaientdansleurs
débats l'ambiguité du langage , et ces théories si nom-
breuses qu'ils étaient obligés d'abandonner, après les avoir
d'abord épousées et soutenues avec chaleur. Même les plus
ignorans ne pouvaient pas être témoins des doutes et des
difficultés des savans , sans regarder comme absurde et ri-
dicule cet attachement enthousiaste pour certains dogmes
métaphysiques qui excitaient un intérêt si profond dans
DANS LA FRANCE CENTRALE. Il'j
toutes les classes de la société pendant le moyen âge , et qui
conduisit même sur le terrain les armées des réalistes et des
nominaux. Dès-lors on comprit mieux la cruauté et la
folie criminelle de contraindre, par des lois pénales et des
persécutions sanguinaires, une conformité extérieure à cer-
taines doctrines spéculatives qui ne se rapportaient pas au
monde matériel, mais au monde immatériel et invisible-,
tels, par exemple , que l'examen des attributs de l'Etre -
Suprême , ou celui des noms qu'il convient le mieux de lui
donner.
L'influence qu'exercent, sur la direction des esprits, les
vérités nouvelles que découvrent de tems en tems les
naturalistes (i) , est facilement méconnue par les histo-
riens, parce que cette influence s'opère insensiblement et
indirectement -, mais elle n'en est que plus sûre et plus
durable. Chose admirable, tandis que, d'un côté, la
science humilie l'orgueil des esprits superbes qui tendent
d'aborder ces hautes régions inaccessibles à la raison hu-
maine , de l'autre elle relève les hommes timides courbés
sous le poids de terreurs superstitieuses ; et , par cette
double action , elle sert également les intérêts de l'espèce
humaine , dont elle accélère la marche progressive vers
les hautes destinées que l'avenir lui prépare.
( QuaHerly Review. )
(i) Voyez, dans notre i4^ numéro, un article curieux sur l'influence
morale de l'étude de la chimie.
.^nbttsfric
DILIGENCE A VAPEUR (i).
Jlsqu'a présent, les voitures à vapeur dont on se servait
dans la Grande-Bretagne , et qu'on se disposait à intro-
duire en France , ne pouvaient se passer du dispendieux
appareil des rainures en fer. Cependant ce mode de trans-
port avait été introduit dans tous les districts de mines, et
dans la plupart des districts de grande fabrication , à cause
des avantages et même de Téconomie qu'il présentait dans
beaucoup de cas, comme on a pu s'en convaincre par la
lecture de l'article inséré dans notre premier numéro sur
les canaux et les routes à rainures {p.). Toutefois, un
grand pas restait encore à faire. Il s'agissait de construire
une voiture qu'on pût mianœuvrer par la vapeur, sur toutes
les routes, et sans qu'on fût obligé de les sillonner à grands
frais par des conduits de fer. Ce problème paraît enfin ré-
solu , et l'Angleterre , dans cette fougue d'enthousiasme qui
la caractérise, songe déjà à détacher les attelages des in-
nombrables voitures lancées sur toutes ses routes, et à
combler ces mille canaux qui la divisent de toutes parts.
Quel mode de transport pourrait, en effet, soutenir la con-
currence avec les nouvelles voitures porlant vingt à vingt-
cinq voyageurs, des bagages considérables , et s'avançaut
sur les voies ordinaires , sans chevaux, avec un seul guide,
et sans autres frais journaliers qu'un pou de charbon ! Afin
de ne pas dissiper d'énormes capitaux dans des entreprises
(i) Voyez la planche en tète ilu niiine'ro.
(2) Voyez pag. 11 et suivantes, dans le i^r caliicr An \" volume.
DILIGENCE A VAPEUll. a I C)
improductives, il serait peut-être prudent de suspendre ,
en France, raclièvemenl des canaux et l'ouverture de la
route en fer de St. -Etienne , jusqu'au moment où on se-
rait fixé, par de nombreuses expériences, sur les avantages
ou les inconvéniens des nouvelles voitures. Voici, au sur-
plus, les détails que notre correspondant de Londres nous
transmet à cet égard :
« La voilure à vapeur dont nous allons vous donner la
description a été inventée par M. Gurney , connu en An-
gleterre par un ouvrage sur la chimie, et qui, après deux
années d'essais continuels et d'expériences , a vu enfin le
succès le plus complet couronner ses efforts et sa persévé-
rance. La voiture à vapeur, parfaite maintenant dans toutes
ses parties, a été examinée dernièrement par un grand
nombre de personnes éclairées. Elle a été mise en mouve-
ment en leur présence. Ils ont été à même d'observer la
simplicité de sa construction , la rapidité de sa marche , la
facilité avec laquelle on la dirige, et surtout la sécurité
parfaite qu'elle présente. Le résultat de cette expérience a
convaincu les spectateurs les plus incrédules, que la nou-
velle invention obtiendrait nécessairement la faveur et la
protection du public, et que l'application du principe sur
lequel la voiture de M. Gurney est construite s'étendrait
bientôt à toute espèce de chariots, et deviendrait ainsi d'un
usage à peu près universel. Nul doute, en effet, que cette
invention, par l'économie qu'elle offre, ne soit inférieure
au système actuel de charroi. On doit s'attendre que les
intérêts privés des propriétaires de canaux , de routes à rai-
nures , etc., et que les préjugés de toute espèce se ligue-
ront contre cette précieuse machine ^ la révolution qu'elle
est appelée à faire dans le mode de transport usité jusqu'à
présent ne peut pas avoir lieu sans une forte opposition.
Mais il en sera de cette invention comme de beaucoup d'au-
220 DILIGENCE A VAPEL'R.
très qui lui ressemblent, qui, après une lutte plus ou moins
longue contre des intérêts individuels qu'elles froissaient,
ont fini par profiter à la masse de la nation.
» On commencera incessamment à faire faire quelques
voyages d'essai à la nouvelle voiture. On la dirigera d'abord
sur Windsor, afin de la faire voir au roi-, elle fera ensuite,
de jour, le voyage de Bristol (à 4© lieues de la métropole),
d'où elle reviendra , de nuit , à Londres. C'est , comme
on le pense bien , du résultat de ces voyages que dé-
pendra le succès que l'invention doit obtenir. jMais on a
tout lieu d'espérer que M. Gurney recevra enfin le prix
de ses infatigables efforts, et qu'il sera clairement démon-
tré qu'il a atteint le grand but qu'il s'était proposé.
» Nous allons donner ici une description, aussi exacte que
possible de cette ingénieuse machine. Nous parlerons , en
premier lieu , de ce qui a rapport à la sécurité des voya-
geurs ; car c'est principalement contre ce point essentiel
que les attaques les plus violentes seront dirigées. Nous ne
serions pas surpris que les esprits timides s'alarmassent de
l'idée devoir une machine à vapeur appliquée aune voiture:
lesaccidens produits par l'explosion de quelques chaudières
ne justifieraient que trop ces craintes. Mais hâtons-nous
de dire que M. Gurney, par la découverte d'un procédé
aussi sûr qu'ingénieux , a dissipé toute espèce de crainte à
cet égard -, et nous pouvons affirmer avec confiance que
l'explosion même de la chaudière ne pourrait jamais faire
courir le moindre danger aux voyageurs.
» Ce procédé , qu'on se hâtera sans doute d'appliquer à
toutes les autres machines à vapeur, consiste dans l'emploi
de chaudières cylindriques ou tubulaires (tubular boiler) ,
construites d'après des principes et sur un plan tout à (\\it dif-
férent de celui en usage jusqu'à ce jour pour la construction
des chaudières des machines à vapeur. La nouvelle chau-
dière , au lieu d'être, comme celle en usage maintenant, un
DILIGENCE A VAPEUR. l'il
vaisseau herméliquement fermé de tous les côtés, à Texcep-
tion des trous destinés aux soupapes de sûreté , aux tuyaux
conducteurs de Teau et de ceux de la vapeur, est formée
par la réunion d'environ ^o cercles de fer, ou plutôt de
barils sans fonds, de la largeur de quelques pouces , juxta-
posés , et fixés les uns aux- autres , à la manière des tuyaux
conducteurs du gaz éclairant , par de fortes vis disposées
de distance en distance sur la périphérie des tubes ou cer-
cles. Ces tubes s'étendent d'abord en ligne droite et en
plusieurs rangs, vers un petit réservoir d'eau , et , se re-
courbant ensuite de manière à former un demi-cercle d'en-
viron 20 pouces de diamètre , retournent , en suivant une
ligne parallèle aux tuyaux au-dessus desquels ils sont placés,
se mettre en communication avec un réservoir fixé au-des-
sus , formant ainsi une espèce de fer à cheval renversé.
Nous dirons bientôt comment l'eau arrive dans celte chau-
dière, et comment la vapeur est distribuée dans les cy-
lindres à piston. Le milieu de ce fer à cheval est occupé
par le fourneau. Tout cet appareil , outre la solidité des
parois des tubes , est entouré de larges feuilles d'un fer
très-épais. L'avantage de cette disposition est facile à ap-
précier. Car lorsque, par une cause quelconque, la vapeur
serait produite en beaucoup plus grande quantité que celle
nécessaire pour donner le mouvement , le seul accident
qui pourrait résulter de cette surabondance de vapeur
serait l'explosion d'un de ces tubes, et une diminution mo-
mentanée de force dans la machine , d'environ un quaran-
tième. On n'aura donc à craindre qu'une explosion par-
tielle, au lieu d'avoir à redouter, comme dans le procédé
en usage aujourd'hui, une explosion totale de la chaudière,
explosion toujours accompagnée des plus funestes consé-
quences. Mais, même en admettant la rupture d'un des
cercles de la chaudière de M. Gurney, les effets de cet ac-
cident ne seraient ressentis que dans l'enceinte formée par
225 DILIGE>"CE A VAPEVU.
les feuilles de fer dont nous avons déjà parlé', et l'hi^
génieur-guide pourrait aisément , et en dix minutes au
plus, réparer le dommage en faisant l'extraction du cercle
brisé et en le remplaçant par un autre. Enfin, et pour
rassurer complètement les plus timides, avant de faire
usage de ces cercles, ou tubes, ils ont été soumis à l'action
d'une pression cinq cents fois plus forte que celle contre
laquelle ils pourront avoir à lutter. Il n'est donc pas
possible que cet accident ait jamais lieu. La meilleure
preuve que nous puissions donner de cette assertion est
que la chaudière cylindrique, destinée par M. Gurney à
la voiture dont nous parlons, a été emplovée dans ses ate-
liers à faire mouvoir d autres machines, et que, depuis
deux ans que celle chaudière tj'availle chaque jour, elle
s'est maintenue parfaitement intacte.
» Passons aux autres parties de la machine : on sait que
la chaudière est, dans une machine à vapeur, le siège du
principe vital, et qu'elle en est, à quelques égards, comme
le cœur. Celte machine que , par son admirable compli-
cation, on pourrait comparer au corps humain, offre en
effet une grande analogie avec les organes du svstème san-
guin. Les réservoirs d'eau et de vapeur d'une machine de
ce genre , ou, comme on les appelle, les séparateius , sem-
blent V remplir l'office du cœur j les tuyaux inférieurs de
la chaudière y agissent à la manière des artères, et les
tuyaux supérieurs y exécutent les fonctions attribuées aux
veines. L'eau qui , dans une machine à vapeur , lient la
même place que le sang dans le phénomène de la circula-
tion , passe des réservoirs dans le tnyau : l'aclion du fou
sur l'eau produit bientôt la vapeur cpii s'élève, au moven
des tuyaux, vers la partie supérieure du réservoir, entraî-
nant avec elle une portion d'eau qu'elle dépose dans les
séparateius. Celle porlion d'eau retombe d'autant nlus
promptement à la parlie inférieure du séparateur et re-
DILIGENCE A VAPEUR.
tourne d'autant plus vite remplir les tuyaux qui ont été
épuisés par l'évaporation de la vapeur, qu'elle est elle-même
pressée parla force élastique de cette vapeur. Par ce moyen,
les tuyaux sont toujours remplis, et la circulation géné-
rale est régulière. Les tuyaux conducteurs de la vapeur
partent du centre des séparateurs , et s'élèvent presque
jusqu'à l'extrémité supérieure de ceux-ci , qui sont fermés
hermétiquement afin d'empêcher la vapeur de s'échapper.
La vapeur descend, avec sa force accoutumée, à travers
les tuyaux conducteurs , dans un tuyau principal qui oc-
cupe toute la longueur de la voiture, et qui, après avoir
passé sous une espèce de plate-forme servant de réservoir
à l'eau (water-tank) et occupant tout le dessous de la voi-
ture , se divise en deux branches qui communiquent avec
les deux cylindres renfermant les pistons. Ce sont, comme
on le sait , ces deux pistons qui donnent le mouvement à
toute la machine. Les manivelles fixées à l'essieu sont alors
mises en action, et le mouvement de rotation est aussitôt
imprimé aux roues. La force motrice de la vapeur met éga-
lement en mouvement une pompe qui , au moyen d'un tube
de cuir, lance sans cesse dans la chaudière une quantité
d'eau suffisante pour produire constamment de la vapeur.
Le réservoir (wafer-toziA) sera rempli d'eau au moyen d'un
procédé très-simple : cette eau sera fournie par les diverses
stations qu'on établira sur la route^ mais on compte que ce
réservoir pourra contenir la quantité d'eau nécessaire à la
consommation d'une heure ( CMviron 3oo litres). Le four-
neau contiendra aussi une quantité de coke ou de charbon
de bois , pour alimenter le feu pendant la même période
de tems. Ce fourneau pourra aussi être rempli avec une
grande facilité et sans perte de tems, aux lieux où la voi-
ture s'arrêtera pour prendre ses relais d'eau et de charbon.
Nous allons maintenant nous occuper de la voiture.
Sous le rapport de sa forme extérieure, elle ne diffère pas
224 DILIGENCE A VAPEIT..
des autres diligences anglaises 5 seulement elle est plus
longue €t plus élevée , l'impériale se trouvant à 9 pieds de
terre. Les sièges, à l'extérieur, sontplacés comme ceux des
autres diligences (5fao^e5 ou coaches)^ c'est-à-dire les uns
devant la caisse ou berline, et les autres derrière. On ob-
jectera sans doute que les voyageurs qui occuperont ces
derniers sièges seront importunés par la fumée qui s'é-
chappera des tuyaux de la fournaise-, mais cette crainte
s'évanouira si l'on veut bien considérer, 1° qu'on n'em-
ploiera, dans le fourneau, que du coke ou du charbon de
bois , substances qui ne laissent pas dégager de fumée -,
2" que les cheminées sont plus élevées que le siège des
voyageurs-, et 3° que le mouvement assez rapide de la voi-
ture contribuera toujours à disperser, à l'instant même ,
l'air chaud et raréfié qui s'échappera des cheminées.
La voiture à vapeur contiendra aisément six vovageurs
à l'intérieur et quinze à l'extérieur, indépendamment du
guide -ingénieur. Au devant de la caisse de la voiture est
un énorme coffre ou magasin destiné à recevoir le bagage
des voyageurs. Derrière la caisse est placé un autre coffre
plus vaste que le premier et qui renferme la chaudière et le
fourneau. Ce dernier, au moyen des ingénieuses disposi-
tions faites par M. Gurney , n'aura jamais aucun inconvé-
nient pour les voyageurs du dehors. La longueur totale de
la voiture est de i5 pieds anglais, et, avec le timon et les
roues qui servent à le guider, de 20. Les roues sont au
nombre de six, divisées deux par deux^ celles de derrière
ont 5 pieds de diamètre -, celles du milieu, 3 pieds c) pouces 5
et enfin celles de devant, sur lesquelles le timon repose et
qui, servant à diriger la voilure , ont été nommées roues-
pilotes , en ont 3. Toute la voiture , caisse et machine com-
prises, est supportée par un train composé de trois pièces
de bois réunies par des liens de fer placés à des intervalles
Irès-rapprochés. Au-dessous de ce train , et un peu en avant
T)ILIGEKCE A VAl'EtT. . 'Il5
des roues de derrière , M. Gurney a fixé deux forts le\'iers,
qu'il a nommés pjopellers , ou pousscurs en aidant , et qui
seront mis en action seulement lorsque la machine aura une
montée un peu rude oulorsque la neige couvrira les roulera.
Ces propellers agiront comme les jambes d'un cheval eu
aidant à la force de la machine, et en poussant la voilure
en avant. On a fixé , aux roues de derrière, un fort sahot ,
dont Tobjet est de diminuer la vitesse du mouvement de.
rotation en augmentant le frottement. Mais, indépendam-
ment de ce moyen de précaution , le guide-ingénieur a la
faculté de diminuer à son gré Taclion de la vapeur par un
léger mouvement que la main droite imprime au levier qui
agit, à l'instant même, sur une soupape , nommée par l'au-
teur throttle tmh'e , et par lequel il peut paralyser com-
plètement et tout à coup cette même action. Il peut donc ,
par ce moyen , régulariser la vélocité de la course de ma-
nière à faire de aà lo milles (plus de trois lieues) cà l'heure,
et même davantage, s'il le juge convenable. Indépendam-
ment de ce levier, il y en a un autre au moven duquel le
guide peut instanter Vivrèiei: la voilure, en annulant tout-
à-coup le mouvement des roues. Il en résulte que la voi-
ture à vapeur est plus facile à conduire que celles trauiécs
par les meilleurs attelages; le seul devoir du guide-in-
génieur assis au devant de la voiture étant de la maintenir
dans le bon chemin, ce qu'il peut faire aisément au moyeu
des roues-pilotes qui agissent sur le timon avec une puis-
sance et une facilité à peine croyables, et qui perihettent
au guide-ingénieur de conduire, avec une précision telle ,
qu'à un huitième de pouce près, il peut éviter tous les obs-
tacles, tourner aisément et promplement les coins de rues,
et faire , avec la plus grande célérité, ce qu'un cocher fait
au moyen de son fouet et de ses rênes. Nous avons vu uii
enfant de cinq ans saisir le levier et conduire la voiture
XV. j5
o.'iG niLIGEKCF. A VAI'El R.
dans des endroits difficiles, sans dévier d'un ponee de la
ligne qu'il devait parcourir.
» Le poids total de la voiture et de son appareil à vapeur
est d'environ 3 milliers, et le frottement que toute la ma-
chine exerce siir la route qu'elle parcourt est , comparé
à celui exercé par une voiture ordinaire traînée par quatre
chevaux, dans la proportion d'un à 6. Le dommage causé à
la route par les quatre chevaux , dont les pieds agissent
jiresque comme des pioches, est ainsi cinq fois plus fort
que celui produit par la nouvelle voiture. Lorsque celle-ci
est en marche , le bruit produit par le jeu de la machine
n'est pas entendu, et les mouvemens ou cahots de la voi-
ture ne sont pas plus violens que ceux d'une voiture ordi-
naire. La machine à vapeur a une force de douze chevaux ^
mais celle force peut facilement élre portée à seize. La force
ordinairement employée n'est que de huit, excepté cepen-
dant en montant une pente un peu rude. L'économie de
dépense, si l'on compare les frais d'une voiture ordinaire
el ceux de la nouvelle voiture , est tout à fait en faveur de
colle-ci.
))M. jMac-x\dam, invcnleurd'un nouveau svstème dépaver
les roules , syslème qui est presque généralement suivi en
Angleterre (i) , pense que si les roues de la nouvelle voi-
lure étaient un peu plus larges qu'elles ne le sont , elles
pourraient faire plus de bien que de mal aux routes sur
lesquelles elles passeraient.
» On parle déjà de construire quarante de ces voitures.
Des stations ou relais de charbon, d'eau, etc. , seront
établis sur les routes. On donnera la préférence à l'eau de
puils sur l'eau de rivière ou de source , parce que ces deux
dernières recouvrent la paroi interne du tuyau d'une in-
(i) Ce mode de pavage a Jtc employé dans les rues du joli village cor.s-
Inilt dans la plaine des Sablons, en face du bois de Boulogne.
DILIGENCE A VAPEUR. Qtri^
crustation calcaire qui finirait, aune certaine période, par
oblitérer enliècement ces tuyaux; mais, en supposant
même qu'on fût toujours obligé de se servir de ces eaux ,
il est très-facile, au moyen de l'emploi d'un certain dis-
solvant chimique , de faire disparaître ces incrustations.
On assure que M. Gurney a déjà pris un brevet d'impor-
tation pour introduire, en France, l'usage des voitures
que nous venons de décrire et dont il est l'inventeur. »
Explication de la planche représentant la diligence
à vapeur de Gurney.
PREMliiRE FIGURE.
N" I. Guide-ingénieur chargé de diriger toute la ma-
chine et de conduire la voiture. Outre cet homme , on
emploiera un garde qui s'occupera des bagages et des
voyageurs.
2. Barre qui commande le timon et les roues de gouver-
nail ( roues de direction ).
3. Roues de gouvernail.
4. Timon.
5. Avant-caisse pour les bagages.
6. Soupape-régulatrice adaptée au principal tuvau de
vapeur. Cette soupape, s'ouvrant et se fermant à volonté
au moyen d'une tige à la portée du conducteur, permet do
régler le pouvoir de la vapeur et la marche de la voiture ,
d'après une vitesse de i à 10 milles par heure.
7. Réservoir pour l'eau; il s'étend sur toute la longueui-
et sur toute la largeur du train , et peut contenir soixante
gallons d'eau (environ ii'j litres).
8. Caisse de la voiture peinte en cramoisi et doublée de
drap de la même couleur ; l'intérieur peut recevoir six
voyageurs.
s 28 DILICENCK A VAPEtT..
9. Voyageurs à l'extérieur do la voilure -, il y aura place
pour quinze.
10. Arrière-caisse contenant le bouilleur et le fourneau.
Le bouilleur, dont on a vu plus baut la description, est
renfermé dans une caisse de tôle ; le coke et le cbarbon
de bois se placent entre les tuyaux qui composent le bouil-
leur, et le tout est fermé (comme on peut le voir dans la
figure 2"*) par une porte de fer à la manière ordinaire.
Les tuyaux s'étendent depuis le réservoir cylindrique de
Teau, qui se trouve à la partie inférieure, jusqu'à la cliam-
bre cylindrique h vapeur, placée à la partie supérieure , et
forment une suite de lignes, dont un fer achevai posé ver-
ticalement, avec l'ouverture en baut, ne représente pas mal
la disposition. La vapeur entre dans les séparateurs par
de gros tuyaux que l'on peut distinguer sur la planche, et
est conduite de là à sa destination définitive.
1 1 . Sépaiateurs dans lesquels la vapeur se sépare de
l'eau , l'eau descendant et retournant dans le bouilleur,
tandis que la vapeur monte et se fraie un passage dans les
tuyaux à vapeur, ou artères principales de la machine.
12. Pompe qui, au moyen d'un tube flexible, amène
l'eau du réservoir principal (7) dans le réservoir cylin-
drique qui communique avec le bouilleur.
i3. Principal tuyau à vapeur descendant des sépara-
teurs et s'avançant en ligne directe sous le corps de la
voiture jusqu'à la soupape régulatrice (6), d'où, passant
sous le réservoir, il se prolonge jusqu'aux cylindres (i6)
dans lesquels jouent les pistons.
ï/j. Tuyaux du fourneau 5 ils sont au nombre de quatre,
et ne donnent point de fumée, puisqu'on n'emploie pour
combustibles que du coke et du cbarbon de bois.
i5. Madriers-, au nombre de trois, joints par des tra-
verses et portant toute la machine.
\6. Cyliiithes dans lesquels jouenl les pislous; il y en a
un dans chaque intervalle enlre les madriers.
1^. Soupape mobile qui admet la vapeur allernalivc-
ment de chaque coté des pistons.
18. Doubles manivelles commandant Tessieu -, à l'exlré-
mité de l'essieu sont des crochets (21) qui, à mesure que
l'essieu tourne , s'engrènent dans des espèces de dents de
crochets en fer que portent les boîtes des roues, auxquelles
elles communiquent ainsi le mouvement de rotation. Ce
mécanisme n'agit que sur les roues de derrière.
ly. Impulseurs qui , lorsque la voiture monte une côte,
sont mis en mouvement. Leur mouvement ressemblant à
celui des jambes de derrière d'un cheval, ils appuient avec
force sur le sol, et, faisant arc-boutant, poussent la ma-
chine en avant, augmentent ainsi la rapidité de sa cou.rse,
et aident au pouvoir de la vapeur.
20. Sabot qui s'applique sur une des roues dans les des-
centes pour augmenter le frottement. Dans ce cas, on
peut encore diminuer la vitesse en diminuant la pression
de la vapeur, et même, s'il est nécessaire^ changer le mou-
vement des roues et les faire tourner en sens contraire.
11. Crochet qui fait tourner la roue.
22. Soupape de sûreté, qui règle, d'une manière con-
venable, la pression de la vapeur dans le tuyau principal.
23, Orifice pour remplir le réservoir principal. Cette
opération , qui se fait au moyen d'un tube flexible et d'un
entonnoir, n'exige que quelques secondes,
DEUXIEME FIGURE.
(Elle représente la voiture vue par derrière.)
]N" I. Porte du fourneau.
2. Robinets indicateurs : le plus élevé pou*r reconnaître
2oO ISMAIL GlBRALTAr. EJ« EinOPE.
l'état de la vapeur; le second, la quantité d'eau qui se
trouve dans les séparateurs.
3. Tuyaux à vapeur, conduisant la vapeur dans le luvau
principal.
4- Robinet d'évacuartion lorsqu'on nettoie les divers con-
duits.
5. B.obinet pour vider le principal réservoir à eau.
6. Tuyau de la cheminée du i'ourncau.
■j. Tuyaux à travers lesquels l'eau revient des sépara-
teurs dans le bouilleur.
8. S('parateurs.
ISMAlL GIBUALTAIl EN EUROPE.
Liis Turcs, dans leur féroce et superstitieux orgueil,
prétendent descendre d'une louve, et se nomment la race
des loups 5 désignation qui ne manque point de justesse. Il
n'est pas de race humaine qui réunisse plus d'ignorance ,
d'entêtement, de cruauté, un instinct plus sauvage, des
mœurs plus ennemies de la civilisation, de l'industrie, de
l'activité intellectuelle.
Quelle est la vie d'un Turc ? Il satisfait les appétits gros-
siers de la nature , et il croit vivre. 11 fume, et croit mé-
diter. Sa gravité immobile et insensible n'est accessible à
aucune des passions douces , délicates ou élevées : il est
solennel, vide et dur. Son existence n'est qu'une léthargie
sombre. Le sourire , les larmes , le feu des discours, la viva-
cité des actions, le sentiment des arts, les impressions delà
pitié , tout ce qui varie , charme et émeut notre vie ,
lui est ("tranger, tant la force de la su|)crstition sait défor-
mer lame , tant les décrets d un législateur, consacré>par
tSMAlL GILU VLTAIl EN Ktf.OPE. ail
la crt'dulilé commune, exercent d'influence sur les masses
el sur les siècles ! Dès qu un peuple a subi l'empreinte et
revelu la forme du moule religieux et politique où l'homme
de génie s'est plu à le jeter, c'en est fait 5 les années s'é-
coulent eu vain : le peuple est .guerrier , industrieux ou
féroce, jusqu'au tems fatal où de nouvelles influences,
s'insinuant dans l'ancienne forme sociale ., la font crouler
et la métamorphosent.
C'est aujourd'hui que se révèle aux yeux de l'observa-
teur la première décadence de cette race , dont rien n'é-
branla jusqu'ici le pouvoir. Les arts d'Europe pénètrent
en Orient par la porle de l'Egvple -, la digue cède sur un
point ^ Tapalhie des Orientaux commence à s'ébranler -^ et,
suivant toutes les probabilités humaines, une immense révo-
lution se prépare. Bonaparte, par son expédition d'Egypte,
a donné le premier signal de ce bouleversement. Nous ne
le verrons pas s'accomplir ; il n'est point difficile à prévoir.
Le hasard m'a fait connaître l'un des hommes qui ont
contribué de la manière la plus efficace à ces changemens
dont le pacha d'Egypte , vice-roi redoutable à son maître ,
est aujourd'hui le grand moteur. Ismaïl , né à Conslanti-
nople de parens pauvres , fut amené très-jeune en Egypte ,
et y languit long-tems dans des emplois subalternes ^ il avait
toutes les qualités de sonpavs, sans en avoir les vices : beau-
coup de fermeté, de résolution, de présence d'esprit , une
confiance aveugle à la destinée, un fatalisme absolu qui ne
dégénérait pas en indolence ; de la noblesse el de la franchise
dans l'ame , de la générosité dans les actions. Son corps
était vigoureux, malgré la délicatesse, et même la grâce
de ses formes : ses manières ne manquaient ni de douceur,
ni d'une mâle élégance.
Sa beauté physique le fit remarquer ; ses lalcns devin-
rent nécessaires au pacha. Isma'il parlait italien avec faei-
lité : il était aclil", cl il avait sa Ibrtuuc à faire. Moliamcd-Ali
2^2 ISMAIL GIBRALTAR EK ELROPË.
le cbargead aller eu Suède, en Italie, en Angleterre, acheter
des navires et des agrès. Le premier de tous les sujets égyp-
tiens , il franchit le détroit de Gibraltar : le pacha , à son
retour, lui imposa ce surnom qui rappelait son titre de
gloire; désormais il se. nomma Ismaïl Gibraltar, et un
avancement rapide le porta aux premiers rangs de Tempire.
C'est cet homme extraordinaire qui donna au pacha
d'Egypte le goût des arts et de la civilisation d'Europe. Je
le vis à Londres en 1804. On ne lira pas sans intérêt le
récit de son voyage , entrepris à l'aventure , avec une au-
dace sans égale , sur une mer inconnue et dangereuse , et
l'on ne s'élonnera pas de la naïveté des détails qu'il ren-
ferme et que je tiens de sa propre bouche.
Un mauvais pilote grec conduisait son navire. Une vieille
carte du globe terrestre , un compas rouillé , une horloge
marine, dont personne ne connaissait l'usage, une boussole
anglaise , servaient plutôt d'orncmens que d'instrumens
utiles à l'ignorance de Panajolli, car tel était le nom du pi-
lote. L'équipage était égvplien : l'apathie, l'indifférence et
l'obéissance étaient ses qualités uniques et distinctives. On
part : Chè sarn sara(^i), répète Ismaïl en langue franque;
les voiles sont déployées*, le Colomb ottoman, s'étendant
sur les coussins dont on garnit le pont, voit s'effacer à l'ho-
rizon les minarets d'Alexandrie, et se confie aux ondes, aux
vents et à son étoile.
« Allah ! Il est grand ! Mahomet est son prophète. »
En disant ces mots magiques, il jel te un dernier regard
sur les côtes de Mesr (2), dont un vent frais éloigne le na-
vire. Pendant que la vapeur du tabac s'exh.ile de la longue
nargillée(3), le ruivarclsos , le nautonnier grec, fidèle aux
habitudes conteuses et serviles , dont les Hellènes avaient
(i) Ce (jui sera , scia', c'est la devise de la Juiuille an<;laise des Riissel.
(2) Mesr, rKgyjitc. — (3) Longue pipe 'de rOricnt.
ISMAIL GlBîlALl'AU EN EUROt'E. 233
(Icpuis long-tcms subi le joug, amuse les loisirs du maître
par des récits merveilleux.il lui dit comment lesEuropéens
attirent le tonnerre , et volent comme des oiseaux ; il leur
raconte ses longs voyages dans les neiges du septentrion.
L'Ottoman n'en croit pas un mot, se tait, reste immobile,
et écoute, en riant dans sa longue barbe, les histoires de
Panajotti. Cependant, le sirocco souffle^ quelle différence
entre cette atmosphère humide , chaude , fatigante, et les
parfums et les bains du harem î La patience du Musulman
résiste à cette première épreuve : il s'enveloppe de son vaste
alboi'noz(i), blanc comme la neige, tire d'un coffret de la-
que le Koran , remède souverain pour tous les maux de la
vie 5 ordonne au babillard Hellène de faire silence, et dé-
pose sa nargillée. « 3Iortadi (2) /» s'écrie-t-il , et pressant
les pages sacrées sur son cœur, il en relit les versets. Que
lui importe si le navire fait eau, s'il faut serrer sous le vent,
combien de câbles on file par heure ? c'est l'affaire du pi-
lote. Pour lui , sa destinée est écrite là-haut depuis la
naissance des âges; il ne s'inquiète de rien : Alinoschak (3)
lui suffit.
Cependant on avançait \ Panajotti ne s'était point trompé.
A force de répéter ses prières , de se signer et de jurer , il
mit le vaisseau sur la bonne voie. Peut-être n'était-ce pas
sa faute 5 mais enfin les côtes de Candie s'élevaient devant
nos vovageurs , elle pilote grec , se rapprochant du Musul-
man , lui fit observer combien sa science était certaine et
sous quel favorable augure ils commençaient leur traver-
sée. « Nous avons sous les yeux, disait-il. Candie, île
riante , habitée par un grand peuple , bien long-tems avant
l'Hégire! — Avant l'Hégire! « pensa le Musulman, en re-
gardant le navarque d'un air de mépris. Pendant que le
sardonique ïsmad accablait le pilote de son silencieux dé-
(1) Mar.leau blanr. — (2) Dieu bien airticl — (3) Le livre saint.
234 ISMAIL CIBUALTAr; EjV EIROrE.
dain , ce dernier continuail ses coules : « il n'y a pas de
meilleur vin que celui de Candie ; vous saurez que la
vigne y a été plantée par Jésus-Christ lui-même. Et les
femmes ! 6 les femmes ! ce sont des houris , des anges , des
saintes ! c'est là que le bienheureux saint Paul a prêché. Il
est vrai qu'il ne disait pas beaucoup de bien des Candiotes
dans ses sermons, et qu'il les traitait ordinairement de
débauchés , de paresseux et de menteurs. — ISe seriez-vous
pas de ce pays-là ? » demanda gravement Ismail au con-
teur. Panajolti ressentit l'outrage, le dévora sans mot dire,
et, s'éloignantdu Turc, alla commander la manœuvre, qui
n'avait nul besoin de ses secours.
Il faut avouer qu'Ismail ne manquait point d'esprit et
que c'est là un des bons mots turcs les plus spirituels et les
plus méchans que les annales ottomanes aient conservés.-
Panajolti eût volontiers envoyé à tous les diables de l'enfer
chrétien Ismaïl et son vaisseau ; mais ce vaisseau le por-
tait lui-même et Panajolti se contenta de soupirer. On
avance, les voiles se gonflent sous une brise favorable et qui
fraîchit d'heure en heure. Tout parait concourir à 1 heu-
reux succès du Musulman , qui , accomplissant ses triples
ablutions et ses dévotes prières, tout en remerciant Dieu,
qui relient ou déchaîne à son gré les orages, regrettait ses
dix esclaves, ses cinq femmes cUson harem : souvenirs assez
tristes pour un homme que le mal de mer suffoque et sup-
plicie, et qui, victime du roulis et du tangage, ne peut
plus se livrer à ces plaisirs passifs, à ces voluptés faciles , à
celle quiétude sensuelle, félicilé suprême de l'Orient !
Cependant l'aventureux Turc avait l'ame naturellement
forte et même active. 11 se résigne et demande quel est ce
port où son navire entre, quels sont ces toits blanchissans,
ces blanches murailles, ces fortifications redoutables. « C'est
Malle, répond le Grec, lie célèbre et l'un des boulevarls
de la chrélienlé. » fsniail espéniit pouvoir aborder à lins-
ISMAIL GIBRALTAR KN EUTiOPE. ^.35
taiil même-, il ignorait les usages de la quarantaine, et
n'accepta pas, sans mauvaise humeur, la proposition qui
lui fut faite de rester en prison sur son bord pendant plus
d'un mois. « C'est, lui dit l'officier du port, afin de pré-
server rUe de la peste. — La peste, pensa Ismaïl, est la
messagère d'Allah, elle est divine! la quarantaine est l'ins-
titution des infidèles : elle est maudite ! « Ce raisonnement
n'est pas fort, mais il est bien turc -, les préjugés ont tant
d'influence sur les télés les mieux faites !
Condamné à cette réclusion , Ismail n'a plus, pour amu-
sement, que sa nargillée, le livre saint et les beaux discours
de Panajotti , qui reprend faveur près de lui. C'était un
spectacle intéressant que celui f|ui s'offrait aux aventuriers :
lesoir, quand la lunese levait, sans rafraîchir l'atmosphère,
et que ses rayons étincclaient sur la blancheur des remparls
et des rochers 5 quand la brise nocturne venait jouer dans
les voiles du navire égyptien, et répandre, sur ceux qui
l'habitaient, le parfum des citronniers, des orangers, des
myrtes, des géraniums et des rosiers dont l'île est couverte,
alors la ferveur du Musulman , devenue plus ardente , ré-
pétait avec un redoublement d'enthousiasme le Salât (i) et
\ Ala-Teina{pL). On entendait les sons de la mandoline loin-
taine, dont les échos du rivage répétaient le bruit argen-
tin -, l'azur profond de la Méditerranée scintillait du reflet
des étoiles^ les cloches chrétiennes sonnaient V yliigeliis , et
\gs, Lilanies àc Marie, chantées par les vierges saintes,
frappaient l'oreille du Musulman, dont tous les sens étaient
charmés. « Salât l Salât l s'écriait-il, Allah est grand ! Ma-
homet est son prophète ! que le noir Se h eii an (3) s'empare
de ce misérable kolaïb (4), de ce giaour (5) que j'ai sur
mon navire et qui lui portera malheur ! qu'il tombe dans
(i) Salut (lévôt. — (-2) Prière du suir , dcrnicrc oraison des 'rur(s. —
(3) Satan. — (4,i Chien. — (5) Infidèle.
236 ISMAIL GiUUALïAIl E;N" ELIlOrE.
1 abîmu l'es abîmes, plus loin que les 5c7/ù'/e5(i) eux-mêmes,
donl Tangc noir a inscrit les noms dans le grand livre Mali-
fond (2). M C'était avec celte irrévérence qu'il parlait de
son fidèle guide : el aussitôt après avoir recommandé à
Dieu , dans les termes que j'ai rapportés, le salut du chré-
tien : <i Panajotti, disait-il d'un air grave, mon ami, faites-
moi le tarikh (3)! »
Panajotti ne se doutait guère de l intercession véhémente
dont il venait d'être l'objet -, il s'applaudissait de voir le
Musulman de bonne humeur et attentif à ses contes. Alors,
inspiré par ce beau ciel et cette situation pittoresque , il
commençait le récit du soir, où se confondaient la féerie,
le christianisme , quelques souvenirs àesMille et une JYuits,
et quelques fragmens de l'histoire réelle.
Je ne répéterai pas ces curieuses improvisations, qui
pourraient trouver place à coté des lléyes du Tahnud et
des Annales Indiennes^ dont chaque ligne contient six mi-
racles. Panajotti, comme nos savans , aimait à remonter
aux origines -, il montrait l'île de IMalle tombée d'un pan
de la robe de Dieu 5 il prétendait que la Vierge y avait fait
un petit voyage, et que, depuis cette époque sacrée, l'île
était devenue blanche en commémoration de son séjour à
Malte 5 il répétait mille édifians mensonges que les jé-
suites ont consacrés dans leurs livres et que le Musulman
Ismail m'a racontés en riant beaucoup. A ces merveilles il
ajoutait les annales , non moins fabuleuses , des chevaliers
de Malle. « C'étaient, disait-il, de grands saints consacrés
à Saint-Jean
— Lequel "^ demanda Ismail , le fils de Zacharias ? »
Panajotti, dont l'érudition théologique n'allait pas jus-
que-là, ne sut que répondre, et, se hâtant dépasser outre,
(1) Les schiilfs sont les Kércliqiics sci-laleuis il'Ali; la plupart tics Per-
sans sont si'hiiles.
(2) Le livre du jugcmciU ilermer. — (o) l'u'til ilu soir.
ISMVII. GIBKALTAF. en KlT.OrF. 5^^
il ciilama la grande histoire du dragon vaincu par un che-
valier que Saint-Michel avait armé lui-même. « Tes contes,
reprit Ismail, ne m'amusent point. » Panajotti se rejeta sur
des événemens plusintcressans ou plus rapprochés : il rap-
porta longuement , et avec une véracité presque rivale de
celle de Tabbé de Vertot, la prise de Constantinople par les
Turcs, puis celle de Rhodes. Le fier Osmanli, à ce récit
qui flattait sa vanité nationale, passa la main droite sur sa
barbe touffue , et releva , de la main gauche , la noire mous-
tache qui ombrageait ses lèvres. Mais quand le Grec, pour-
suivant son récit , montra les braves chevaliers tenant tête
aux forces immenses et réunies de l'invincible Soliman,
quand il raconta la défaite du sublime empereur et le
triomphe des soldats nazaréens , ces signes de contente-
ment et d'orgueil se changèrent en mouvemens de dé-
goût 5 on vit le sourcil épais d'Ismail s'abaisser avec me-
nace , et , crachant sur le pont , il s'écria d'un ton
élevé : « Nazaréen , continue, continue ! » Panajotti con-
tinue -, il raconte de son mieux la prise de Malte par Ali
Bonaparte. liEimahl einiaJi (i)! dit le Turc, en poussant
un soupir : la terre où nous sommes n'est qu'illusion ! )>
Enfin, le véridique annaliste dit comment les Anglais ont
pris récemment possession de cette clef maritime si im-
portante pour leur commei'ce, et brillante des doubles sou-
venirs de la croix et du croissant.
<c C'est chez eux que je vais , reprit le Turc ; chez les
seids d'Al-Gezira-el-Hadra (5) 5 n'est-il pas vrai ? Allah
est miséricordieux I Nous verrons si je dois y parvenir, ou
si tu es destiné à nous perdre dans la grande mer.
— Saint Spiridion nous en préserve ! dit le Grec en bais-
sant la tète ^ l'Océan est bien grand, mais ma science nous
sauvera avec l'aide de la Vierge !
(i) Hélas! — (2) L'Ile Verte , l'Angleterre.
2.38 ISMAIL GIBRALTAR EN EUROPE,
— Où est le château ? demanda Ismail.
— \ oyez-vous, dit le Grec, cette tour blanche qui s'é-
lève au centre d'un vaste édifice et domine de plus de
cinquante pieds les bàtimens qui l'entourent ^ là, tout au
milieu, sous la clarté de la lune, est la vieille demeure
des grands maîtres.
— Qui r habite maintenant ?
— Un cidj de la mer (i) , un guerrier comme vous, sei-
gneur, dit en s'inclinant le Grec , qui n'appartenait point
à la race héroïque des nouveaux Hellènes, et qui savait
mieux flatter un Turc que gouverner un vaisseau. Il se
nomme Alexandre Bail -, il sest battu dans la baie d'A-
houkir, contre le fameux Ali Bonaparte.
— Allah est grand. Je le verrai avec joie. «
Cependant la quarantaine expire. Ismaïl, fatigué de ce
repos forcé , débarque enfin en s'écriant : « Tout a un
terme ; le proverbe a raison de dire : Stamboul (2) même
finira. « Comme si l'on eût voulu faire oublier au voyageur
ses quarante jours d'ennuis, des fêtes magnifiques se pré-
parent; le canon retentit-, les drapeaux sont déployés; une
députation solennelle accueille Ismaïl. La vieille ville chré-
tienne, le rempart de la foi de Jésus en Orient , se pavoise
pour faire honneur à l'ambassadeur musulman. Il jouitavec
une gravité un peu dédaigneuse de cette pompe nouvelle:
mais sa grâce native lui inspirant cette politesse aimable qui
n'est qu'une expression de gratitude et de bienveillance
commune à tous les peuples, il trouve le moyen de plaire à
tout le monde, et Sir Alexandre Bail, baronnet, gouver-
neur de Malle, lui donne une fête digne de Jehanguire ou
d'AlRaschid, dans les jardins de Sant-Antonio. Toute la
ville y est conviée -, Anglais , Maltais, marchands orientaux
et européens : c'était un paradis de tolérance , où le plaisir
admettait toutes les croyances et tous les rites.
(1) Cidy, seigneur. — (•2) Sl'irnhoi// , Conslanlinople.
TSMAIL GIBRALTAU EN ELUOPE. 201)
Je voudrais pouvoir retrouver la splendeur des expres-
sions asiatiques dont Ismail se servit pour décrire cette
magnifique g-te/na (i), dont son imagination était encore
remplie lorsque j'écoutais sa narration en me promenant
avec lui dans la métropole de l'Angleterre.
((Nous nous rendîmes à la fête des jardins, me disait
l'ambassadeur égyptien -, vrai séjour de délices , où nous ne
parvînmes pas sans peine : la route des élus est difficile. On
nous mit dans une calessa , voiture extrêmement dure ,
où je me trouvais ballotté comme dans une barque pendant
la tempête. Un chatib (p.) du gouvernement, assis auprès
de moi, m'apprit d'où venait cette fatigue que nous causait
le carrosse. A Malte, où le terrain se compose de roclies
aiguës, on ne se sert que de chariots sans ressorts. Je trou-
vais cette manière de voyager peu commode-, et plaçant
mes mains pour en former un siège , je tachai de mon mieux
d'en adoucir la rudesse. Cependant le chatib , qui parlait
beaucoup et qui était un homme fort singulier, me contait
mille histoires du pays d'Occident pour m'amuser. 11 me
récita de beaux vers dans la langue à'alinagreh (3) , aux-
quels je ne compris rien et qui me déchirèrent les oreilles;
enfin il me montra une belle plume de paon avec laquelle
il a coutume d'écrire ses ouvrages. Depuis je l'ai rencontré
à Londres , où il était devenu riche et où il avait acquis ce
qu'on appelle de la réputation : j'avoue que je ne sais guère
comment cela s'est fait.
» Ce chatib, qui avait la voix douce, les yeux perçans
et la manie de me réciter des vers que je n'entendais pas ,
se montra très-poli envers moi : ses vers peuvent être aussi
(i) Asse nblée dans les jardins.
(a) Chatib, secrétaire. Le personnage dont parle Ismaïl est M. Cole-
ridge , poète célèbre de l'Ecale des Lacs, alors Siicrctalre de Sir Alexandre
Bail. Voyez une notice sur ce poète dans notre \<y numéro.
(!î) Voccident.
9. \0 ISM.VIL GIBUALTAU EX ELP.OPE.
beaux que ceux du Persan Hafiz; je ne les ai pas compris,
et quand même j'aurais su la langue dans laquelle ils sont
écrits, le cahot furieux de la calessa m'eût empêché d'v
faire attention un seul instant. Nous arrivâmes augiema.
Ah ! paradis du prophète ! heautés du ciel et de la terre !
roses d'Ormouzd, vin de Chiraz , vous ne valez pas ce que
je trouvai dans ces beaux jardins. Allah Acbar{y) l Allah
Acharl quels yeux bleus! quelles noires prunelles! les
houris du septentrion et du midi erraient sous les citronniers
en fleurs. Je ne savais si je devais admirer davantage les ten-
dres et langoureux regards des belles de l'Ile Verte (2), ou
les éclairs qui s'échappaient des longues paupières des filles
de Malte. Le sablia (3) ne manquait pas non plus : il y en
avait de tous les pays, de toutes les espèces-, j'avoue que
j'en remplis ma coupe jusqu'aux bords, quoique Musul-
man. Nos docteurs prétendent que le saint prophète l'a
défendu ; mais le fait est faux : je sais mon Koran par cœur ;
où , dans quel passage , a-t-il prohibé l'usage de la liqueur
brillante ? Il n'en a prohibé que l'abus, m
A propos de ce trait d'éloquence , je dois rapporter un
fait assez curieux, qui amusa beaucoup à Londres les con-
vives du bonismail. A table, et la coupe pleine, il soute-
nait en anglais mêlé d'arabe l'opinion qu'il vient d'énon-
cer à l'instant. Trois fois la rasade avait été vidée , trois
fois il avait réfuté la doctrine qui proscrit la liqueur bril-
lante. A la fin de sa péroraison , sa tête se troubla , sa
langue s'embarrassa. « Le prophète , balbutiait-il encore
en penchant sa tête sur son fauteuil, n'en a... dé.. fendu...
que l'a... bus. » Et il s'endormit.
Suivons-le dans sa traversée. 11 a quitté Malte. Je ne
prétends pas décrire l'une après l'autre toutes les difficul-
tés qu'il trouva sur [sa roule, et tous les obstacles dont
(i) Dieu soit liinr! — (-2) 1,' \nglclcrrc. — (•>) I-c vin.
ISMAIL GIBUALTAU EN iitnoVK. 5^1
Tenloura l'ignorance de Panajolli. Au lieu d'alteindre ,
comme ils se le proposaient, le détroit de Gibraltar , ils dé-
barquent à Tunis, en reparlent, y reviennent , jettent
Vancre dans le port de Cagliari , prennent la route de Li-
vourne, cinglent verslaSicile, entrevoient de loin la cbaîne
des Pyrénées ; et finissent par s'apercevoir qu'il y a erreur.
C'était un peu lard -, ils tiennent conseil , et le bon sens
d'Ismaïl force le pilote grec à virer de bord et à faire voile
vers le sud : cette direction méridionale les sauve ^ ils ne
perdent plus la terre de vue , suivent les côles, visitent
Iran, Melilta, Alméria, Marbella, s'informent auprès des
chrétiens , des Turcs , des Juifs , et à force de conseils , de
patience , de persévérance , de bonheur et de bon vent ,
accomplissent en trois mois et quelques jours cette traver-
sée périlleuse de Malte à Gehel-Tarik (i).
C'était une Odyssée. Souvent le Musulman avait cru
qu'Allah l'abandonnait, et que les vastes ailes d'Azaël (2)
couvraient son navire. Il lui semblait qu'il entendait gémir
au-dessus de sa tête lebruit sourd et solennel du vol de l'ange
Gihanam, qui apporte la mort. Cependant, ils étaient
amarrés dans la baie de Gibraltar. Devant eux s'élèvent
les remparts , les bastions de cette redoutable citadelle ;
la fortune les protège évidemment.
La même hospilalité dont Ismail avait recueilli les fruits
à Malte l'accueillit à Gibraltar. On lui fit admirer toutes
les singularités pittoresques de la ville, ses créneaux , ses
plantations , ses pics sourcilleux. Il vit avec effroi la cave
de Saint-Michel (3) \ avec admiration , la Langue du Dia-
ble (4). « Quoi ! s'écria-t-il , les chré liens rendent-ils à la
fois leur culte aux génies du ciel et à ceux de l'abîme ? » Il se
(i) Gibraltar, littéralement tnont de Tarik. — (a) L'ange de la mort,
(3) Caverne de GIbrallar. — (4) Pic de Gibraltar.
XV. »6
ll\'ï ÏSMAIL GIBKALTAU EN ECROPE.
promena loiig-tems sur l'Almeida (i), dont le beau feuil-
lage et l'immense perspective Tenchantèrent. « Quelle est,
demanda-t-il en s'arrêtant devant une statue ridicule ,
cette mauvaise marionnette ? » On lui apprit que c'était
l'image du commandant anglais Heathfield , et qu'il avait
sous les yeux un monument de la sculpture britannique ;
il détourna les yeux. Ismaïl était homme de goût.
Qui peindra sa surprise , lorsqu'il vit dans les rues de la
ville ces vastes perruques poudrées, dont les femmes
juives du pays surchargent leurs tètes, depuis un tems
immémorial? Il crut que cette mascarade était une plai-
santerie de circonstance : jamais on ne put lui persuader
que ce costume fût national et sérieux. Enfin, après avoir
tiré ses lettres de change sur le pacha , il alla prendre
congé du gouverneur , à quatre heures du matin (l'heure
était fort indue). Il ne réveilla pas le noble baronnet;
deux canons et deux boulets, singulier présent, lui fu-
rent offerts de la part d'Ismaïl, et le navire mit à la
voile , chargé de fruits nouveaux , de fruits secs et de dou-
blons.
Un nuage blanc , une coupole de vapeurs menaçantes
couronnaient la tète du roc, et annonçaient 1 approche du
vent d'est; le détroit terrible, Bâb-el-Zalak , la porte
des mers, s'ouvrait devant nos aventuriers. Panajotti, pour
rehausser l'éclat de son mérite , exagérait encore les dan-
gers de la traversée, a L'Océan , où nous nous lançons,
est presque sans bornes , disait-il du ton de l'hyperbole : il
a plus de dix mille lieues, au couchant , au nord , au midi.
Les tempêtes y sont fréquentes, et c'est ici que se déploie
toute l'habileté du navarque ! » Ismail avait, comme on sait,
fort mauvaise opinion de la véracité du Grec. « Ne m'a-t-il
pas soutenu quel'île de Candie était peuplée avantl'FIégirc ?
(i) Promcnadfi de Gihrallnr.
ISMAIL GIBRALTAR EN El'UOPE. I^d
le menteur ! l'impertinent ! Mais cVst un fort bon pi-
lote ; et c'est là le point principal. JNotre dernier voyage de
Malte à Gibraltar a eu beaucoup de succès; et je suis con-
tent de lui , quoique ce soit un chien d'infidèle. »
Cependant Thabile navarque fut obligé de se consulter
avec Ismail sur la route qu'ils devaient prendre. On déli-
béra long-tems. « Billah l Bismillah (i) / s'écria l'Ottoman ,
laissez aller le navire! » La Providence , seule pilote du
vaisseau , le poussa sur les cotes de Madère.
Là ils apprirent que le vent qui leur soufflait en poupe
les avait un peu écartés de leur direction véritable. Ismail
était prêt à se fâcher -, mais Panajotti le calma , en lui
rappelant cette étonnante traversée de Malte à Gibral-
tar, accomplie en trois mois. « Le plus sage se trompe,
ajouta-t-il en finissant sa harangue. » Ismail convint de la
justesse de sa remarque. On fit relâche à Madère : le vin y
était si bon , la société si polie , le climat si beau \ le Musul-
man trouva les marchands anglais si accommodans, les ana-
nas si délicieux et les Madériennes si accortes , qu'il y
passa quinze jours, et quitta l'île à regret.
Empressé de terminer son voyage , Ismail faisait mille
questions à son guide. « Quand serons-nous en Angleterre?
— Dans trois jours. — Vous y avez été? — Dix fois. —
Allah est grand; nous verrons. » Mais voici des côtes qui
s'offrent à leurs regards ; seraient-ce les rivages de l'Ile Ver-
doyante ? « Par la Panagia et saint Georges , par saint Spi-
ridion et saint Denis, s'écrie le Grec, c'est elle, c'est elle-
même ! Je reconnais Londres ; je vois le clocher de la
grande église-, et je ne peux pas me tromper; je connais
ces parages comme mon propre manteau ! Fiez -vous à
moi. ))
Le sage Ismail doutait encore de la vérité d'un fait dont
( I ) Au nom de Dieu , !i la volante' Je Dieu .'
^44 ISMAIL GIBRALTAR EN ELROrE.
le Grec affirmait si positivement la cerlitude. Son coup-
d'œil diplomatique et judicieux devinait que Tîle d'Angle-
terre devait avoir plus d'étendue. Il prit la carte , essaya
de reconnaître les localités. La mer semblait parsemée de
petites îles : serait-ce là l'Irlande, l'île de Wight, l'île de
Man ? Ce groupe d'îlots, sont-ce les Orcades , les Hébrides,
les îles Sbetland? Non ; plus ils avançaient , plus les îles
se multipliaient. Ismaïl , fort embarrassé, maudissait ou la
carte fautive , ou son pilote maladroit ^ et lassé de maudire,
il reprit la nargillée , dont la vapeur le consolait dans toutes
les disgrâces. On entre dans un port -, on aperçoit une ville :
c'est la cité d'Angra , et ces îles sont les Açores !
Heureusement, le vin était bon, et les Açoriens reçu-
rent poliment leurs hôtes involontaires. « Dieu est grand ,
Mahomet est son prophète. » On passe quelques jours dans
cet Eden nouveau ^ et l'on remet à la voile.
« Ce fut, je m'en souviens, me disait Ismail , lorsqu'il me
racontait cette partie de son voyage, ce fut au milieu de
la nuit que nous quittâmes toutes ces îles. L'air était pur,
mais la lune ne brillait pas. Notre vaisseau marchait rapi-
dement; et Panajotli , toujours content de lui-même, mal-
gré les nombreuses fautes des dernières semaines, chan-
tait ses airs grecs et ses litanies. Le courant semblait nous
emporter avec une extrême violence. « Quoi ! s'écria le
Grec, déjà la Tamise? — Nous sommes arrivés bien vile,
lui dis-je. » Il en convint, tout en me soutenant avec son
flegme et son impudence accoutumés, que c'était la Ta-
mise elle-même, et qu'il la reconnaissait bien. « Atten-
dons le jour et la volonté d'Allah ! » et je m'endormis.
Quand ce courant rapide eut cessé de nous entraîner , et
que les premiers rayons du jour m'éveillèrent, je vis mon
vaisseau à l'ancre , et je frottai mes yeux : «Allah! Allah!
Homah (i)! m'écriai-je , ceci ressemble étrangement à
( i ) l'vfi/ieur Je Dieu i
ISMAIL GIBllALTAU EN EUROPE. 245
Gebel-Tarik , que nous avons quitté l'autre jour. » C'était
Gebel-Tarik, ou, comme l'appellent les Occidentaux , Gi-
braltar ! Je reconnus la citadelle, les rocbers noirs , les
perruques blanches des femmes juives, et les manteaux
bruns de leurs maris, qu'Allah confonde ! Je saluai de deux
coups de canon la ville qui , fort étonnée de me revoir , me
rendit mes deux coups de canon. Je retrouvai, malgré
moi, le général et ses aides-de-camp, et les marchands et
les juifs. Devinez si je tançai vivement mon pilote -, il me
jura que c'était la faute du courant; je le crus : et dans
le fait il avait raison. Je commandai à Panajotti de se di-
riger vers le nord 5 j'aurais eu tort de m'en prendre à ce
pauvre Panajotti, dont j'admirai bientôt la science et le
talent : en peu de semaines, nous débarquâmes à Cadix. »
Les voilà de nouveau abandonnés au soin de la Provi-
dence , à l'habileté rare du navarque. Iront-ils à Séville ?
Le proverbe le leur ordonne; et certes, si le vent eût souf-
flé de ce côté , ils eussent remonté le Guadalquivir. Mais
le sort , qui en décida autrement, fit quitter à leur navire le
Portugal et l'Espagne ; et, cinglant gaîment vers la France,
ils arrivèrent dans la baie de Biscave. On ne peut mieux
comparer leur course maritime qu'à la fuite vagabonde
d'une plume légère, que la main d'un enfant lance sur
les eaux d'un fleuve, et qui , guidée par le hasard, va frap-
per tantôt un rivage, tantôt l'autre.
A peine la quille du vaisseau se baignait dans les flots
de cette baie dangereuse, que le vent change ; la mer de-
vient houleuse , le tonnerre gronde. Panajotti ne sait que
résoudre; Ismaïl veut que l'on fasse jouer les pompes.
Mais l'équipage et les passagers que l'on avait recueillis
durant la traversée n'étaient point de nature à braver ou
déjouer la tempête : ils. ignoraient tous la manœuvre ; le
Grec s'agenouillait devant une petite image de saint Spi-
246 ISMAIL GIBRALTAR EN EUROPE.
ridion; les Maltais priaient saint Jean et la bonne Yierge^
les Turcs invoquaient leur prophète. Un Israélite, que
l'on voulait jeter à Feau pour apaiser Forage , était le plus
infortuné ce tous. Cependant ces vœux discordans se per-
daient au milieu du fracas des vents et des vagues; la ter-
reur avait renversé sur le pont le pilote à moitié fou : plus
de voiles , plus de mâts ; et quand nos aventuriers , par une
faveur spéciale du ciel, furent jetés dans le port de Bor-
deaux , leur bâtiment n'était plus qu'une carcasse ruinée.
Informé de l'accident arrivé à l'embarcation égyptienne,
Ali Bonaparte fit donner des secours à nos voyageurs.
On radouba leur navire fracassé 5 Ismail se promena huit
jours dans les places publiques de la troisième capitale de
la France ; et son goût pour le sabha , dont le prophète ne
défendit que l'abus , put se satisfaire en liberté. Panajotti,
qui, dans sa frayeur causée par la tempête, avait perdu
non-seulement le gouvernail du vaisseau, mais celui de sa
propre raison , fut remplacé par un prisonnier anglais, au-
quel le gouvernement français permit généreusement de
servir de pilote à Ismail. La Gironde emporta le navire au
sein de l'Océan ; et le Turc, recommençant ses prières , et
reprenant sa nargillée, se livra sans réserve à son fatalisme
et à ses espérances.
«Voyons, se disait-il, en comptant les grains de son
comholojo ou chapelet musulman , c'est au mois de mu-
harram que j'ai quitté Alexandrie-, supputons. Muhar-
ram (i), y compris safer, cela fait un mois; le premier
j'ibaïah, deux-, le second rihaïah, trois-, le premier g^io-
nuida ^ quatre-, le second i^iomadn^ cinq; le troisième
gioniacla, six; regeb ^ sept; scliahan , huit. En huit mois,
avoir fait tant de chemin ! Par ^laksd l c'est merveilleux ;
c'est inconcevable. Gloire à Dieu et à son prophète , qui
(1) Noms (les mois orientaux.
ISMAIL GIBRALTAR El» EIROPE. 2-17
m'ont protégé si visiblement! Huit mois, rien que huit
mois ! Et le nouveau pilote prétend que nous sommes en-
tre la France et l'Angleterre ! Quel malheur que Panajotti
ait perdu la tète ^ il a bien du mérite , tout poltron et tout
menteur qu'il soit ; avec lui, nous serions peut-être par-
venus à terminer notre voyage en une année. Comp-
tons : il nous reste ramadan , un ; schawal^ deux -, doid-
hadah , trois ^ doul-hegiagh, quatre : c'est possible -, mais
c'est difficile. Allah est grand ; ce qui est écrit doit ar-
riA'er. »
Il amusait sa pensée de ces rêveries de prédestiné , tan-
dis que le vaisseau , bien dirigé , faisait force de voiles vers
l'Angleterre. Le troisième jour de ramadan, il était assis
sur le pont, quand de grandes murailles blanches se mon-
trèrent à ses yeux. Des vaisseaux de tout bord glissaient
sur l'onde dans toutes les directions. Un peuple actif se
pressait sur les rochers, sur les rivages : c'était un mouve-
ment , une confusion , un bruit , dont les yeux d'Ismail se
trouvaient fatigués, dont ses oreilles étaient assourdies. A
mesure que le vaisseau avançait le long des côtes , il y
vovait des forteresses , des villes , des villages, se succéder
de distance à distance ; une ceinture de navires paraissait
environner l'île , dont les gazons verdoyans contrastaient
avec un ciel sombre et les rochers blancWont le rempart
la protégeait.
Ismail demanda le nom de celte île si peuplée. L'Angle-
terre î il n'en voulut rien croire* : c'était le second jour
de ramadan seulement ; le miracle dépassait toute vrai-
semblance , et , lorsqu'il fallut se rendre à l'évidence, com-
bien de fois ne s'écria-t-il pas : « Allah est grand ! Allah
est grand ! » Je ne m'arrêterai point à décrire toutes ses
surprises pendant la route, et les diligences, plus rapides
que l'éclair, et les routes à rainures , et les cathédrales go-
thiques ! Panajotti qui l'accompagnait avait retrouvé l'u-
24f> ISMAIL GIBRALTAR EN Et^OPE.
sage de ses sens depuis qu'il avait senti la terre ferme , ef
lui donnait des explications plus ou moins véridiques , plus
ou moins savantes, mais toujours longues : pour un com-
mentateur, l'importance n'est pas de bien dire, mais de
beaucoup dire.
« Au nom du saint prophète , est-ce ici la grande réu-
nion des tribus (i) ? dit il en arrivant à Londres ; c'est le
plus étrange tumulte que j'aie entendu de ma vie ! » En ef-
fet , la métropole de l'Angleterre, avec son activité com-
merciale et industrielle, offre le contraste le plus étrange
elle plus tranché de ces cités de l'Asie, où tout, jusqu'à
l'industrie , est régulier et monotone , languissant et apa-
thique. Il traversa les quartiers brillans , populeux et nobles
de la ville , guidé par Panajotti, qui lui fit prendre gîte
dans une hôtellerie obscure de Wapping , près de la roule
de Ratcliffe (2). Panajotti tenait cette adresse de la com-
plaisance d'un compatriote, pauvre matelot , qui était venu
en Angleterre, et qui avait trouvé cet asile fort convenable
à son état et à sa fortune. Voilà donc le plénipotentiaire
asiatique, chargé du pouvoir d'un souverain, logé sous
l'enseigne du Pourceau qui fie ^ au milieu des mousses et
des pilotes, de leurs moitiés légitimes et des objets de leurs
amours plus volages.
Ismail ne se c^ta pas de l'inconvenance de sa situation.
L'hôlellerie , quoique réservée au peuple , était , comme
presque tous ces endroits en Angleterre, bien tenue, propre
et commode. Elle avait ses tapis, ses toiles cirées, ses grilles
de cheminée frottées et luisantes. Les lits étaient bien
faits, les servantes courtoises et les domestiques empressés.
Qu'on juge du bonheur d'ismail , croisant ses jambes de-
vant un bon feu de charbon de terre , dans une petite
chambre si soigneusement frottée (jue la recherche de pro-
(1) \^al-azah — {2) Quaitici au su<l-rsl de Londres.
ISMAIL GIBRALTAa EN EUllOPE. ^49
î>reté qu'on y voyait régner eût pu passer pour du luxe. Il
(lait loin de soupçonner que sa résidence ne fût point digne
de son caractère et de la grandeur royale de son maître.
Et comment Ismail aurait-il appris , sur la cote africaine ^
quelle division de tribus et de castes la mode a établie au sein
de la capitale des Trois-Royaumes 5 quelle ligne de démar-
cation y sépare l'homme comme il faut, placé à la pointe oc-
cidentale (i) de Londres, du bourgeois retiré qui vit sur les
limites du bon ton -, de quel mépris ce dernier accable le
marchand de la Cité ^ comment ce mépris rejaillit et rebon-
dit, pour ainsi dire, du quartier du commerce, au quar-
tier des artisans, de celui des artisans sur le pauvre peuple
des faubourgs, et, de ce dernier, sur la canaille maritime
et terrestre à laquelle notre excellence égyptienne se trou-
vait mêlée ?
Quoi qu'il en soit, fort content de Londres et de Wap-
ping, ignorant les grands devoirs et les nuances solennelles
de l'étiquette et de l'usage , Ismaïl fit parvenir au palais
de Sa Majesté ses lettres de créance. Aussitôt la réponse
diplomatique lui parvient, et le jour de sa présentation est
fixé.
Le Prince Régent , aujourd'hui George IV , attendait
avec impatience l'arrivée de l'Égyptien. Il est exact àl'heure
indiquée par le secrétaire d'état, et les portes battantes
deCarlton-House s'ouvrent à l'un des plus beaux hommes
du siècle. L'air imposant et doux, vêtu de brocart d'or et
d'écarlate, entouré d'une draperie bleue flottante, Ismaïl
perça la foule des courtisans en habit étroit et le petit cha-
peau sous le bras. Son pas est ferme , sa démarche simple ,
gracieuse , noble 5 la richesse et l'élégance qui distinguent
tous ses vêtemens ont présidé surtout à la disposition et au
choix de ce turban de soie et de perles, dont les larges
(1) Le wcst-end (le beau quartier;'
25o ISMAIL GIBRALTAR EN ET ROPE.
plis environnent sa tète. Un cimeterre magnifique est sus-
pendu, devant lui, à une chaîne d'or massif-, sur sa poi-
trine étincellent des diamans de prix , qui dessinent la forme
emblématique du croissant musulman et deTancre navale.
Indépendamment de l'éclat du costume , il eût été im-
possible de n'être point frappé de la majesté des traits dis-
mail , majesté tempérée par une expression charmante de
bienveillance. Sa figure pâle, ses grands yeux noirs, sa
longue moustache , sa barbe épaisse , eussent partout com-
mandé un respect involontaire. Il plaça la main droite sur
sa poitrine , éleva l'autre vers son turban , et accomplit
l'une des plus nobles révérences que le palais des rois bri-
tanniques eût admirées depuis long-tems. On assure que le
gentilhomme d'Angleterre (i) le plus expert en cet art dif-
ficile, et le meilleur juge des convenances, accorda une
approbation mêlée de surprise à l'élégance naturelle dont
se trouvaient empreintes toutes les manières de son hôte
africain. La grâce s'unissait, chez lui , à la force \ et, selon
l'heureuse métaphore d'un écrivain arabe , c'était un ro-
cher couvert de fleurs.
Un cercle de gens de cour s'est formé autour d'Ismail.
Son Altesse Royale vient de le recommander aux soins par-
ticuliers de son noble frère. L'attention générale est fixée
sur lui. On le comble de caresses, de prévenances, d'é-
loges. Mais, où demeure-t-il ? Il répond, sans se troubler:
A JVapping , aubei'ge du Pourceau qui fde. Jugez de
l'effet produit par sa déclaration naïve au milieu des ba-
ronnets cH des ducs. Il lallut toute la réserve dont on prend
si bien l'habitude dans les cours, pour réprimer les mou-
veraens d'une joie incivile. On en vint aux explications ,
et l'on ne tarda point à conseiller à Ismail sa translation ,
de l'auberge de Wapping , dans un hôtel splendide du
quartier noble.
(i) George IV.
ISMAIL GIBRALTAR TIS EUROPE. 20 1
Il partit donc pouirocrideiit de la grande ville, où de nou-
velles recherehes du luxe lui causèrent de nouveaux éton-
nemens. Accueilli, fêlé partout, modeste, gracieux, distingué
dans ses manières et dans ses goûts, il recevait avec recon-
naissance une hospitalité dont son caractère justifiait tout
l'empressement. Il était charmé de l'Angleterre , et se louait
beaucoup de ses hôtes. Personne, encore, n'avait adressé
à l'étranger une seule expression dont il put s'offenser, lors-
qu'un jour, à table, l'ambassadeur avant raconté son voyage,
un pédant s'avisa de lui dire en riant : (c ^ ous êtes cosmo-
polite. » Ismaïl ne comprenait pas ] mais un mot si long
ne pouvait être qu'une insulte ; Ismaïl, qui s'en plaignit à
moi, eut la générosité de se taire et de pardonner.
Cependant le tems se passait-, il fallut partir. Ismaïl vi-
sita les diverses contrées où l'appelaient ses instructions se-
crètes, et remplit, avec la plus rare prudence, les ordres
de son maître. Un jour, le pacha, furieux de ne pas re-
cevoir assez tôt, selon lui, l'argent que son ambassadeur
devait lui envover, et dont diverses circonstances avaient
retardé l'arrivée , rappela subitement Ismaïl près de lui.
« Mohammed-Ali a besoin de vous , lui dit un Européen ;
vous êtes la plus forte tète du conseil. — Certainement, ré-
pondit Ismaïl avec toute l'indifférence musulmane, c'est
ma tète qu'il A'eut. »
En revenant en Egypte, il passa par Corfou, et donna
une preuve assez notable de ce sang-froid spirituel que l'on
pourrait nommer le cachet des grands hommes. Son vais-
seau était à l'ancrage, lorsqu'une tempête violente le força
de démarrer. Up navire grec , placé devant le sien , l'em-
pêchait d'aller chercher un refuge contre la bourrasque :
rien n'eût été plus facile au capitaine hellène que de faire
place au Turc , par un mouvement qui eût sauvé ce der-
nier, sans l'exposer lui-même au moindre péril. Mais le
Corfiote , sourd aux prières d'Ismaïl . ne veut point bou-
aSa ISMAIL GIBRALTAR EN EUROPE.
ger. Ismail, forcé de couper son ca.h\e,pojte dessus , comme
disent les marins, et, entamant le vaisseau grec, dont l'é-
quipage fuit sur des chaloupes, le coule bas.
Toute la fortune du Grec était sur ce navire ; il accusa
Ismaïl devant les tribunaux du pays , demandant que l'au-
teur de sa perte lui payât le dommage. Les cadis infor-
mèrent, et, comme l'obstination du plaignant avait évidem-
ment causé le désastre, Ismail fut acquitté. Le marchand,
au désespoir, court à la recherche de sa partie adverse, la
rencontre sur la place et l'accable d'injures au milieu du
peuple. Ismaïl ne répond rien. Il redouble d'invectives 5
Ismaïl n'a pas l'air de le voir. Enfin , l'œil en feu, la rage
dans lame, oubliant la force physique du Musulman et le
caractère dont il est revêtu , il lève la main prêt à frapper.
Le peuple est accouru, tous les regards se tournent vers
Ismail, qui, s'arrétant gravement, étend le bras et lui pré-
sente doucement sa tabatière ouverte. Le Grec, au milieu
de sa fureur, reste immobile; ses bras retombent; il fixe,
sur Ismail,. un regard où se peint la stupeur : et comme
anéanti de trouver, pour ennemi , un rocher et non un
homme , se hâte de fuir.
Mohammed-Ali eut le bon sens de conserver auprès de
lui ce sujet fidèle , dont les récits lui donnèrent le goût le
plus vif pour la civilisation européenne. Nommé amir-
alim (1) , lors de la guerre des Grecs et des Turcs, il mou-
rut bravement sur son bord en 1824. Ismaïl-Gibraltar fut
le premier fondateur de la marine égyptienne , destinée à
partager le sort de la marine turque, et dont les récens dé-
bris viennent d'offrir une leçon si haute à 1 Europe et à
l'Asie (2). ( New Monthlj Magazine. )
(i) Amiral. De là le mol français, et le mot anglais admirai.
(a) Note du Tr. L'un des auteurs de la Revue Britannique est l'o-
bligé particulier d'Ismaïl Gibraltar. Il était co-proprictairc du zodiaque Je
Dcndérah. \jn agent diplomatique anglais aurait voulu se l'approprier; !&•
LORD BYRON
ET QUELQUES-UNS DE SES CONTEMPORAINS (i).
Je ne sais si l'équité naturelle et les lois de l'honneur
peuvent justifier M. Thomas Mo ore , qui, chargé par lord
Byron de la publication de ses Mémoires posthumes, a pris
sur lui de les détruire. C'est un holocauste difficile à ex-
cuser que cette suppression d'un ouvrage authentique ,
légué par testament , et destiné à justifier son auteur , si
souvent en butte à la calomnie.
Beaucoup de gens redoutaient cette publication : les
vanités, les craintes et les intérêts se sontligués contre l'apo-
logie de lord Byron. M. Moore aurait pu difierer l'impres-
sion de l'ouvrage , sans manquer au devoir qui lui était
imposé j mais non céder à des influences que son respect
pour la mémoire du mort devait combattre. Il pouvait
même, par des suppressions légères ou des altérations que
son goût lui eût inspirées, satisfaire à ce que la décence exi-
geait , ménager les vivans , éviter le scandale , et réserver
aux supplémens des éditeurs à venir la totalité des Mé-
moires du poète. Il a mieux aimé jeter au feu ce manuscrit,
témoignage aujourd'hui anéanti des secrètes pensées d'un
homme extraordinaire, dont les faiblesses égalaient le gé-
nie. La défense que lord Byron avait préparée pour la pos-
térité n'existe plus. La foule des écrivains vulgaires peut
maïl, à qui la contestation fut soumise , sans se laisser influencer par le ca-
ractère politique de celui qui réclamait la possession de ce monument,
décida selon la justice et en faveur des adversaires de l'agent anglais.
M. Saulnier a exprimé la reconnaissance qu'il lui doit, dans la relation
qu'il a publiée des circonstances de l'enlèvement du zodiaque.
(i) Lord Byron and soine of his contemporaries , l»y LeigVi Hunt.
a54 LORD BYKON
à son gré défigurer sa vie et déshonorer sa mémoire ; ils
peuvent interpréter ses paroles, montrer ses actions sous
un faux jour, et, traitant son histoire comme un roman,
Torner , l'amplifier ou la mutiler, suivant leur bon plaisir.
Quelques lignes de l'auteur lui-même eussent réfuté mille
allégations mensongères : seul il avait le droit de tracer son
portrait.
Mais il nous suffit d'indiquer ici l'accusation grave à la-
quelle M. Moore nous semble exposé , et le tort que , con-
tre son intention peut-être, il a fait à son noble ami. Parmi
les nombreux ouvrages dont lord Byron est le texte, il en
est bien peu qui méritent d'être lus : babillage d'anti-
chambre, anecdotes controuvées, suppositions fausses , in-
ductions hasardées : voilà quels sont les élémens de la
plupart de ces prétendus Mémoires, dont les auteurs n'ont
pas même pu échapper par le scandale à la monotonie et à
l'ennui. Poiir avoir entrevu leur héros , ou causé quelques
heures avec lui, ils se sont crus en droit de révéler et de
commenter même les folies capricieuses que , dans son
étourderie habituelle, il laissait échapper devant eux.
Le seul ouvrage remarquable et digne de foi qu'on ait
encore publié à ce sujet , est aussi le plus sévère-, et, ce
qui doit augmenter l'étonnement , c'est que M. Leigh
.Hunt , qui en est l'auteur, est l'un des plus anciens amis de
lord Byron. M. Hunt (i) a demeuré long-tems sous le même
toit que lui. Doué d'un esprit ardent et enthousiaste, sec-
tateur de principes démocratiques, éminemment sociable
par tempérament et par goût , il n'avait, avec lord Byron,
(i) Note du Tr. Il ne faut pas confondre TNT. Leigh llunt avec le déma-
gogue du même nom. C'est un jjoète fort spirituel et de beaucoup de talent.
11 est co-propriétaire du London 3tagazine , recueil que nos lecteurs habi-
tuels doivent bien connaître par les nombreux emprunts que nous lui avons
faits, et entr'autres par le Jpurnal si curieux d'un Anglais prisonnier de
guerre à Paris, pendant les trois premiers mois de iSi^. Voyez les nump'rOs
publiés dans le cours de i8aG.
ET QT ELQIES-VNS DE SES CO>TEMPOHATlSS. 255
fier de sa noblesse et misanthrope, que bien peu de points
de contact; je laisse, à l'observateur des singularités hu-
maines, le soin d'expliquer le phénomène d'une intimité
si longue entre deux caractères si dissemblables. M. Hunt.
dont les principes sont fixes et arrêtés sur presque tous les
objets, trouvait, dans le génie mobile de lord Bvron, une
contradiction perpétuelle, une série interminable de ca-
prices. Comment des contrastes si marqués n'eussent-ils
pas influé sur l'opinion mutuelle que chacun des deux amis
formait de l'autre.''
M. Leigh Hunt a dit toute la vérité sur le compte do
lord Byron , c'est-à-dire tout ce qu'il pense. Sous sa plume,
l'expression de cette vérité est presque toujours sévère jus-
qu'à la rigueur 5 jamais, cependant, elle ne se montre
ironique et cruelle. S'il exalte les hautes qualités du poète,
il ne fait pas grâce à ses faiblesses, à ses erreurs, à ses ri-
dicules. On trouvera de l'inconvenance peut-être dans l'ac-
complissement fidèle de la tâche que M. Hunt s'est imposée ;
les gens qui persécutèrent lord Byron , pendant sa vie, se-
ront les premiers à s'élever contre l'historien inflexible
qui ne ménage aucune de ses fautes. On l'accusera d'in-
gratitude ; et l'on aura tort. M. Hunt , en reconnaissant
les services que son ami lui a rendus , prouve qu'on en a
singulièrement exagéré la valeur et l'étendue.
Sous quelque point de vue que l'on considère les motifs
qui ont dicté cet ouvrage à M. Hunt, soit qu'on approuve"
ou désapprouve la manifestation sincère et publique du ju-
gement personnel qu'il a formé sur cet homme célèbre ,
on ne peut lui refuser une grande supériorité sur les chro-
niqueurs déshonnêtes qui l'avaient précédé dans la même
route. Ce n'est plus un de ces compilateurs d'anecdotes
qui font des Mémoires du style d'un valet de chambre en
retraite. Homme de bonne compagnie, M. Hunt sait ra-
conter j un bon mot qui passe sous sa plume garde son
a56 LORD BYRON
sel et son éclat -, il a de la sagacité , quoique peut-être la vé-
hémence de son esprit prête quelquefois , aux objets de ses
observations, des couleurs trop fortes et trop tranchantes.
L'ouvrage que nous annonçons est surtout un livre de
bonne foi , et , quoiqu'il y ait sans doute quelque im-
prudence à faire à haute voix les confessions d'un autre
avec les siennes , la franchise avec laquelle l'auteur dit ce
qu'il pense lui nuire à lui-même , et ce qu'il a trouvé d'ad-
mirable, de vrai, de faux, de sublime , de défectueux
chez son ami, désarmera la critique. Suivons rapidement
M. Hunt. Rien de plus dramatique que les circonstances
de sa première entrevue avec lord Byron en Italie.
« A peine arrivé , je me dirigeai vers la maison de cam-
pagne^ où le noble poète faisait la villagiatura , suivant
la coutume du pays. Il me fallut traverser, pour arriver
à Monte-Nero 3 où était située cette habitation , les fau-
bourgs de la ville, pavés de dalles, couverts de pous-
sière : route fatigante sous un soleil ardent. Il était midi -,
le ciel italien brillait de toute sa splendeur. Une maison
peinte en rouge , et de ce rouge vif qui eût été insup-
portable à la vue , même sans la réverbération du soleil
qui en frappait les murs , s'élevait devant moi. C'était
Monte-Nero. Mes yeux brûlans, mes membres accablés de
lassitude me faisaient désirer le repos et la'fraîcheur^ j'es-
pérai trouver dans l'intérieur de l'édifice un refuge contre
cette atmosphère étouffante. Je me trompais. La maison
était bâtie de manière à conserver et répercuter les rayons
du soleil^ j'étais dans une fournaise.
M Je vis lord Byron sans le remettre d'abord. Il me re-
garda long-tems sans me reconnaître davantage. Je l'avais
vu à Londres , svelte, délicat, le teint clair, l'œil ardent
et fier , la tête couverte de cheveux épais , roulés en petits
anneaux. Je le retrouvai gros et gras, le visage hâlé , le
cou nu, les cheveux épars et frisés sur ses épaules, en
ET QUELQUES-UNS DE SES CONTEMPORAINS. 2.5"
houcles minces et ondoyantes. S il avait pris de l'embon-
point, j'avais maigri dans une proportion à peu près égale ;
Ibrce rae fut de décliner mon nom.
» Son costume n'était pas moins changé que sa phvsio-
nomie. Un large pantalon blanc, une veste de nankin
très-ample, composaient son vêtement du matin et rempla-
çaient la robe de chambre du dandj britannique. Il me
conduisit dans un boudoir où se trouvait une jeune dame
assise, dont les yeux étaient remplis de larmes, et qui sem-
blait livrée à une agitation extrême. Sa chevelure retom-
bait sur son sein dans le plus grand désordre-, une vive
rougeur colorait ses joues. Un jeune homme, également
agité et le bras en écharpe, entra dans la chambre quel-
ques momens après moi : tout annonçait qu'une scène vio-
lente venait d'avoir lieu dans la maison.
» La jeune dame était la comtesse Guiccioli , fdle du
comte Gamba , et qui, mariée au chevalier Guiccioli, pre-
nait, suivant l'usage italien , le titre de son père. Le jeune
homme était son frère , le comte Piétro Gamba. J'appris
qu'une rixe était survenue parmi les domestiques. Le jeune
comte avait essayé de l'apaiser. Un valet de pied l'avait
frappé dun coup de stylet : la blessure était légère, mais
il était fort en colère -, et sa sœur, plus furieuse encore , ne
voulait point écouter les sages conseils de lord Byron , qui
cherchait à la calmer et à ramener la paix. Si la blessure
du jeune homme n'avait rien de dangereux ni de grave ,
les suites de celte querelle pouvaient lui devenir fatales.
L'Italien, dans sa rage, se tenait sous le portique de la
villa, le poignard dans la main, poussant des hurlemens
effroyables, et menaçant de tuer le premier qui se présen-
terait devant lui. On s'étonna de ce qu il ne m'eût pas at-
taqué. En effet, je l'avais échappé belle. Peut-être, disait-
on, m'avait-il pris pour quelque autorité constituée, pour
XV. 17
258 LORD BYRON
un poilesla italien : triste ressemblance , qui n'a en vérité
rien de flatteur, et que je désavoue de toutes mes forces.
1) Cependant l'homme gardait son poste. J'ouvris la fe-
nêtre, et je vis, sous un bonnet de coton rouge, la plus hor-
rible figure qu'un bandit ait jamais portée. Il était d'une
taille élevée , très-maigre , fort déguenillé ; se promenait
à grands pas, la tête haute, avec des mouvemens brusques
et forcenés qui ne ressemblaient pas mal k ceux du tigre
dans sa cage, et lançait vers la fenêtre des regards q l'il me
serait difficile d'oublier. Aucun des domestiques ne voulait
sortir. Le valet de chambre de lord Byron avait été cher-
cher la police et ne revenait pas. Ainsi notre coquin tenait
la villa et ses habilans dans un état de hlocus.
» Je ne sais combien de tems se serait prolongée cette
situation singulière. C'était l'heure où lord Byron ne man-
quait jamais de faire avec ses amis un tour de promenade
à cheval. Il fallait en finir de manière ou d'autre, et con-
traindre le valet à lever le siège. On part : c'était un ta-
bleau assez pittoresque -, le comte Piétro, Tépée au poing,
furieux, décidé à la passer au travers du corps du misérable ;
lord Byron, l'air dégagé, presque insouciant 5 M"" Guic-
cioli suppliant son cher Bêron de ne pas trop s'exposer;
cl les autres membres de notre petite armée résolus à re-
tenir le jeune comte et arrêter l'effusion du sang. Pour
un nouveau débarqué cette scène était bien italienne : qui
n'aurait été tenté de se croire transporté tout-à-coup au
milieu des Apennins, que chérit M""' Radcliffc, entre
Montoni et ses compagnons du château d'Udolphe ? Ici
le comte blessé au bras se répandait en imprécations et
en menaces -, là notre héroïne échevelée tremblait pour
un nmant et pour un frère; l'assassin nous attendait sous le
portique \ et, pour compléter le groupe, lord Byron lui-
mcuie , l'air calme cl en dépit de l'embarras de sa situation.
ET QUELQL'ES-rNS DE SES CO>TEMPORATi«S. 35()
essayait, par sa nonchalance de bon ton, d'apaiser ce grand
tumulte.
» Il avait échangé sa veste contre une petite redingote
bleue, de forme élégante. Il portait une toque de velours
noir, qui lui allait bien et lui donnait l'air noble en dépit
de son embonpoint. Mais le caractère de la physionomie,
du costume, des traits nationaux, s'était absolument effacé.
Ce n'était plus la force, mais la volupté qui respirait sur
son visage : une sorte d'indolence affectée qui contrastait
bizarrement avec la puissance et la concentration de ce
g^énie qui avait créé Manfred et Cliilde-Harold.
» On sort, ou plutôt on se précipite, et chacun s'efforce
d'arriver le premier au lieu du péril. La tragédie se termina
sans catastrophe-, notre vagabond, saisi tout-à-coup d'un
beau repentir, laissa tomber son arme, s'étendit sur un banc
de pierre et se mit à sangloter en nous tendant les bra's : sa
pâleur , sa maigreur , sa longue barbe , ses. véîemens dé-
chirés, en faisaient un vrai personnage de mélodrame. Il vin t
se jeter aux pieds de lord Byron , et, poussant de longs
gémissemens , pria son maître de lui pardonner et de l'em-
brasser. Sans accomplir ce dernier vœu du pénitent,
lord Byron lui pardonna et lui dit de ne pas remettre les
pieds dans sa maison. L'homme pleurait toujours à chaudes
larmes, et couvrait de baisers la main de lord Bvron. »
M. Leigh Hunt esquisse de la manière suivante les ha-
bitudes et quelques singularités de la vie privée de lord
Bvron. Les goûts du petit-maître anglais semblaient se con-
fondre avec les mœurs voluptueuses de sa nouvelle patrie.
« H composait son Don Juan et veillait presque toute
la nuit dans son cabinet 5 quelques verres d'eau mêlée de
gin(^i), breuvage singulier pour un poète, animaient sa verve
nocturne. Il se levait très tard, déjeunait, lisait et par-
(t) C'est la liqueur qno l'on extrait du genièvre.
Ù.Go LORD BYRON
courait la maison, fredonnant quelque air de Rossini ,
d'une voix faible et voilée, dans le style indolent et sac-
cadé des dandys modernes. Ensuite venaient le bain et la
toilette-, puis, toujours cbantant, il descendait dans la
cour, qui conduisait au jardin plus élevé que la maison,
et fermé d'une grille avec un perron et un escalier. Les
domestiques apportaient des sièges.
» Mon cabinet d'études était situé à l'un des angles de la
cour , et le feuillage d'un oranger en masquait la fenêtre :
j'étais presque toujours occupé à écrire, quand le maître
du logis descendait. Ou j'ouvrais ma croisée pour lui par-
ler , ou lord Byron , courant et boitant un peu, venait
frapper à mes carreaux. Une plaisanterie, une épigramme
ou un calembourg étaient sa salutation matinale. Il se plai-
sait à parodier mon nom , dont il faisait celui d'un savant
en us. par allusion à mes travaux littéraires. Il était vêtu
comme le jour de notre entrevue, et portait une casquette
de toile ou de velours. Une tabatière pleine de tabac était
dans sa main : il le mâchait pour conserver ses dents, à ce
qu'il disait , et sans doute dans l'espoir de diminuer son
embonpoint. »
A celte esquisse , qui n'a rien de flatté , nous opposons
celui de la comtesse Guiccioli.
« M""" Guiccioli descendait , après avoir fait sa toilette, et
nous la suivions dans le jardin. Ses cheveux , à l'enfant,
étaient arrangés avec beaucoup d'art et une certaine affec-
tation de simplicité. Sa démarche et sa voix annonçaient la
femme de bon ton. Elle pouvait avoir vingt ans, passait
pour belle et ne l'ignorait pas.
» Ses manières étaient élégantes, agréables, et même
assez douces. Elle n'accentuait pas avec cette force de pro-
nonciation qui doni\e, au langage de ses compatriotes,
quelque chose de si désagréablement viril. Sans être pré-
tentieuse, elle avait de l'art ^ et, sans être tout à fait
ET QUELQtES-tîJS DE SES» C0iSTEMÎ'OlvAI>s. 'iG l
naturelle , un heureux caractère et une aimable fran-
chise se laissaient deviner à travers les petites ruses de sa
coquetterie. On m'a dit que sa prononciation n'était pas
pure et que les idiomes particuliers aux habilans de la Ro-
magne se glissaient dans son discours : c'est ce que mon
ignorance n'a pu ni observer, ni reconnaître. Les accens
d'une jolie bouche italienne ne m'ont jamais paru vulgaires
et de mauvais goût 5 et tous les dialectes de ce doux lan-
gage m ont semblé , malgré leurs différences , empreints
d'une grâce voluptueuse qui me charme toujours et que
M""-' Guiccioli savait très-bien faire valoir.
)) Mon mauvais italien la forçait de sourire 5 je parlais
comme le Dante-, je me servais, comme l'i^rioste, du mot
speme , au lieu de speranza. Elle me disait avec bonhomie
que ces fautes avaient de la grâce étrangère, vaghezza
pellegiina : j'ai dû lui savoir gré de ces complimens \ car,
en vérité, cette grâce étrangère ne pouvait être qu'étrange
et ridicule.
» Lord Byron a décrit, en beaux vers, la chevelure ma-
gnifique de M"" Guiccioli ; elle était de couleur blonde, et
même d'un blond un peu trop décidé , sans avoir rien de
désagréable. Ses traits étaient beaux et nobles , un peu
forts , mais parfaitement bien dessinés. Ils plaisaient par
l'harmonie de l'ensemble, le piquant, la phvsionomie ^ une
certaine grâce , vive ou intéressante, leur manquait presque
toujours. Son nez aquilin eût servi de modèle à un peintre.
Son sourire était agréable -, et, quand lord Byron cherchait
à lui plaire , son œil s'animait, son regard devenait expres.-
sif. Ce n'était cependant pas une femme d'esprit ; une sen-
sibilité très-vive la guidait bien ou mal, et tantôt lui faisait
faire de graves imprudences, tantôt suppléait, par une
sorte d'instinct passionné, à la faiblesse de sa raison. Ses
lettres n'étaient ni bien, ni mal écrites : elle y prodiguait,
203 LORD BYRON
suivant la mode du pays , les bannalités du compliment et
les grâces du protocole. L'école de civilité puérile et hon-
nête, en décadence parmi nous, fleurit toujours sous le
beau ciel d'Italie.
» M. West, dans son portrait de la comtesse , a fort bien
saisi l'expression étudiée qui la caractérisait. La prétention
de l'attitude est même un trait de ressemblance morale,
qui fait honneur à l'artiste. M"'* Guiccioli est petite -,
sa tête est trop forte pour le reste du corps : défaut qu'un
portrait en buste n'a pu reproduire. En somme , elle
réunissait tous les élémens constitutifs d'une beauté desti-
née à briller dans les salons de la bourgeoisie : plus de fraî-
cheur que de grâce, plus de babil que d'esprit, plus d'af-
fectation que de dignité. Exaltée par la gloire de celui
qu'elle aimait , elle s'efforçait de s'élever à son niveau , et
Aoyait déjà la postérité l'accueillir et l'adopter comme
l'amie, l'héroïne, la maîtresse du poète. Cette ferveur
intime et enthousiaste lui donnait quelque chose de sin-
gulier , qui ne déplaisait pas , et que je remarquai dès
mon arrivée à Monte Néro ^ mais l'illusion fut de peu de
durée. Elle s'aperçut que son empire sur lord Byron était
fragile et factice. En quelques mois , sa fraîcheur et sa
])eauté s'évanouirent. »
Si l'observation, chez M. Hunt, n'est pas toujours très-
charitable, elle est habile et pleine de finesse dans les
nuances. Citons encore le portrait physique de lord Byron.
« Sa figure était belle-, quelques-uns de ses traits, sa
bouche et son menton par exemple , étaient parfaits et
dignes de l'Apollon antique. Plus jeune , avant que de
longs voyages et de longs séjours dans les contrées méri-
dionales eussent changé le caractère de sa physionomie ,
il y avait dans toute sa personne un mélange remarquable
de légèreté, d'énergie, de grâce et de vigueur. Mais
ET QUELQUES-l^KS DE SES COKTEMPOUAINS. ^63
il avait vieilli ; rembonpoint , qu'il combaUait de son
mieux, lui donnait quelque chose d'eficminé : son regard
était moins vif, sa démarche plus lente.
)) La partie inférieure de son visage était trop forte,
comparée avec la partie supérieure ; la mâchoire avançait
trop , et occupait trop d'espace. Ses yeux étaient trop rap-
prochés l'un de l'autre ^ et son nez , qui ne continuait pas
la ligne du front , et qu'un vide assez considérable en sé-
parait , semblait, si je puis emprunter à Lavaler ses expres-
sions hétéroclites, greffé sur sa figure. Il était bien fait,
quoiqu'il commençât à prendre du ventre. Il avait très-peu
de barbe. Je me souviens d'un plaisant combat de paroles ,
soutenu à ce propos par deux de ces femmes savantes que
nous appelons bas-bleus en Angleterre. L'une , hostile à
lord Byron , prétendait tirer de ce défaut les plus défavo-
rables inductions 5 l'autre répondait gravement par Vim-
berbis ylpollo , citation latine qui disculpait notre poète ,
et faisait tourner à sa gloire une accusation si dangereuse.
» Il boitait du pied gauche. Dans un salon il était diffi-
cile de s'en apercevoir 5 mais quand il marchait beaucoup ,
il souffrait et il avait la fièvre. Je ne doute pas que cette
infirmité n'ait contribué à aigrir son caractère et à le dégoû-
ter du monde. Ses condisciples de l'école d'Harrow le tour-
mentaient sans pitié : souvent, dans son lit, ils glissaient
une cruche à demi pleine d'eau , où ils faisaient entrer le
pied insensible et mort de leur camarade , qui ne s'aper-
cevait qu'en s'éveillant du tour qu'on lui avait joué : anec-
dote fort connue, que personne ne citait jamais devant
lui. La plus légère allusion à cette difformité le chagrinait
beaucoup. Si l'on joint au sentiment de son malheur le
goût vif qu'il a toujours eu pour tous les genres de succès
du monde , on trouvera dans ce défaut physique le premier
germe de celte amère misanthropie, de ce sarcasme impi-
toyable, qui l'ont caractérisé jusqu'à sa mort.
tz64 LORD BYllON
» Sa main était très-belle, et il en était fier; des bagues
brillantes couvraient tous ses doigts. Je l'ai entendu soute-
nir plusieurs fois qu'une jolie main était le seul indice
certain auquel on pût reconnaître un noble de race. Il
aimait à paraître dans un salon, tenant un mouchoir écla-
tant de blancheur , qui faisait ressortir , comme dans cer-
tains portraits de Van-Dyck , la délicatesse gracieuse de
sa main et les diamans dont elle élincelait. Son goût pour
le beau linge allait jusqu'à la manie : bien qu'il fût devenu
presque chauve , il prenait un soin extrême de sa cheve-
lure. Ces penchans efféminés dataient , je crois , de son
premier voyage dans le Levant : on dit que le grand-sei-
gneur, frappé de la beauté de son teint et de l'élégance de
sa taille , le prit pour une femme déguisée en homme. Il
est certain que , depuis ce tems , lord Byron attacha la plus
haute importance à ses avantages physiques. »
M. Hunt a soin d'atténuer ensuite l'impression défavo--
rable que ce portrait pourrait laisser dans l'esprit du lec-
teur.
<( Par une singularité qui tenait aux contrastes nombreux
que réunissait le caractère de lord Byron , les goûts virils
se joignaient chez lui à ces habitudes voluptueuses. Il était
excellent nageur, et je l'ai vu partir du golfe de Gênes et
s'avancer en pleine mer avec l'audace d'un vieux marin.
Il montait très-bien à cheval, et se plaisait à se faire sui-
vre par un ou deux gros chiens , ce dont je ne crois pas
qu'un homme d'un caractère timide se soit jamais avisé.
)> Une sensibilité nerveuse , irritable , capricieuse , em-
pêchait lord Byron d'avoir celte indomptable fermeté de
courage qu'on lui a attribuée à tort. Alliant toutes les bizar-
reries et tous les contrastes , il faisait par mer des voyages
qu'il aurait pu éviter; cependant il craignait la mer. On le
vit exposer sa vie en Grèce; et chaque fois qu'il montait
en voilure , il avait peur de verser.
ET Qi;ELQUES-t>S DE SES CO>TEMPOr.AI>S. 265
» L'extrême irritabililé de cette constitution maladive ,
jointe à son anxiété sur les affaires de la Grèce , n'a pas
peu contribué à hâter sa mort.
» Pour résumer en peu de mots les plus petits détails
de ses habitudes personnelles , il grasseyait en prononçant,
allongeait certaines voyelles, comme les habitans du iSor-
ihumberland, jurait de tems à autre, et n'aimait pas à
voir les femmes manger : il donnait, en plaisantant , une
excellente raison de cette aversion étrange : c'étai^que,
lorsqu'on avait le malheur de dîner avec elles, tous les
blancs de poulets leur appartenaient de droit. »
M. Hunt ne fait point grâce à cette vanité avide d'éloges,
qui caractérisait spécialement lord Bvron.
« \ers le soir , dit-il, nous montions à cheval, et nous
allions faire un tour dans la forêt. Excellent cavalier , lord
Byron déployait beaucoup de grâce et d adresse dans cet
exercice; il aimait à se l'entendre dire : comme rien n'é-
tait plus vrai, c'était un plaisir de le lui répéter. Que
d'hommages réels et sentis aurait pu recevoir cet homme
extraordinaire, si son infatigable amour -propre n'avait
cherché, par des moyens indignes de lui , de stériles et in-
quiètes jouissances ! De combien de bonheur il s'est privé,
ainsi que ceux qui l'entouraient, à force de mal penser de
son prochain , et du désir qu'il éprouvait sans cesse de le
trouver en faute !
M Le premier soir que nous allâmes nous promener en-
semble à cheval, je l'entendis se livrer sans ménagement
à son humeur caustique , aux dépens de la plupart de ses
amis, dont il parodiait l'attitude à cheval. Sans doute, il
eût été charmé de m'ajouter à sa liste , et me considérait
avec une extrême attention. Quand nous eiimes fait un
peu de chemin , surpris de ne rien trouver de trop gauche
dans mon talent d'écuver , il s'écria d'un ton de dépit :
Mnis vraiment , Hunt l vous ne montez pas mal à chei'acl
266 LOr.D 13TR0K
Trelawney venait quelquefois avec nous, moulé sur une
grande jument et fumant un cigare. INos fracs claienl bleu-
de-ciel, nos gilets et nos pantalons blancs, et nos toques
de velours violet, à la Raphaël. »
A en juger par la sévérité de l'auteur , nous serions
portés à croire que sa susceptibilité a eu plus d'une fois à
se plaindre de l'ironie piquante dont lord Byron était pro-
digue, même envers ses intimes amis. Ce défaut ou ce
travei^ a sans doute influé sur les opinions de M. Hunt;
et , quelque confiance que l'on ait dans son impartialité ,
on ne peut s'empccber de trouver, dans les passages que je
vais citer, je ne sais quelle secrète amertume, assez sem-
blable aux souvenirs d'un amour-propre blessé.
« Lord Byron n'avait point de conversation. Il se plai-
sait à embarrasser les gens , et ne pouvait s'astreindre à
parler d'un objet grave , sans interrompre le cours des
idées par quelque saillie bizarre et brusque. Ce ton sau-
tillant et satvrique, qui n'était pas toujours spirituel, fati-
guait bientôt Tinterlocuteur. Il était vulgaire et quelque-
fois désobligeant de propos délibéré. Rien de naïf, de
simple, de paisible, dans son langage. Sa pensée avait be-
soin de se concentrer dans le silence de la méditation , dans
la solitude du cabinet : alors seulement elle prenait une
forme fixe et brillante, et se réalisait, pour ainsi dire, en
quelques vers énergiques.
)) La spbère de ses lectures était fort circonscrite. Il con-
naissait le monde , les hommes et son propre cœur; mais
il réservait cette expérience pour son usage : c'étaient ses
secrets , et ils lui échappaient rarement. S'il était sérieux
pendant quelques minutes, une gaîté factice succédait
bientôt à cet oubli de lui-même ; et vous ne saviez que
penser lorsque vous aviez causé quelque tems avec lui.
)) M. Shelley, son admirateur, avait coutume de dire
que jamais plaisanteries de lord Hyi'on ne l'avaient fait rire
ET QUELQVES-raS DE SES CONTEMPORAINS. 267
(le bon cœur : c'est que jamais elles n'étaient exemples
d'affectation, surtout devant M. Sliclley , dont l'idolâtrie
pour le poète engageait ce dernier à jouer son rôle avec
plus de soin et de travail. Un grand mépris pour les
hommes était la source de tant de travers. Byron se regar-
dait comme supérieur à eux, et par le rang et par le génie :
indignes, selon lui, de juger les intimes ressorts de son
ame et de pénétrer les secrets de sa pensée, il les payait de
fausse monnaie ^ il ne leur livrait qu'un personnage factice,
tantôt faisant le roué , le fat et le dandy , tantôt le grand
seigneur et le pair d'Angleterre. S'il eût eu plus d'estime
pour ses semblables, il eût daigné leur parler en homme,
et sa conversation aurait été digne de son génie. »
Sans essayer de démêler ce qu'il y a de vrai , d'exagéré ,
de sagace et de récusable dans ces observations , nous pas-
sons à d'autres accusations contre le caractère moral de
lord Byron • accusations dont les moins graves sans doute
sont celles qui ont trait à l'inégalité d'humeur que M. Huut
lui reproche assez amèrement.
« L'impatience et la colère faisaient partie essentielle de
son caractère. Il ne s'en cachait pas et semblait croire
même que la douceur et la faiblesse étaient synonymes j
taudis que la patience peut s'allier à l'héroïsme, et la mau-
vaise humeur à la lâcheté. Un jour que nous lisions en-
semble Montaigne, son auteur favori, il s'arréla sur un
passage où le gentilhomme périgourdin avoue qu'une selle
mal attachée, un étrier venant à tomber, « suffisaient pour
le faire sortir des gonds. » a Me voilà! s'écria lord Byron 5
et je suis persuadé que tous ceux qui ont du sang dans les
veines ressemblent à Montaigne et à moi. »
» En effet , pour le déconcerter et le courroucer , il
fallait très peu de chose. Sa figure s'altérait; la beauté de
ses traits se changeait en une contraction affieuse de tous
les muscles du visage 5 et, quand il essayait d'arrêter l'explo"'
aGB LORD BYRO»
bion de sa colère , de contenir les éclats de sa voix , le spec-
tacle qu'il offrait avait quelque chose de plus désagréable
encore et en même lems de risible : cette contrainte don-
nait à son ton une douceur factice, aiguë et pleureuse, qui
attestait son extrême agitation. Enfin , si le transport s'a-
paisait , il ne savait plus comment faire pour revenir avec
dignité à son état naturel, et son embarras semblait s'ac-
croître de la conscience du tort qu'il avait eu. Ceux qui
vivaient avec lui ne pouvaient alors, ni lui parler de sa fai-
blesse -, c'aurait été l'offenser : ni le traiter légèrement -, il
aurait répondu par de violens sarcasmes : ni paraître le
plaindre 5 Batterie basse, à laquelle il ne se serait point mé-
pris. Qu'on juge combien il était difficile de rester long-
tems dans une parfaite intimité avec le caractère le plus
inégal et le plus orageux du monde. Ajoutez à ces défauts
graves l'habitude de ne ménager personne et de lancer fa-
milièrement de dures et même d'insolentes railleries : ha-
bitude qu'il n'avait point à Londres quand j'ai commencé
à le connaître, et d'autant moins généreuse qu'il semblait
se plaire à n'attaquer que ceux qui lui paraissaient être ses
inférieurs ou ses obligés. »
M. Hunt représente lord Byron comme superstitieux -,
allégation à laquelle il ajoute plusieurs autres reproches
plus cruels pour sa mémoire.
u II croyait à la fatalité du vendredi. S'il fallait entre-
prendre quelque chose pendant le cours d'un jour si fu-
neste , il en concevait un effroi très-sérieux et très-plai-
sant. Je crois qu'il entrait beaucoup de prétention dans ses
faiblesses même, et qu'il aimait à ressembler aux grands
hommes par ses défauts comme par ses qualités. Il affectait
de partager cette croyance des paysans irlandais, qui disent
qu'un démon, s'emparant de notre ressemblance , peut
singer nos actions et nos gestes et porter notre vivante
image dans les lieux où nous ne sommes pas. Il appuyait
ET QUELQUES-UNS DE SES COMTEMPOTlAlWS. iGc)
sa prétendue crédulité d'une anecdote -, et racontait que,
pendant son séjour en Italie, un de ses amis de Londres
lui avait écrit qu'il venait de le rencontrer dans Hyde-Park.
» L'originalité de son esprit était plus dans l'expression
et le coloris, que dans le fond des idées. De même l'ori-
ginalité de ses superstitions était empruntée à Napoléon, à
Jules-César, à Alfieri, et remise à neuf pour son usage. Il
s'assimilait volontiers tout cequilui convenait chez autrui :
l'égoïsme était le véritable ressort de cette ame concentrée
en elle-même. J'ose dire que la générosité, la philosophie,
la bienveillance, ne lui étaient point naturelles 5 il les avait
embrassées comme un appui et une consolation , après une
jeunesse très-dissipée et quelques expériences assez dures
de la vie et des hommes. Mais cet effort n'avait ni durée , ni
consistance : ce n'était pas le libre développement , l'élan
naïf de son cœur 5 et toujours mécontent de lui-même, il a
fini par chercher des jouissances plus vives et plus en rap-
port avec ses goûts dans la frivolité , le scandale et le
sarcasme.
M On a prétendu découvrir, dans ses poésies, une ten-
dance à l'aliénation mentale : lui-même semblait craindre
ce malheur pour sa vieillesse. Les veilles , l'agitation d'es-
prit , le travail de la composition , pouvaient bien donner
à son sang une impulsion irrégulière et fébrile ^ mais les
mêmes causes produisaient le même effet sur tous les
hommes. Sa constitution nerveuse le rendait plus irritable
et plus maladif et se joignait à sa manière de vivre. Cepen-
dant , sauf les bizarreries de son humeur, je n'ai rien re-
marqué chez lui qui ressemblât à la folie, ou qui parut
l'annoncer. La plupart des hommes ont en eux-mêmes
le germe de la folie , et cette fière raison humaine est
beaucoup moins solide qu'on ne pense. Nous faisons tous
d'assez grandes extravagances ^ si tous les fous qui en
d-O LORD BYn05^
commettent se trouvaient mis au régime, le monde devien-
drait , comme certains philosophes l'affirment , la succur-
sale de Bedlam 5 et qui ne voit que , dans ce cas , la seule
folie serait d'être sage ? »
L'amour de l'argent est un des défauts que M. Hunt
impute au noble poète.
« Il aimait l'argent , avait du plaisir à en recevoir , de
la peine à en donner, de la reconnaissance même pour qui
lui épargnait une légère dépense. Cette avarice, cette cu-
pidité se joignaient à un vice dont les avares se targuent
ordinairement d'être exempts , et qui leur sert d'apolo-
gie ; c'était le débiteur le moins exact du monde : il fal-
lait , pour ^e faire payer, revenir cent fois à la charge.
)) On m'objectera les présens qu'il a faits à ses amis, le
produit des manuscrits qu'il leur a cédés , les dix mille
jiv. sterl. qu'il a données aux Grecs. Je réponds que loulc
cette générosité a été singulièrement exagérée ^ que , par
exemple , le don de dix mille livres sterliugs en faveur des
Grecs, si pompeusement vanté dans tous les journaux de
l'Europe, s'est réduit à un prêt de dix mille livres d'abord,
puis de six mille livres: un jour enfin, dans une de ces sail-
lies de confiance indiscrète qui découvraient tout-à-coup
sa véritable pensée , il me dit : a Je n'en serai pas quitte à
moins de quatre mille livres. )> Je ne sais pas pil^cisément
quel a été en définitive le montant de la somme prêtée 5
mais je sais que lord Byron a pris de très-bonnes hvpothè-
ques , et que le remboursement total a été elTectué , il y a
peu de tems.
w Quant à ses ouvrages , il était fort exact à en toucher le
produit : avide d'argent, il était encore plus avide de gloire,
et savait distribuer les fruits de sa générosité de manière à
augmenter sa renommée sous ce rapport. Une femme qui
l'avait beaucoup connu, et à qui je lisais le commencement
ET QUELQI'ES-UWS DE SES CONTEMPOUAIITS. 2^1
de ces mémoires , me disait : « Si lord Byron avait su que
vous deviez les écrire , il aurait fait tout au monde pour pa-
raître à vos yeux le plus libéral des hommes. »
» Il portait dans les moindres actions de la vie le senti-
ment inquiet de la propriété. Si vous lui prêtiez des livres ,
il ne se faisait aucun scrupule d'en flétrir les pages par des
onglets, et, s'il vous en prétait à son tour, c'était avec la
plus grande peine. Il ne manquait pas d'ailleurs de vous
faire remarquer que le livre était précieux, et d'ajouter
quelque observation désagréable sur le peu de soin avec le-
quel vous aviez, disait-il, traité ceux qu'il vous avait prêtés
précédemment. »
Nous nous abstenons de reproduire le reste de ces pué-
riles accusations. M. Hunt donne plus d'un exemple de
l'esprit aristocratique du noble lord et du prix extrême
qu'il attachait à son titre. On nous saura gré de passer ra-
pidement sur ces faits de peu d'imporlunce. L'auteur parle
en ces termes des lectures habituelles du poète :
« Il préférait à tous les autres genres l'histoire et les
voyages. Bayle et Gibbon étaient souvent entre ses mains ;
ce dernier surtout, écrivain brillant, pompeux, homme
du monde, semblait avoir avec lui plus d'un point de rap-
port. Comme Byron , Gibbon avait aimé les distinctions
aristocratiques , le luxe et la délicatesse : comme Byron , il
s'était montré recherché dans ses habitudes et ses ma-
nières , philosophe , libéral dans ses opinions , tout eu
mettant à un haut prix les distinctions du rang. Tous deux
vécurent dans une retraite voluptueuse qu'ils ont illustrée.
Enfin, malgré son éloquence, Gibbon n'a jamais été ora-
teur du parlement. Je dois ajouter que sa prose est travail-
lée avec autant d'art que la poésie de lord Byron , et que
le cynisme de ses sarcasmes plaisait au bizarre génie créa-
teur de T>07î Juan. D'ailleurs l'érudition et les recherches
de l'historien étaient fort utiles à l'indolence du poète, qui,
an^ LORD BYRON
depuis sa sortie du collège , ne s'était livré à aucune étude
sérieuse.
)) Sa bibliothèque contenait peu de livres et ne se com-
posait guères que des ouvrages modernes qu'il faisait venir
de Londres : « Je n'ai, disait-il, ni les œuvres de Milton ni
celles de Shakspeare , parce que mes ennemis ont pré-
tendu que je copiais ces deux poètes ! » Il affectait de douter
du génie de Shakspeare et de croire que la mode entrait
pour beaucoup dans l'admiration qu'il inspirait. C'était-là
une de ces saillies de gentilhomme dont il croyait avoir
acquis le privilège. La tournure de son esprit l'empêchait
de comprendre le génie de ce grand auteur dramatique -,
il exagérait son opinion , mais le fond en était sincère.
» Il professait pour le grand Spencer le même dédain
que pour Shakspeare. Je le priai un jour de lire , pour
l'acquit de sa conscience , deux chants d'un poème élégia-
que et allégorique , la Reine des Fées , charmante pro-
duction d'un génie pittoresque et tendre. Il me dit qu'il
essaierait d'y prendre goût. Mais le lendemain matin je le
vis revenir , mon premier volume de Spencer à la main ;
il le replaça sur ma croisée , que j'ouvris en demandant
des nouvelles de sa dernière lecture. « Je n'y comprends
rien , me répondit-il. )> Spencer, plongé dans les rêveries
d'un monde idéal et angélique , pouvait-il plaire à l'auteur
du Corsaire, dont les inspirations sombres atteignaient à
l'idéal du crime? Cet homme simple et doux, qui a réuni
dans sa grande composition tout ce que les idées ascétiques
et chevaleresques ont de pur et de touchant, ne ressemblait
en rien à lord Byron.
» D'ailleurs, le goût de lord Byron était moderne et sou-
mis aux influences de la mode. Un vieil auteur négligé ne
lui plaisait pas. Sandys, qui a traduit Ovide avec tant de
facilité et de grâce, mais dont le style est suranné, lui
semblait un mauvais poète \ et dans les nombreuses que-
ET QLELQUES-UNS DE SES COKTEMPORAlKS. 2^3
relies que nous eûmes à ce sujet, il soutenait vigoureu-
sement la supériorité de la traduction de Croxall, moins
fidèle, moins poétique, plus académique et plus froide.
Il se mêlait à ce dégoût pour Sandys quelque chose de
riiabituel égoisme dont toute sa vie était empreinte. La
première fois qu'il vit dans ma bibliothèque VOi^ideàe
Sandys, il s'écria : « Oh ! le vilain livre ! c'est pour moi un
mauvais présage : je le lisais le jour de mes noces. »
)) L'extrême personnalité de Montaigne et son titre de
chevalier de Saint-Michel lui faisaient trouver grâce au-
près de lord Byron. Il aimait et remarquait surtout les
passages où ce grand sceptique bat en ruines les connais-
sances et les croyances. Franklin et Walter-Scott étaient,
après Bayle, Montaigne et Gibbon, ses auteurs favoris. >»
Dans une lettre du poète à son ami M. Shelley , on
trouve les remarques suivantes sur les premières produc-
tions du noble auteur^ sévères jusqu'à Tinjustice, elles se
rattachent au système classique adopté par lord Byron , à la
fin de sa carrière, et ne manquent pas d'un certain fonds
de vérité.
<( La seule nouvelle littéraire qui me soit parvenue, quant
» à mes tragédies, est contraire aux prédictions de votre
» amitié. On dit que la Revue dÈdinbourg les a critiquées
» toutes les trois, comme elle a pu. Je n'ai pas vu l'article.
y> Muray m'écrit d'un style de détresse. Il dit que rien de
» ce que l'on a publié cette année n'a produit la moindre
» impression; et sans doute il comprend dans l'anathème
M ce qu'il a publié pour mon compte. Je vois ce que c'est
» que de jeter des perles devant des pourceaux. Tant que
)) j'ai écrit ces vers exagérés et emphatiques, qui ont cor-
» rompu le goût national , leurs applaudissemens n'avaient
» pas de bornes. Voici trois ans que je compose sérieuse-
M ment et de bonne foi des ouvrages que je voudrais arra-
» cher au gouffre de l'oubli ; et le troupeau tout entier se
XV. 18
2^4 LOP.D BYRON .
» met à grogner, me tourne le dos , et rentre dans sa fange.
» Il est juste d'ailleurs que je sois puni de ma faute -, c'est
» moi qui les ai gâtés. Je leur ai donné le premier exemple
)) de cette manière fausse et ampoulée. Dorénavant, toute
» production réellement classique sera traitée comme mes
» pièces de théâtre viennent de l'être. »
M. Hunt ne donne pas une idée très-haute du goût de
son ami pour les beaux-arts :
(c II n'y entendait rien , et ne se piquait point d'y rien
connaître. Ruhens lui semblait un peintre d'enseignes. Je
ne me souviens d'avoir vu chez lui , en fait d'ouvrages
d'arts , que les portraits de famille qui faisaient partie du
mobilier des maisons qu'il louait , un petit portrait de sa
fille, dont il parlait toujours avec orgueil, et une gravure
représentant Jupiter et Antiope. Pope, avant de parler de
Handel, alla chez Arbuthnot, qu'il consulta sur le mérite
réel ou factice du compositeur. La même chose est arrivée
à Byron , qui , admirateur de Mozart , sur la parole d'un
ami, préférait Rossini à ce grand compositeur. La note de
Don Juan, où il donne à ce dernier une supériorité si mar-
quée, n'est qu'une opinion d'emprunt, contraire à son pro-
pre goût. Il aimait chez Rossini la légèreté , la vivacité,
la nouveauté, une certaine gaîté physique, une rapidité
de mouvement , incompatible avec la profondeur et la mé-
lancolie. Habitué à transformer ses penchans en théorie,
il prétendait que la meilleure musique est gaie. Était-ce
par esprit de contradiction? M. Hazzlilt, qui se connaît
en paradoxes , n'en eût pas créé de plus opposés à l'opinion
commune. Mais Byron n'avait pas seulement envie de faire
de l'effet, ou d'amuser les gens par sa brillante étourderie,
ou de les choquer par quelque singulier caprice 5 souvent
aussi ses paroles les plus légères n'étaient que l'involon-
taire expression d'une individualité très-prononcée et fort
étrange.
ET QlELQUES-rNS DE SES CONTEMPORAINS. 2^5
M Quand il fredonnait, en se levant, en se promenant,
quelques notes interrompues, c'était toujours un fragment
d'un air de Rossini^ il choisissait de préférence ceux dont
l'expression vive allait jusqu'à la pétulance, ceux dont le
caractère de gaîté fougueuse eût convenu à l'Irlandais sau-
vage , au chef de bandits napolitains. Un jour qu'il était de
mauvaise humeur, il s'avisa de soutenir celle thèse : que
l'amour de la musique est le signe certain d'une ame effé-
minée. Le matin même, j'avais, devant lui, essayé quel-
ques airs sur un piano 5 j'étais malade, inquiet et accablé
de chagrins de toute espèce. C'était à moi que s'adressait
évidemment celle attaque, que me lançait l'homme le plus
voluptueux de l'Europe , très-bien portant, riche, couvert
de gloire, enveloppé d'une robe de chambre de soie qu'il
avait revêtue en sortant du bain ^ les doigts chargés de
joyaux, et la chemise rattachée par une torsade d'or et
d'argent. « Sans doute, lui dis-je avec calme, la musique
peut , comme tous les arts , encourager la mollesse de ceux
qui s'y adonnent ; il en est de même de tous les plaisirs.
Mais vous aurez de la peine à persuader au monde qu'Epa-
minondas, Alfred, Marlin Luther, Frédéric le Grand, tous
amateurs de musique , fussent des gens efféminés. » Il ne
répondit rien : je venais de détruire une strophe de son
Doji Juan. »
Voici quelques détails curieux sur ce poème, dont l'ori-
ginalité a excité tant d'étonnement et de censures. On sait
que le noble auteur l'a laissé incomplet.
« Jamais ouvrage ne fut composé plus au hasard. Byron
suivait l'inspiration de son caprice , et ne s'était point tracé
de plan. Il ne savait pas s'il l'élendrail ou l'arrêterait tout
à coup -, encore moins ce qu'il ferait de son héros. Il
avait grande envie de le jeter dans le méthodisme et de le
faire mourir en prêchant : catastrophe qu'il semblait pré-
^
in6 LORD BYRON
voir et craindre pour lui-même. Nous causions souvent
sur ce sujet, et je lui disais avec toute la gravité possible ,
(( Qu'il avait tort de traiter si mal lord Byron et Don Juan :
que, quant à lord Byron , je ne doutais pas qu'il ne fit une
belle mort, précédée d'un délire plein d'enthousiasme: que
Don Juan était un très-bon homme, un très-joli garçon ,
libertin, volage, inconséquent, mais sans noirceur, et qu'il
méritait bien de finir ses jours dans quelque champêtre re-
traite , au milieu de ses enfans et de ses petits-enfans , tout
occupé d'eux, de ses spéculations, de ses rêveries et de
ses souvenirs. » Celte idée lui plut. Mais comme il n'avait
pour muse que son expérience personnelle , et qu'il ne
s'était vu ni ermite, ni mort, il ne termina pas ce poème ,
dont le héros offre d'ailleurs une assez juste image de lord
Byron , dans ses momens de bonhomie , et sous ses rap-
ports les plus favorables. »
Lord Byron, s'il faut en croire M. Hunt, pensait fort
mal de l'Angleterre et des Anglais. Quant au climat , il
l'avait en horreur -, les mœurs, il les détestait-, les hommes,
il les accusait de l'avoir calomnié , déchiré , critiqué , tour-
menté de mille façons. L'hypocrisie morale et religieuse
dont ce pays n'est pas exempt lui inspirait du dégoût.
Le peuple des auteurs l'avait fort maltraité. Le roman de
Glenarvon , écrit contre lui par une dame de haut pa-
rage, n'était pas de nature à le réconcilier avec le beau
sexe britannique. Enfin, l'aristocratie de ses mœurs l'éloi-
gnait du peuple , tandis que le libéralisme de ses idées le
séparait des hautes classes.
<c Je trouverais fort naturel qu'on jugeât sévèrement sa
patrie, si ce jugement était fondé sur l'amour de l'huma-
nité, sur une philanthropie impartiale^ mais, chez lord
Byron , il y avait du dépit et de l'égoisme. Il savait qu'une
masse assez nombreuse d'Anglais lui avaient voué beau-
EX QTJELQUES-t'NS DE SES CO^TEMPORAINS. 2rin
coup de haine ; il croyait que les mêmes personnes avaient
pour idole M. Southey (i). De là sa guerre à mort contre
ce dernier, dont il méprisait souverainement laposlasie
politique ; sentiment d'ailleurs partagé par beaucoup de
gens de lettres. En rompant une lance contre le favori des
tartufes et des sycophantes dont Topinion journalière se
règle sur le soleil de la cour, il crut attaquer à la fois toute
l'armée ennemie. »
M. Hunt donne une idée assez vague des sentimens reli-
gieux de lord Bvron , qui selon nous réunissait le déisme
au scepticisme , comme Montaigne , Gibbon et Franklin ,
ses auteurs de prédilection.
« Le poè'te affecte dans quelques passages de se dire chré-
tien -, dans cent autres , il raille amèrement le christianisme.
Cette contradiction a désorienté les critiques , et Ton a gra-
vement discuté sur sa foi. Elle était nulle : chrétien de nais-
sance , esprit fort par réflexion, il ne savait pas bien lui-
même ce qu'il était ni ce au'il voulait. Son éducation avait
été sévère et religieuse j sa jeunesse dissipée 5 les livres ma-
térialistes ou sceptiques qu'il avait lus avaient combattu et
détruit ses premiers principes. Souvent il parlait fort libre-
ment de tout ce qu'un chrétien respecte ; et ses doules al-
laient aussi loin que possible. Cependant si l'on entend par
christianisme le désir et l espoir d'une charité , d'une li-
berté universelles , il avait quelques droits à ce beau titre.
Quant aux croyances, il les traitait comme a fait ^ oltaire,
et l on connaît ces vers scandaleux de Don Juan, où, pour
se moquer de M. Wordsworth (2) , qui avait nommé Dieu
le Père des batailles, il s'écrie : « Dans ce cas-là le meurtre
» est le frère de Jésus-Christ ! »
Finissons , par quelques anecdotes , cet extrait rapide de
l'ouvrage fort amusant de M. Hunt.
(i) Voyez une notice sur ce grand poète dans notre 19^ nume'ry.
(2; Voyez une notice sur ^Vords\vorll^ dans le aSe numéro.
2^8 LORD BYHON
« Je passai quelques mois à Albano , plongé dans une
amère tristesse. Souvent j'allais me promener dans les al-
lées rocailleuses qui environnent cette ville. Je pensais au
funeste sort de M. Shelley. Quoique je fusse moins lié avec
lord Byron qu'auparavant, je le voyais assez fréquemment,
et nous étions bien , comme on dit. Il savait ce que je pen-
sais 5 je le disais tout haut. Je devinais ce qu'il pensait ,
car, à travers les circonlocutions de sa parole , je m'étais
habitué à en pénétrer le sens. Il avait une manière qui n'é-
tait qu'à lui de vous combler d'égards et de vous accabler
d'ironie : vous humiliant , vous blessant , insinuant les
choses les plus dures , les plus cruelles , les plus amères j
puis cherchant à tout effacer d'un mot , et protestant que
ce qu'il avait dit n'avait point d'application réelle, et qu'on
aurait grand tort de le prendre pour soi.
)) Placés, vis-à-vis l'un de l'autre, dans une posi-
tion embarrassante, nous faisions de notre mieux powr ban-
nir, { ar des conversations indifférentes , le sentiment pé-
nible qui nous était commun. Nous parlions à peu près de
tout, excepté de ce qui nous occupait, et nous plaisantions
beaucoup. Comme nous ne nous accordions presque sur
rien, celait un inépuisable sujet de railleiie j et le plus sin-
gulier de l'affaire, c'était que le seul livre auquel nous accor-
dassions tous deux, sinon un mérite réel, au moins celui
de nous amuser, était un très-mauvais ouvrage, la Fie de
SaniuelJohnson, par Boswcll. Dès que je le voyais de mau-
vaise humeur, je parlais de Johnson, et le docteur réta-
blissait entre nous l'harmonie. Un jour, en se promenant
avec moi dans les jardins de la Casa Saluzzi , il me de-
manda (juelle impression m'auraient faite la présence et la
figure de Samuel Johnson : je lui répondis que cela était
fort difficile à dire j que, du tcms de Johnson, mes idées
et mon caractère n'auraient pas été les mêmes 5 et que
Johnson, de mon tems, n'aurait eu ni les mêmes habitudes
ET QUELQUES-UNS DE SES CONTEMl'OllAIKS. IJC)
ni le même aspect. « Cependant, ajoutai-je, si je me repré-
sentais le Samuel Johnson de 1 histoire vis-à-vis de moi, il
me semble que sa solennité exciterait mon ironie , et que
son impérieux pédantisme éveillerait mon esprit de contra-
diction et de paradoxe.
» — Pour moi , reprit lord Byron , j'avoue que son pro-
fond respect pour les lords m'embarrasserait beaucoup. »
Rien de plus vrai que cette réponse 5 je me figure la révé-
rence du docteur, jusqu'à terre 5 et le noble lord, étonné
de tant d'honneurs , recevant cet hommage comme une
dette , et fort embarrassé d'y répondre.
» Après le suicide de lord Castlereagh, et lorsque cet évé-
nement faisait le sujet de toutes les conversations, nous
lûmes dans les papiers publics que le ministre , avant de
commettre cet acte de désespoir, avait déjeuné comme à
l'ordinaire , au milieu de sa famille , avec du thé et des
tartines de pain et de beurre. « 11 est impossible, dis-je à
ce propos, de déterminer jusqu'à quel point la confection
d'une tartine de pain et de beurre est capable d'influer sur
l'ame, sur l'estomac , sur le foie, sur la xie d'un homme.
C'est fort peu de chose, sans doute ; mais notre existence
est fragile, et les sensations que reçoivent les houppes
nerveuses servant à la digestion décident de notre hu-
meur ; rien n'est plus démontré. Je soutiendrai, quand on
voudra , qu'une tartine peut nous rendre mélancoliques,
splénétiques, suicides. » Lord Byron fut de mon avis, ce
qui ne lui arrivait guère 5 et , s'emparant de mon texte ^ il
soutint que les causes du suicide , en général fort mal ap-
préciées , étaient souvent plus physiques que morales.
» Son régime diététique était , comme le reste de sa vie,
l'œuvre du caprice. Il était gourmand, sobre, délicat, par
accès irréguliers et d'une semaine à l'autre. Sur la fin de
ses jours , il mangeait trop pour un homme (Iliu tempé-
rament irritable, nerveux et faible. C'était le résultat
aSo LORD 1JYK02«"
d'une longue et sévère abstinence^ à laquelle il s'était sou-
mis pour corriger l'embonpoint dont j'ai parlé. Après trois
mois de pénitence, je le vis, un matin, sortir de son ca-
binet d'un air de triomphe. « Voyez un peu, s'écria-t-il ,
en boutonnant et croisant son habit ^ voyez ce que j'ai ga-
gné depuis trois mois. Vous souvenez-vous du tems où je
ne pouvais point fermer cet habit ? »
» Il lui arrivait, de tems à autre, de payer, par un
excès de table , les arrérages de sa continence habituelle
sous ce rapport. Il dévorait tout ce qui se présentait, et les
mets les plus contraires à sa santé ne l'effrayaient pas. Le
lendemain, il tombait malade. Un jour, il s'avisa de faire
venir de Paris un de ces pâtés en caisse , qui répandent au
loin l'indigestion. A peine eut-U goûté ce fatal pâté, qu'il se
sentit indisposé. Le lendemain, il en envoya les sept hui-
tièmes à un ambassadeur étranger, avec un billet qui vou-
lait à peu près dire : « Lord Byron fait mille complimens à
Son Excellence, et lui envoie un pâté qui a vu le monde. »
Si ce n'étaient les paroles expresses , c'en était le sens.
J'espère , pour la santé de cette Excellence , que quelque
expérience préliminaire lui avait déjà fait connaître les ré-
sullatsde ce poison funeste.
» Lord Byron entre deux vins (et ce fait prouve en sa
faveur ) était beaucoup plus aimable qu'à l'ordinaire. Un
jour, je m'invitai à dîner chez lui : ce fut la seule fois ^ et
je l'avertis que je comptais enivrer son génie et lui tenir
tète. Il me résista, et l'eau traîtresse qu'il mêlait à son vin
lui conserva son bon sens, en dépit de mes efforts. Je crois
qu'il redoutait un moment d'abandon , où j'eusse aisément
obtenu une chose juste et honorable pour lui, que, depuis
long-lems , je réclamais en vain. Cependant, il m'est arrivé
de le voir, non dans l'ivresse, mais dans cet état de demi-
raison , où le caractère humain se dévoile. Alors il élait
tendre, non morose, ni pleureur. Une sensibilité qui lui
ET QUELQL'ES-tJrJS DE SES CONTEMPORAINS. 28 I
était peu commune semblait l'animer. Il me témoignait
une prédilection réelle qui semblait très-vraie -, il ne voulait
plus me quitter, m'ouvrait son ame sans réserve, me la mon-
trait généreuse et fière : c'était le véritable lord Byron. Ah !
que n'eussé-je pas donné pour le retrouver toujours ainsi ?
mais la nuit se passait; et le lendemain, sa connaissance
intime des mauvais replis de l'ame humaine prenant le des-
sus, je revoyais avec douleur la misanthropie, le sarcasme
et l'ironie remplacer ces heureuses dispositions et ce bon
naturel que le monde a flétris.
» Dans ces rares momens , il lui arrivait quelquefois de
parodier quelque ministre , poète ou orateur connu ; c'é-
tait une caricature chargée , mais plaisante. H imitait la
voix , j'imitais les gestes; ce double effort composait notre
parodie. Potier ou Mathews se seraient moqués de nous, et
nous nous moquions de nous-mêmes. Jamais il ne réussit
mieux qu'en contrefaisant Samuel Johnson , les bras croi-
sés, enfoncé dans son fauteuil, la tète haute, les lèvres
avancées, jetant autour de lui un regard inquisitif et do-
minateur , et prononçant lentement : Eh hîen , monsieur l
1) Il ressemblait assez à Rochester , le fat de la cour de
Charles II , et M. Hazzlitt a rencontré fort juste, quand il
Ta novamé fat sublime ( i ) . Rien ne lui plaisait davantage que
de prouver bien ou mal les points de rapport qu'il avait
avec Napoléon , et son mariage avec lady Noël lui ayant
donné le droit de signer N. B. , il répétait souvent : « Nous
ne sommes que deux, Bonaparte et moi, qui ayons les
mêmes initiales. >>
Terminons ces extraits. Le reste du livre de M. Hunl
se compose de portraits, d'anecdotes, de singularités ra-
contées avec esprit. A-t-il suffisamment approfondi le ta-
lent de lord Byron et reconnu dans son caractère la trace
(i) Voyez, la belle notice de M. Hazzlitt sur lord Byron, insérée dans
notre 18e numéro.
2Î52 DOUZIEME LETTRE
des contradictions de ce génie grand et bizarre ? N'a-t-il pas
vu quelquefois les défauts et les qualités de son illustre
ami à travers ses propres préjugés, et ses travers indivi-
duels ? Pour nous , nous sommes disposés à pardonner quel-
que chose aux hommes de génie 5 leurs faiblesses nous sem-
blent disparaître dans les grands exemples et les nobles
leçons qu'ils lèguent à l'humanité.
( New Monilily Magazine.)
DOUZIÈME LETTRE SUR l'oRIENT (i).
CHYPRE. —RHODES.
Nous nous embarquâmes àBeyrouth pour l'île de Chypre,
sur une barque chargée de marchandises et de passagers.
Le trajet ne devait être que de vingt -quatre heures , et
nous passâmes quatre nuits et cinq jours dans ce misérable
bâtiment , qui n'avait pour cabine qu'un méchant trou où
une personne tout au plus aurait pu se tapir : encore était-il
occupé par un ballot. Il faisait horriblement chaud, et
l'eau nous manquait. La situation des femmes et des enfans
était vraiment désolante. Surpris par un calme plat en vue
de l'île , nous expédiâmes à terre un canot qui nous rap-
])orta une provision d'eau suffisante. Je laisse à penser
quelle était la joie de la foule, et comme elle se disputait
le précieux liquide.
Enfin nous prîmes terre au port de Larnica. M. Van-
(i) Voyet les lettres précctlcnte» dans Ici aumcins 7, 8, lo, i3, i.j, iS ,
•jo, 23, a3, 24 <^' ^7-
SUR l'oKIENT. 283
diziani, consul anglais, appartenant à la nation grecque,
pour lequel j'avais des lettres de recommandation, nous
offrit de la meilleure grâce sa table servie à l'anglaise , et
un de ses appartemens, d'où la vue s'étendait fort loin. Il
était veuf, père de cinq jolis enfans, au milieu desquels s'é-
coulait doucement sa vie , dans le calme heureux des soins
domestiques.
Larnica , résidence de tous les consuls européens dans
l'île de Chypre , est située sous un climat brûlant et mal-
sain 5 les alentours sont arides, et , à l'exception de quel-
ques massifs de verdure qui indiquent des jardins, le sol
est totalement privé d'ombrages , et dévoré par la chaleur.
Elle est insupportable dans les rues durant les deux tiers
de la journée. Par bonheur, notre habitation était à l'abri
du soleil.
L'île jouissait, à cette époque, d'une tranquillité trom-
peuse. Les massacres des Grecs n'étaient que suspendus ,
pour recommencer avec plus de fureur. Je voyais tous les
jours , à la table du consul , une famille grecque à laquelle
il donnait généreusement asile j elle se composait d'une
jeune veuve , de son fils aîné , dans l'âge de l'adolescence,
et de trois autres enfans. Le père, riche boyard grec , avait
été égorgé , et tous ses biens confisqués. Cette pauvre dame
demandait avec une extrême anxiété des nouvelles de la
guerre 5 elle désirait savoir surtout si les Anglais prêteraient
assistance à sa malheureuse patrie. On connaît la sauvage
brutalité du gouvernement de l'île 5 les moines , les plus
infortunés des Grecs dans ces déplorables circonstances,
tremblaient constamment sur le sort de leurs monastères,
et tandis que les uns attendaient la mort en silence, les
autres s'armaient pour vendre chèrement leur vie. Avant
notre arrivée, plusieurs prêtres avaient été égorgés, et un
soir que nous étions tranquillement assis sous le vestibule
284 DOUZIÈME LETTRE
de la maison du consul , nous vîmes un malheureux Grec
immolé sur notre porte par un soldat turc.
Le pacha d'Egypte , sous la protection duquel le sultan
avait placé l'île de Chypre, avait envoyé un corps de deux
mille hommes pour prévenir tout soulèvement. Ces troupes,
n'étant pas payées, se révoltèrent, et formèrent le projet
de marcher sur l'arsenal , d'y pénétrer à la faveur de la
nuit , de s" emparer des vaisseaux qui se trouvaient dans
le port , et de se rembarquer pour l'Egypte. Celte nouvelle,
reçue dans la soirée , frappa la ville de consternation -, on
s'attendait à un pillage général. Le consul d'Autriche se
rendit à bord d'un bâtiment avec sa famille et ses effets les
plus précieux. Quant à celui d'Angleterre, il ne craignait
que pour le sort de ses enfans. Il songea sérieusement à
faire tète à l'orage; et , à cet effet, après avoir barricadé
ses portes, il posta ses gens bien armés dans l'étage su-
périeur de sa maison , dont les croisées donnaient sur la
rue. Nous nous joignîmes à eux , bien convaincus que les
Turcs n'essuieraient pas le feu d'une position aussi forte
que la nôtre \ aussi la petite garnison de M. Vandiziani ,
quoique composée d'une douzaine d'hommes, ne paraissait-
elle nullement intimidée.
L'alarme redoubla surtout chez les femmes , quand on
annonça que l'ennemi n'était qu'à quelques milles de la
ville , mais plusieurs heures s'écoulèrent sans qu'on le vît
paraître , et le lendemain on apprit qu'il avait changé de
route et était arrivé à Famagouste, où il avait commis
plusieurs excès -, mais les chefs avaient calmé leurs soldats
en leur promettant qu'ils seraient payés.
Dansle cours del'insurrection, plusieurs Grecs deChyprc
s'étaient faits musulmans pour sauver leur tète. L un d'eux ,
riche marchand, d'une extrême corpulence, que nous
vîmes souvent chez le consul , nous avoua ingénument qu'il
SUR l'orient. 285
se trouvait dans ce cas. Il parlait contre le Coran et ses
absurdes préceptes, qui le forçaient de jeûner soir et ma-
tin , chose très-antipathique avec sa constitution ( nous
étions dans les fêtes de Ramadan). « Croiriez-vous, nous
disait-il, que soixante-trois fois par jour, moi, dont la ro-
tondité vous épouvante , j'ai été obligé de me prosterner la
face tournée vers la Mecque , et de plonger mon front dans
la poussière PMaudit soit le prophète avec son paradis -, quel
plaisir pourrai-je y goûter quand la faim me talonnera ? »
Mais les vrais croyans étaient pour lui des argus dont
l'inquiète surveillance le forçait d'affecter un extérieur
grave et composé , et de se priver de plaisirs qu'il recher-
chait encore plus que ceux de la bonne chère, car notre
apostat était un franc libertin.
Une autre famille grecque était dans une situation plus
intéressante. Ou lui avait accordé quelques jours pour se
décider à embrasser l'islamisme , ou à périr , et le délai fatal
allait expirer. Le mari avait consenti à se faire musi{lman|,
et cherchait à entraîner sa famille dans son apostasie -, mais
son épouse restait inébranlable dans la résolution de
mourir fidèle à la foi de ses pères , montrant en cela un
héroïsme dont trop souvent, dans cette guerre, les femmes
ont offert sans succès l'exemple à leurs maris.
L'île de Chypre, à raison de son voisinage de l'Egypte,
du départ de presque tous les Grecs distingués par leurs
richesses ou leurs talens , et de la faiblesse de ceux qui
restaient , réduite à céder sans résistance à la férocité de
ses oppresseurs, se trouvait dans une situation plus mal-
heureuse que toutes celles de l'Archipel. Cependant les
troupes turques , dispersées à cette époque dans toute l'é-
tendue de l'île, étaient très-faibles, et il eût suffi d'un
débarquement, sur un point, d'une poignée de Grecs dé-
terminés à vaincre ou à périr, pour l'affranchir, au moins
jusqu'à nouvel ordre. Notre cœur saignait de voir celte
286 DOUZIÈME LETTIIE
île magnifique ravagée , ses châteaux et ses jardins dévastés ,
et ceux de leurs propriétaires qui avaient survécu forcés
de tendre la main-, de voir enfin des femmes nées au sein
de la richesse , errant sans famille et sans appui. Les plus
belles terres se vendaient pour des bagatelles , et j'ai vu
abandonner pour trois à quatre cents liv. st. , un superbe
château et un domaine comprenant un village.
Le consul nous donna, pour nous accompagner dans
l'intérieur de l'île, son secrétaire et un de ses domestiques.
Nous étions neuf, y compris un janissaire et son valet. Le
Turc était un assez bon diable , fort disposé à régler sur
nous tous ses mouvemens.
Deux heures après notre départ , nous nous arrêtâmes
au pied d'une fontaine ombragée d'un groupe d'arbres ,
au milieu d'une plaine aride. Le soir, nous fûmes fort
bien reçus dans un hameau grec où nous passâmes la nuit,
et , au point du jour , nous remontâmes à cheval , après
avoir pris, dans la cour de l'habitation, du café au lait dé-
licieux. Le îems était superbe et le ciel si pur, que les
montagnes les plus éloignées se dessinaient parfaitement à
l'horizon ; nous cheminions sur une plaine plus verdoyante
que celle que nous avions traversée la veille, et après
quelques heures de marche , nous arrivâmes à un châ-
teau qui avait appartenu à un Grec très-riche. Il offrait
le plus triste tableau. Il était désert, et l'ameublement
dévasté ou détruit. Un ruisseau serpentait dans le jardin -,
nous nous assîmes sur ses bords, sous un bouquet d'ar-
bres , et un paysan , que nous trouvâmes dans la maison ,
et qui probablement appartenait à un village voisin , vint
nous offrir des rafraîchissemens-, il nous apprit que le pro-
priétaire avait été massacré par les Turcs, et que sa veuve
et ses en fans en bas âge languissaient dans la misère et dans
l'élat de domesticité.
De ce lieu isolé, nous cheminâmes vers le poétique vallon
I
SUR L ORIENT. 28t
de Cylhère, dont les gracieux ombrages vinrent bientôt
distraire nos regards 5 un prêtre grec nous y reçut dans une
habitation pittoresque, donnant sur un joli jardin garni de
beaux orangers et de limoniers chargés de fruits magni-
fiques. Ce bon père , qui paraissait jouir d'une certaine ai-
sance , nous reçut affectueusement au milieu de sa famille,
et nous fit les honneurs d'une chèvre, qui, préparée en
plusieurs ragoûts, composa tout notre dîner.
Le village de Cythère se compose de plusieurs chaumières
isolées dont chacune a son jardin et son petit ruisseau.
Telle est l'abondance des cours d'eau, dans cet endroit,
qu'on dirait que chaque maison a le sien. La campagne y
est couverte d'oi angers , de limoniers et de mûriers 5 aussi
la récolte de la soie y est-elle considérable. Non loin de
l'habitation du prêtre grec , était la maison d'un boyard 5
cette maison , par le luxe et la fraîcheur de ses jardins ,
nous invitait à y fixer notre séjour. Le propriétaire avait
été égorgé, et toute sa famille traînée en esclavage. Les
Turcs auraient vendu cette propriété à très bon compte et
un Anglais aurait pu y vivre en sûreté.
Après avoir visité, dans l'après-midi, les plus jolies ha-
bitations du village, nous fîmes une excursion dans les
montagnes qui l'entourent, et dont les pics se dessinent ir-
régulièrement de la manière la plus pittoresque au soleil
couchant^ nous atteignîmes, à l'ouest, le sommet d'une
de ces montagnes , d'où l'on a une vue magnifique de la
mer, du rivage et des côtes escarpées de la Caramanie.
Nous ne songeâmes à la retraite que quand le crépuscule
eut effacé ce magnifique horizon, et nous rentrâmes chez
notre hôte , où nous attendait, sous les orangers, la limo-
nade la plus délicieuse qui ait jamais élanché la soif d'un
voyageur. Nous choisîmes un lit de gazon, et Morphée
ne tarda pas à fermer nos yeux , en secouant sur nous ,
au lieu de ses éternels paA'ots , les pétales embaumés de la
2 00 DOUZIÈME LETTRE
fleur d'orange. Le lendemain, nous prîmes congé du bon
prêtre , avec un attendrissement qui ne fut que trop bien
justifié quelques jours après -, nous apprîmes en effet qu'il
avait été victime de la férocité musulmane.
En continuant notre route dans les montagnes , nous
arrivâmes, au bout de quelques heures, au monastère
de Saint-Chrysostôme , suspendu sur un pente rapide ,
flanqué de roches des deux côtés, mais dominant sur le
levant une grande plaine, au milieu de laquelle est la
ville de Nicosie. Ce couvent, très-ancien et très-vaste , ne
possède que douze moines. L'église, pavée en marbre, est
décorée de tableaux de saints qu'on dirait appartenir à la
même famille, car le peintre les a faits tous ressemblans.
Ce monastère, jadis célèbre, est très-pauvre aujourd'hui. Il
a été fondé , il v a plusieurs siècles, par une dame des plus
riches de l'île 5 on voit sous le portique de l'église son
tombeau éclairé par une lampe qui brûle perpétuelle-
ment. Deux de ses femmes à qui elle était fort attachée
gisent auprès d'elle dans le même caveau , conformément
à ses dernières volontés.
Dans le jardin du monastère, on remarque plusieurs cy-
près d'une' prodigieuse élévation , et une fontaine y forme,
en tombant de roche en roche , une cascade majestueuse.
Au-dessus des bâtimens, et sur le penchant du précipice
formé par la montagne qui les domine , se dessinent
les ruines colossales d'un château que sa position devait
rendre inattaquable. C'était une forteresse élevée contre
les incursions des Templiers , à l'époque où ils possédaient
l'île de Chypre. On y arrive par un sentier escarpé qui
serpente le long des rochers ^ mais lorsqu'on a atteint le
sommet, on est complètement dédommagé de la fatigue
qu'on éprouve à le gravir. Une longue file de cellules rui-
nées, divisées par des murs d'une épaisseur énorme, se
déploie sur la crèle de ces rochers noirâtres. De Jà la
StJR L ORIENT. 289
vue s'étend sur presque toute l'île , sur la plaine immense
qui la traverse , sur les montagnes qui la bordent , sur
les vagues qui mugissent à leurs pieds , et sur les côtes
d'Asie.
A Nicosie , nous fûmes accueillis avec la plus touchante
cordialité par l'archevêque de l'île , Cyprien , vénérable
vieillard qui, peu de jours après notre départ, obtint la
palme du martyre. Il nous procura une jolie maison , avec
jardin ; mais durant le peu de jours que nous passâmes
dans cette ville, nous dînions et soupions régulièrement
à son palais, d'où il nous ramenait à notre habitation , à la
tête de son chapitre. Ce prélat nous montrait une affabilité
et des attentions excessives , au moment où il devait être
le plus alarmé sur son sort et sur celui de son clergé. Quelle
situation était en effet plus déplorable que la sienne ! Élu par
les habitans de l'île, agréé par le sultan , il possédait jadis
une influence supérieure à celle du gouverneur, mais dont
la révolution l'avait dépouillé. Témoin des massacres et
des brigandages exercés sur son troupeau, il lui fallut dé-
vorer son indignation et sa douleur. Placé constamment
sous l'œil inquiet des féroces oppresseurs de sa patrie, il
ne pouvait se rendre utile aux malheureux Grecs qui im-
ploraient son assistance , que par des secours clandestins ,
et, sous ce rapport, sa charité se montrait inépuisable.
Mais, en ce moment, sa propre sûreté était violemment
menacée -, insulté tous les jours par la soldatesque : « Ma
mort n'est pas éloignée, nous disait-il-, je sais qu'on ne
cherche qu'un prétexte pour se défaire de moi. » L'in-
fortuné ne se trompait pas. Un soir, à souper, un de ses
gens lui annonça un message du gouverneur. Nous le sui-
vîmes dans la salle où le janissaire l'attendait ; il lui remit
une dépêche qu'il accompagna des expressions les plus ou-
trageantes. L'archevêque, ne pouvant contenir son indi-
gnation , répondit avec chaleur qu'il n'obéirait jamais. Le
XV. 19
igO DOt'ZIEME LETTRE
janissaire partit, et nous rctournùmcs à table. A notre as-
pect, je vis la terreur empreinte sur les traits des ecclé-
siastiques nos convives. Cyprien fit de vains efforts pour
les rassurer ; tout trahissait sa profonde émotion . En re-
traçant la barbarie ottomane, une noble énergie se peignait
sur sa figure -, il protesta de sa détermination à ne plus se
soumettre à tant d'outrages, et encouragea ses auditeurs à
supporter dignement les nouvelles épreuves que la Provi-
dence réservait à leur courage. Je n'ai rien entendu de
plus éloquent que Talloculion de ce digne prélat : nul ne
songea à l'interrompre ^ on eût dit les derniers adieux d'un
père à ses enfans. 11 savait trop bien qu'à 1 instant même
où son ame intrépide et généreuse cesserait de les proléger,
ils tomberaient tous, comme la colombe' timide, dans les
serres sanglantes du vautour. L'attention respectueuse des
ecclésiastiques, la contenance imposante de leur chef, sa
barbe blanche flottant sur sa poitrine , ses regards animés
d'un feu céleste, offraient un tableau que je n'oublierai
de ma vie.
Non moins recommandable par ses lumières et sa piété
que par son courage inébranlable, Cyprien était à Chypre
le dernier point de ralliement des malheureux Grecs; sa
fermeté à les défendre auprès des autorités turques pesait
depuis long-tems à ces suppôts de tyrannie. Il ne parlait
jamais, sans fondre en larmes, des massacres commis dans
son bercail , et quand nous lui demandions comment , au
milieu de tant de dangers, il ne cherchait pas son salut
dans la fuite : « Je resterai, répondait-il , pour offrir à mes
frères toute la protection que je puis leur donner, ou pour
mourir avec eux. »
La position de Nicosie, au milieu d'une vaste plaine,
y rend la chaleur accablante; les maisons y sont presque
toutes construites dans le style vénitien ; aussi ne jouit-on
pas, dans les rues, de l'ombre et de la fraîcheur qu'on
StR L ORIENT. 2g l
trouve dans les autres villes du Lcvaut , où les habitations
d'architecture arabe projettent au dehors leurs persiennes
en forme de tentes. Nicosie est entourée d'une forte mu-
raille, et possède trois portes élégantes.
Un jour nous visitâmes, avec l'autorisation du gouver-
neur , la superbe mosquée de la ville. C'était d'abord une
église, sous l'invocation de sainte Sophie, bâtie en style
gothique par les Vénitiens. Lorsque les Turcs s'emparèrent
de Nicosie, clans le quinzième siècle , ils détruisirent dans
l'église de Sainte- Sophie tous les vestiges du culte catholi-
que \ mais il a été impossible de lui donner l'apparence
d'une mosquée. La chaire de l'Lnan occupe la place du
maître-autel , et les murs sont couverts d'inscriptions en
lettres d'or, extraites du Coran. Au moment de notre
visite, riman , assis sur une estrade , expliquait avec force,
au petit nombre d'auditeurs qui l'écoutaient respectueuse-
ment, quelques passages du livre sacré, dont chacun
d'eux tenait un exemplaire à la main. L'aspect de ce ma-
jestueux édifice offre une leçon mémorable de l'instabilité
des choses humaines. Les anciens rois de Chypre étaient
couronnés et inhumés dans son enceinte : là repose aussi
la dépouille mortelle des guerriers, et de plusieurs séna-
teurs vénitiens, et aujourd'hui les Musulmans invoquent
le prophète sur le tombeau de ceux qui ont cent fois bravé
la mort en haine de son nom.
Le palais du gouvernement , meublé d'une manière
somptueuse , est situé sur la place où venaient d'être mas-
sacrés presque tous les Grecs , nobles ou marchands. Le
gouverneur leur donna avis qu'il avait reçu de Cons-
tantinople un fîrman qui leur garantissait non -seule-
ment toute sûreté et protection , mais qui leur assurait
encore certains privilèges, et les invita à venir dans son
palais en entendre la lecture. Presque tous les Grecs de
distinction se rendirent à son invitation, et, à l'heure 6xée,
ag^ DOUZIÈME LETTRE
on les parqua dans la salle cV audience , d'où un sbire les
conduisit, l'un après l'autre, sur la place. A peine eurent-
ils passé le seuil du palais , que le sabre du bourreau leur
révéla l'atroce perfidie dont ils étaient les victimes. Ce der-
nier était l'Esclavon qui nous avait servi de guide pour
aller à la mosquée ; ce monstre nous fit frissonner d hor-
reur eu osant nous vanter sa dextérité à abattre les têtes
d'un seul coup. Les malheureux Grecs, le croirait-on?
succombèrent sans proférer un murmure. Leurs propriétés
furent à l'instant confisquées , et leurs familles réduites à
la misère la plus profonde. L'archevêque, en nous racon-
tant cette catastrophe, ajoutait que le féroce Esclavon osa
lui demander une récompense pour avoir ôté la vie àses
^compatriotes sans les faire souffrir.
Les femmes de Chypre sont loin de posséder cette beauté
qui les rendit si célèbres dans l'antiquité. Leurs traits ont
bien encore le caractère grec, mais l'élégance, Tharmonie,
la suavité des formes ne se montrent plus chez elles. D'ail-
leurs, il ne faut pas juger de la beauté des femmes de la
Grèce antique , par les chefs-d'œuvre de sculpture qu'elle
nous a légués. Le sculpteur se compose un beau idéal des
beautés de détails éparses sur une foule d'individus ; les
éloges prodigués par les poètes aux femmes vraiment di-
gnes de servir de modèles sous ce rapport prouvent que
le nombre en était bien petit. Le patriotisme exclusif des
Grecs s'opposait à ce que, dans chaque république, on per-
pétuât la beauté des femmes par le croisement des races ,
ainsi que l'ont fait les Turcs. On sait que ces derniers peu-
plent leurs harems des plus belles femmes que puissent
leur fournir les diverses contrées du voisinage, et que le
sang des Grecques et des Circassiennes contribue, en se
mêlant au sang ottoman dans les veines de, leurs enfans ,
A en faire la plus belle race d'hommes qu'il y ait au monde.
Le gouverneur daigna , à son retour, nous accorder une
SVK l'oRIEPCT. 2f)3
audience. Nous le trouvâmes à demi couché sur des cous-
sins, au fond d'une petite salle rafraîchie par une fontaine.
Dénué de cette dignité qu'on remarque chez les Turcs de
distinction, il avait , dans ses traits, quelque chose de fa-
rouche et de sauvage qui nous glaça d'effroi. Il nous parla
en termes outrageans du vénérable Cyprien', et lança l'a-
nathème sur un couvent grec , habité par quelques pauvres
moines, et situé sur les bords de la mer, à quelques lieues
de la ville. « Ce sera , dit-il , un excellent poste pour mes
soldats, et les chiens ne le posséderont pas long-tems. »
Pendant notre séjour à Nicosie , une escouade turque y
pénétra, maltraita un ou deux de ces bons pères, et fit
main basse sur tout ce qu'elle put enlever. Peu de tems après
notre départ , les troupes du gouverneur s'emparèrent du
monastère et en égorgèrent les paisibles habitans. Le lan-
gage du gouverneur , pendant notre entrevue , était celui
d'une béte féroce plutôt que d'un homme. On eût dit un
tigre épiant sa proie.
Le chef des troupes égyptiennes , envoyé par Mohamet-
Ali pour s'assurer de l'île de Chvpre , reçut également
notre visite. Il nous accueillit, entouré de son état-major,
dans un kiosque élégant, placé au centre de son jardin, et
dont un massif d'arbres entretenait la fraîcheur. C'était un
vieillard dont la posture et la phvsionomie immobiles attes-
taient la mollesse. Après nous avoir offert de magnifiques
chibouques , il causa librement avec nous, et nous demanda
s'il ne faisait pas plus chaud en Angleterre qu'à Chypre.
A notre retour chez l'archevêque, nous fûmes témoins
d'un spectacle de gladiateurs. Deux montagnards , d'une
physionomie sauvage , armés d'une épée et d'un bouclier
semblable à celui des anciens montagnards d'Ecosse , si-
mulèrent , pendant une heure , un combat à outrance.
L'église du monastère grec de Nicosie possède , entre
autres riches décorations, une petite figure représentant
2g4 DOrziÈME LETTRE
la Sainle-Vierge, et presqu'enlièrement couveile de pier-
res précieuses. Ces moines ont une vcnéralion extrême ponr
celte image 5 l'un d'eux qui nous la montrait, en s'exla-
siantsur son pouvoir miraculeux , jela de hauts cris, en
entendant l'un des Grecs de notre suite reprocher à ce su-
jet, à ses compatriotes , leur penchant à l'idolâtrie.
Rien, dans le cours de mes voyages , ne m'a plus vive-
ment ému que les adieux que nous fit l'excellent et coura-
geux archevêque dont l'heure suprême s'approchait. Il
nous donna sa hénédiction , et nous pria , les larmes aux
yeux, de rappeler à notre mémoire et de retracer à nos
concitoyens les détails de sa déplorable situation. Il pa-
raissait soupirer après la vie immortelle réservée aux mar-
tyrs. Sous ses yeux , plusieurs de ses prêtres avaient subi
la mort, d'autres avaient été jetés dans des cachots et pil-
lés par les Turcs -, le reste était tous les jours en butte à
toutes sortes d'outrages et de persécutions. Le fils du der"
nier vicaire du diocèse, Léondias, fut arrêté et mis à la
torture , afin qu'il révélât l'asile où le neveu de l'arche-
vêque se tenait caché. Ce dernier, nommé Thésée, ayant
trompé la surveillance des soldats envoyés pour l'arrêter,
s'était enfui de Nicosie, et avait cherché un refuge dans
les parties les plus inaccessibles de l'île. Léondias, ne pou-
vant ou ne voulant donner aucun renseignement sur l'asile
de Thésée, expira dans les plus horribles souffrances.
Peu de tems après, le perfide gouverneur invita Cyprieu
à réunir les principaux ecclésiastiques de son diocèse , et à
se rendre à son palais, pour y recevoir des avis qui inté-
ressaient particulièrement leur svireté, A cette nouvelle ,
ces malheureux prêtres conçurent de sinistres soupçons 5
mais comment se refuser à ce fatal rendez-vous .^Les bandes
du pacha d'I^gyple couvraient le l)ays. Une lueur d'espoir
vint un instant les consoler j ils pensèrent qu'en offrant îiu
gouvernement tout ce qui leur restait de propriétés, ils sa-
StU L ORIEIST. 200
lisfcraient sa cupidité et apaiseraient sa fureur. Le len-
demain , l'archevêque et ses prêtres se rassemblèrent de-
vant son j)alais, sur la grande place dcISicosie. A l'instant,
le féroce Musulman, qui avait placé des gardes à toutes les
portes et à tous les passages par où l'on pouvait s'échapper,
donne le signal du massacre. Cyprien montra, dans ce
moment suprême , un courage et une dignité admirables ^
il demanda au gouverneur quel crime avait mérité à ces
infortunés un sort si affreux -, il retraça les spoliations et
les avanies qu'ils avaient souffertes, proclama hautement
leur innocence, et dit que, s'il fallait du sang pour assou-
vir la cruauté du gouverneur, il s'offrait en holocauste à la
place de son clergé. Le barbare ne répondit à son dévoue-
ment que par des outrages^ ajoutant l'ironie à l'insulte, il
osa lui faire subir un simulacre d'interrogatoire. Le prélat
déclara qu'il avait toujours servi le sultan avec intégrité, et
qu'il voyait bien que celui-ci l'abandonnait à la vengeance
de ses ennemis. Il demanda quelques instans pour se re-
cueillir et faire sa prière , et aussitôt il se prosterna au mi-
lieu des cadavres qui jonchaient la terre autour de lui, et
recommanda son ame à Dieu-, il priait encore , quand sa
tète roula sur le pavé. Il mourut, sans proférer un mur-
mure , avec cette sérénité et celte piété profondes qui, pen-
dant sa vie, l'avaient rendu si cher à ses ouailles. Saisie
d'horreur à l'aspect de cette effroyable calaslrophe , une
foule de Grecs de tout âge et de tout sexe chercha un re-
fuge dans les églises \ mais la soldatesque furieuse viola ces
retraites , et le sang de ses victimes inonda les sacrés parvis.
Les autels eux-mêmes ne garantissaient point les infortunés
qui se pressaient autour d'eux , et les embrassaient comme
l'ancre du salut. Ainsi se renouvelèrent, à Nicosie, les
scènes effroyables de Scio.
Quelques jours avant ces massacres , nous sortions de
la ville, et nous arrivâmes, dans l'après-midi, au village
2g6 DOUZitME LETTRE
de Dale , l'ancienne Idalie. Après avoir pris quelque rcr-
pos , et fait une légère collation , dans une des chaumières
du village , nous nous promenâmes le soir, pour explorer
le voisinage. Le paysage a conservé quelque chose du
charme qui le rendit jadis si célèbre \ il est encore om-
bragé de bosquets et d'arbrisseaux aromatiques , au milieu
desquels serpente un joli ruisseau, en sortant du village
bâti sur ses bords. La terre y "est très-fertile , quoiqu'elle
ne soit cultivée qu'en partie. A un mille du village , on re-
marque , dans la plaine , une vaste enceinte de ruines : ce
sont les restes d'Idalie, mais aucune colonne, aucun fragment
ne rappellent son ancienne magnificence. Sur la droite,
une haute colline est couronnée de ruines plus massives ,
autour desquelles on distingue , malgré son délabrement ,
une muraille circulaire. Du sommet de cette hauteur ,
l'aspect de la plaine est magnifique -, il est difficile d'imagi-
ner un plus bel emplacement pour une ville. Après avoir
contemplé avec délices les derniers rayons du soleil se
jouant dans le feuillage de ses bosquets, et scintillant sur le
miroir azuré de ses eaux, nous descendîmes lentement vers
notre modeste habitation.
INon loin de la montagne , vivait, dans une misérable
chaumière, une famille de lépreux ; ces infortunés, affligés
d'une infirmité héréditaire, étaient pour leurs voisins un
objet de terreur. Deux de ces lépreux parurent à la porte de
leur cabane dans un état d'abandon et de dénuement im-
possible à décrire. Ils auraient tous succombé à tant de
misère , si quelques habitaus de la plaine n'étaient venus,
de tems à autre , placer des alimens à quelque distance de
leur ermitage. Telle est l'horreur qu'inspire cette infir-
mité , qT^Jclle les sépare en quelque sorte de toute société ,
sans leur laisser l'espoir de rentrer quelque jour dans son
sein. De retour à notre chaumière , on nous servit , à sou-
per , un agneau préparé de diverses manières, que nous ar-
SUU ]. ORIEHT. 297
rosàmes d'excellent vin de Chypre. Lu table él;iit mise dans
la cour, où nous respirions un frais délicieux. Nous étions
au mois de juin , et nous jouissions d'un crépuscule plus
long qu'il ne l'est en général dans l'Orient, à cette latitude ,
et dans celte saison, où il dure près de trois quarts d'heure.
Après souper, quelques personnes de notre suite se mirent
à danser, au son de la guitare du ménestrel de l'endroit,
jusqu'à ce que la nuit close nous forçât de rentrer.
Le lendemain, de très-bonne heure, après avoir déjeuné
à la hâte, nous fîmes nos adieux au temple de Vénus, et
nous prîmes la route de Larnica , où nous arrivâmes dans
la soirée, à travers une contrée romantique, coupée par
des défilés , le long desquels la roule serpente au pied de
rochers à pic. Nous trouvâmes à Larnica le nouveau supé-
rieur du couvent catholique, envoyé à Jérusalem. C'était
un bon moine , plein de dignité , et d'un excellent natu-
rel 5 nous l'entendîmes , dans la chapelle du couvent , prê-
cher en langue franque , avec une éloquente simplicité. Il
paraissait fort satisfait de sa destination ; voilà bien l'esprit
prêtre : pour dominer sur les hommes, l'ecclésiastique
échangerait avec joie le luxe de nos villes , contre les ro-
chers et les cavernes de la Thébaide !
Notre lems s'écoulait fort tristement à Larnica -, nos
délassemens chez les habitans de la ville consistaient à res-
ter deux heures sur leur divan, ou sous les arbres de leur
jardin , et d'y sabler régulièrement deux tasses de moka et
deux verres de vin de Chypre. Le consul. Grec de nation,
devait se croire en sûreté sous la protection du gouverne-
ment anglais ^ cependant , il eût vivement désiré , dans la
crise actuelle, quitter l'île avec sesenfans, et se mettre à
l'abii de tout danger. Sa fille aînée , jeune personne d'une
beauté rare , était mariée à un riche négociant de la ville ,
qui nous donna une soirée charmante. Nous allions quel-
quefois , dans la calèche du consul , respirer le frais sur le
a()8 DOUZIÈME LETTRE
bord de la mer , et passer quelques heures dans un joli café
établi sur le rivage.
Démétrius , le domeslique grec de M. G... , faisait,
dans rinlervalle, d'excellentes affaires àLarnica. Durant
son séjour à Jérusalem , il avait déposé sur la pierre du
Saint-Sépulcre une quantité considérable de chapelets et
de croix , qu'il se proposait de vendre fo; t cher à ses com-
patriotes. Il avait recueilli, dans un but non moins profane,
quelques parcelles du lait de la Vierge, et autres reliques ^
et se livrait maintenant à un trafic qui lui assurait d'assez
grands bénéfices. Au demeurant, rigide dans toutes les
pratiques de son culte , il prenait vigoureusement la défense
de la religion grecque , bien qu'il avouât, en toute humi-
lité , n'être qu'un pécheur endurci, et qu'il doutât par-
fois si les saints seraient assez puissans pour intercéder
efficacement en sa faveur. Il acheta à très-bas prix plu-
sieurs pièces de vin de Chypre, d'un jeune Grec dont le
père venait d'être décapité. Ce pauvre homme refusait de
se défaire de son vin à si bon marché-, mais Démétrius
l'effraya complètement , en lui déclarant qu'il était au ser-
vice de quelques lovds anglais , qui n'entendaient point la
plaisanterie, et qui pouvaient lui faire sauter la tète avec
autant de facilité que les Turcs.
Cependant l'île de Chypre allait bientôt être mise à feu et
à sang -, déjà nous avions essayé inutilement de nous em-
barquer pour la jMorée, voyage dangereux qu'aucun vais-
seau n'était disposé à entreprendre. Heureusement , un
bàlimcnt ionien nous offrit une bonne occasion de visiter
cette péninsule 5 et quelques avantages que nous finies
au capitaine l'engagèrent à se détourner vers Navarin,
après avoir débarqué à l'ile de Rhodes. Quant à M. G... ,
qui se dirigeait vers Conslantinople, il alla s'embarquer à
Famagouste , sur un navire autrichien destiné pour cette
capitale. Je me séparai de lui avec un profond regret j cl je
SUR L ORIEKT. a()f)
dois avouer que , pendant tout le tems que jious avons
passé ensemble, aucun nuage n'est venu troubler l'harmo-
nie qui régnait entre nous.
Noire vaisseau quilla, le i5 mai, la rade de Larnica :
nous comptions que la traversée de Chypre à Rhodes ne
durerait que quatre ou cinq jours 5 mais, que nous fumes
cruellement désappointés ! Avant de retracer nos mésa-
ventures, jetons un coup-d'œil sur le personnel de notre
embarcation. Huit superbes chevaux arabes , dont un
riche marchand d'Alep , enfant d'Israël , faisait pré-
sent à l'empereur d'Autriche; trois esclaves chargés d'cîi
prendre soin -, deux franciscains envoyés à Jérusalem avec
des fonds pour le couvent catholique , et qui retournaient
à Rome : gens fort dévots, qui vovageaient pour la première
fois, et soupiraient après l'instant qui devait les rendre
aux béatitudes du cloître ; au demeurant , soigneux de leur
personne , et approvisionnés de grasses volailles et d'excel-
lent vin; un riche Albanais , qui se rendait à Trieste pour
y mettre en sûreté sa personne et ses trésors , suivi de
quatre esclaves, tous dans le costume du pays, la ceinture
chargée de poignards et de pistolets 5 un pauvre Servien
et sa femme , revenant du pèlerinage de Jérusalem -, enfin
plusieurs Grecs qui se rendaient à Navarin , pour com-
battre dans les rangs des Hellènes : tels étaient nos com-
pagnons de traversée. Je n'ai point parlé du personnage
le plus curieux : c'était un Esclavon nommé Démétrio. Il
avait accompagné à Jérusalem, en qualité de domestique,
un marchand arménien , qui était mort dans cette ville.
Les moines arméniens de la cité sainte, après s'être empa-
rés de l'argent et des effets de son maître, refusèrent de
payer ses gages , et le recommandèrent à un pèlerin qui
obtint du capitaine de notre brick la faveur de le prendre
à bord. Démétrio était un petit bossu, nez aquilin , men-
ton de galoche, le chef couvert d'un vieux chapeau, doni
3oo nOt'ZIF.ME LETTRE
la faulx du tems avait coupé les ailes-, espèce de polichi-
nelle , au maintien grave jet solennel , d'une dévotion ri-
gide , toujours assis sur le gaillard d'arrière, l'œil fixé vers
le ciel ou tristement abaissé sur l'immensité des mers,
comme si, détaché des intérêts de ce monde , il eût été à la
piste de l'infini. Ce pauvre homme était fort empressé à
m'ofîrir ses petits services^ et, de mon côté, je lui faisais
part de mes provisions; mais les jours maigres , il ne vou-
lait jamais accepter du thé , dans lequel j'avais délayé un
œuf en guise de lait. « Que Dieu soit béni ! s'écriait-il sou-
vent, j'ai vu le Saint-Sépulcre. »
Les deux premiers jours le tems nous fut favorable-, mais
le troisième, dès l'aube , un vent violent s'éleva 5 et, depuis
ce moment, nous n'eûmes pas une seule journée favorable.
Au gros tems succéda, pendant plusieurs jours, un calme
plat, durant lequel le bâtiment restait dans une efii-ayante
immobilité. Le poids de la chaleur nous força de dresser des
tentes sur le pont. Le capitaine ne connaissait point ces
parages -, car un instant nous aperçûmes à l'horizon la côte
de Caramanie, sans qu'il prît cette direction. Une forte
brise survint ensuite , pendant laquelle le bâtiment faillit
sombrer sur les rochers d'un îlot contre lesquels les vagues
venaient se briser avec fureur.
Plus de quinze jours s'écoulèrent ainsi entre le calme
plat et la tempête : pour comble de malheur, les passagers,
comptant sur une courte traversée , avaieut emporté peu
de provisions , et les vivres s'épuisaient. Nos deux moiues
avaient placé leurs poules dans une cage 5 et chaque matin,
une ou deux manquaient à leur appel. Grandes lamenta-
tions : les voleurs n'étaient pas les derniers à se disculper.
Quand le tems le permettait, les bons pères récitaient à
haute voix , malin et soir , leurs prières sur le pont 5 puis
ils argumentaient sur quelques points de dogme : mais dès
qu'un grain se montrait à Thorizon, ils se précipitaient
scK l'orient. 3oi
dans leurs cabines , aussi effrayés que Panurge au moment
de la tempête : je laisse à penser de quel ton ils psalmo-
diaient les litanies des saints , et exorcisaient le démon , qui
mettait leur courage à une si rude épreuve. « O sauta
Kirgine l s'écriait le frère Piétro , chaque fois que le roulis
plongeait le navire sous le rivage 5 o sanctissima T^irgine 1
nous sommes perdus ! » Plus loin , le frère Joseph pous-
sait des cris effrayans sous un coffre dont la chute l'avait
renversé ; au reste , non moins dévot que son compagnon
d'infortune, il ne cessait de prier que pour s'accuser de ses
fautes, et remercier le ciel d'avoir fait à un aussi indigne
pécheur la grâce de visiter la cité sainte avant de mourir.
Le Servien était le plus désolé de nos passagers : il
pleurait comme un enfant, et repoussait les consolations
de sa femme 5 celle-ci se tenait assise à côté de lui dans
l'attitude d'un morne désespoir. En effet, les malheurs
extrêmes, loin de resserrer les chaînes de l'affection, isolent
les âmes. Les passagers les plus pauvres se seraient trou-
vés sans ressource , si les plus riches n'étaient venus à leur
secours. L'Albanais se montra très-généreux dans cette cir-
constance. Il offrit quinze piastres à un pauvre Grec , qu'il
avait connu dans des tems meilleurs ^ celui-ci , conservant
sa fierté , lui en demanda cinquante , mais seulement à
titre de prêt. Une fois par jour il se retirait à l'écart pour
dévorer un morceau de pain noir et de fromage , et il re-
fusait de toucher à nos provisions. Pendant mon séjour à
Tripolitza, je rencontrai cet homme , dont j'avais admiré
le courage : j'eus peine à le reconnaître, à sa maigreur ex-
trême , à la pâleur de ses traits et à son œil hagard. Il
m'aborda , et me rappela en souriant notre communauté
d'infortune sur le brick ionien. Il avait imaginé que ses
malheurs finiraient au milieu de ses compatriotes 5 mais
son orgueil ne fit qu'aggraver ses maux. Trop fier pour
se mettre au travail , trop délicat pour prendre le mous-
302 DOUZIÈME LETTRE
quel , il se vit négligé par les Hellènes qui Tavaienl d'abord
très-bien accueilli 5 en proie à la faim et à la misère, il se
trouvait au sein de sa patrie dans le plus affreux isolement.
Enfin, l'île de Rhodes déploya à nos regards ses bosquets
d'orangers et de palmiers , ses collines verdoyantes , ses
maisons de plaisance 5 et, en un moment, nos inquiétudes
et nos privations furent oubliées. Deux ou trois fois pen-
dant le calme , nous avions aperçu cette île , mais sa vue
avait été pour nous le supplice de Tantale. Le capitaine ,
craignant que les Turcs ne visitassent son navire , tint les
passagers en charte privée, dans l'entrepont, jusqu'au
moment où Ton mit à la voile pour Navarin , et il leur dé-
fendit expressément de se montrer sur le rivage. Je n'ou-
blieraide ma vie la sensation que j'éprouvai en passantd'un
bâtiment où j'avais tant souffert, dans l'île la plus riante
de la Méditerranée; nous parcourions avec ravissement
les allées d'orangers dont nous dévorions les fruits, et nous
prenions possession de tous les cafés où nous appelait le
murmure des fontaines qui rafraîchissaient leur enceinte.
Le jour même du débarquement, je visitai avec mes deux
franciscains le couvent catholique, construit au milieu
d'un joli jardin, où vivait isolé un vieux moine espagnol,
du même ordre qu'eux; ces bonnes gens se flattaient d'être
fêtés par leur confrère. Mais tous les honneurs furent ré-
servés pour moi , hérétique indigne , qui avais à lui offrir
autre chose que des prières : il me fit apprêter une poule
et une omelette sucrée qu'on me servit spécialement à la
suite de quelques misérables poissons salés, placés avec
affectation devant mes deux camarades : le tout fut cou-
.ronné d'un excellent dessert, et arrosé d'un vin rouge de
Rhodes assez estimé.
Nous fîmes ensuite une promenade autour des remparts
bâtis par les chevaliers de St. -Jean de Jérusalem, qui les
défendirent avec tant de courage cl de persévérance con-
StU L'ûniEKT. 3o3
tre les Turcs, dans le 16" siècle. Ces rcmparls, dont la
solidité est prodigieuse, sont flanqurs de tours en partie
délabrées. Cependant quoique ces forlificalions ne soient
garnies d'aucune artillerie, les Turcs les regardent comme
suffisantes pour les défendre. Ce qui reste du palais du
grand- maître atteste avec quel luxe et quelle splendeur
vivaient les chevaliers dans leur ancienne capitale. L'église
de St-Jean a été convertie en une vaste mosquée, dont les
murs sont à nu. Les portes de la ville sont d'une solidité
et d'une épaisseur qui les mettent à l'abri de lallaque la plus
sérieuse. On voit, dans le palais du gouvernement, d'an-
ciennes colonnes et des bas-reliefs en marbre qui n'ont de
remarquable que leur antiquité.
La ville a un air plus régulier et moins sale que la
plupart de celles d'Orient j la largeur des rues et leurs
trottoirs , ainsi que l'aspect des maisons , décèlent une
origine européenne 5 les Juifs et les Grecs ont leurs quar-
tiers séparés. L'un se compose d'une rue fort étroite ^ l'au-
tre est plus propre , mieux aéré , et les rues y sont bordées
d'arbres dans le genre de nos boulevarls. La ville possède
de jolis cafés -, étant arrivés le premier jour des fêtes du
Baïram , il nous fut impossible d'y pénétrer avant la fin de
la prière du soir que les Musulmans font en commun dans
leurs mosquées. Aussitôt après, la foule s'y précipita, et je
dois avouer que les habitués avaient l'air de bonne compa-
gnie.
Le bassin de Rhodes est très-beaii , mais il n'est pas as-
sez profond pour recevoir les grands vaisseaux. L'entrée en
est resserrée par deux rochers qui , s'il faut en croire ses
anciens historiens , servaient de base au fameux colosse ,
sous lequel passaient les navires. La rade est bordée de
beaux édifices, et les quais, fort étroits , mais plantés dar-
bres magnifiques, servent de promenade aux liabitans. Ce
qui rend surtout le séjour de Rhodes délicieux , c'est la
3o4 DOUZIÈME LETTHK
douceur de son climat. L'air y est pur et sain ; la chaleur
y est tempérée par les vents d'ouest qui y régnent les trois
quarts de l'année. Le soleil , a dit un poète de l'antiquité ,
se montre tous les jours à Rhodes (i). Rien n'est plus vrai.
Il n'est point de nuage que l'astre radieux ne dissipe pour
saluer d'un regard son île chérie. Les hautes montagnes
de la Caramanie , qui bordent l'horizon à quelques lieues
plus loin, ajoutent au charme du paysage. La ville forme
un amphithéâtre couronné par ses remparts , du haut des-
quels on jouit d'une vue superhe.
La France et l'Autriche ont chacune un consul à Rho-
des, mais, comme il n'y a pas de négocians européens, leur
société se borne à un petit nombre de Grecs de distinction.
Le consul français était un jeune homme de dix-neuf ans,
bien élevé, poli, et qui remplissait très-bien sa place. Quant
h son collègue , il était impartial à sa manière , c'est-à-dire
qu'il aidait de son mieux î^s Turcs à en finir avec l'insur-
rection grecque. Grand sujet d'éloges pour l'Observateur
autricJnen. Nous le vîmes occupé, avec le capitaine d'un
vaisseau anglais , d'un marché qui offrait la preuve de Tin-
tervention turcophile dont l'humanité a eu tant à gémir
de la part»d'une foule de nos compatriotes. Cet homme,
après avoir transporté deux cargaisons de blé dans le port
dePatras, pour ravitailler cette place, s'était engagé à pren-
dre à bord un corps de troupes turques , destinées à com-
battre les Grecs dans l'île de Candie. L'affaire était urgente.
Le gouverneur, qui n'avait pas de vaisseau turc à sa disposi-
tion , lui avait offert une forte somme , par l'cntromisc du
consul autrichien ; et lorsque nous le rencontrâmes chez
ce dernier, il tenait à la main une énorme bourse, qu'il
venait de recevoir du gouverneiu-, et qu'il contemplait
avec ravissement. Il mit à la voile dans la soirée ; en nous
(i) L'île de Rhodes ctail jadis consacre'e au soleil.
SUR l'ouient. 3o5
promenant sur le port, nous vîmes les Turcs prêts à s'em-
barquer : ils étaient environ trois cents.
De retour au monastère, nous invitâtoes le seigneur
suzerain de ce manoir à nous accompagner dans rint(''rieur
de la ville-, ce qu'il accepta de bonne grâce. Chemin fai-
sant , il rencontra plusieurs personnes de sa communion ,
qu'il salua d'un air protecteur, accueilli par le sourire de
ces bonnes gens ; je m'aperçus qu'il était fort bien avec les
femmes. A souper , la conversation étant tombée sur la ré-
volution espagnole , il s'oublia jusqu'à traiter les constitu-
tionnels d'enfans du démon, voués d'avance aux flammes
éternelles. « Par eux, disait-il, la vraie religion avait dis-
paru de la terre. » Il se montrait surtout fort irrité de la
conduite indécente de deux Espagnols, qui avaient osé
entrer dans sa chapelle, tandis qu'il était occupé à dire sa
messe-, abomination qu'il attribuait au progrès des nou-
velles idées. Le bon père, absorbé dans ses anathèmes ,
ménageait si pea son vin , qu'il finit par s'enivrer, au grand
scandale des deux franciscains. Il les fit coucher dans un
corridor , l'un sur un sofa , l'autre sur le parquet ; et me
donna une chambre convenable et un bon lit.
Le lendemain matin , favorisé par un tems superbe et
par un vent frais , qui rendait supportable la chaleur du
mois de juin dans ces contrées , je fis une excursion hors
de la ville. Les maisons de campagne des Turcs sont situées
loin des remparts, sur le penchant des collines, dont la mer
baigne le pied. Elles s'élèvent au milieu de bosquets et de
vergers, de. jardins ornés de fontaines, ou traversés par de
jolis ruisseaux ; on y jouit d'une vue délicieuse. La classe
riche y séjourne toute l'année. Dans lintérieur de l'ile , le
paysage est plus romantique encore. Elle est coupée par
des vallées profondes qui s'ouvrent sur la plage , et que
bordent des montagnes pittoresques. Ces Yallées sont cou-
vertes de myrtes et de rosiers. La majeure partie de File
XV. 20
3o6 DOrZiÈME LETTRE
est inculte. On ne voit dans Tintérieur qu'un petit nombre
de villages 5 ils sont entourés de vergers : les fruits les plus
abondans sont la grenade , la figue , la pèche ; ce dernier
fruit y est moins savoureux qu'en Europe. L'île a une po-
pulation de 3o.ooo habitans environ, les deux tiers Otto-
mans, et quarante lieues de circonférence. Elle fournit à
peine assez de blé pour sa consommation intérieure. Les
produits de ses vignobles sont plus considérables 5 néan-
moins on V exporte très-peu de vin.
Rhodes est une des villes du monde où Ton vit à meilleur
marché. On n'y possède pas une grande variété de comes-
tibles, mais on y a pour presque rien de la viande de bou-
cherie, des chevreaux , du poisson , de la volaille de toute
espèce , des fruits et du vin excellent. Avec deux ou trois
cents guinées de revenu, un étranger peut y tenir un élal
de prince, avoir un château et un parc dans le site le plus
riant, des chevaux arabes, vni nombreux domestique, et
jouir d'un climat qui prolongera sa vie de dix ans , s'il ne
se laisse point énerver par les voluptés. Le séjour de cette
île ne le cède poiçt en agrément à celui de Scio (i). J'ai
connu un Anglais de distinction , possesseur d'un riche
patrimoine, qui vint, il y a vingt ans, se fixer à Scio avec sa
famille ; il y acheta une propriété charmante, et un yacht
sur lequel il faisait souvent des incursions dans les autres
îles de l'Archipel^ il revenait toujours avec un nouveau
plaisir dans la patrie de son choix , qu'il était résolu de ne
plus quitter. Il mourut il y a quatre ans , avant l'insurrec-
tion grecque.
Au milieu de l'île s'élève une très-haute montagne que
l'on ne peut gravir qu'à pied , et dont la montée dure plu-
sieurs heures. Sur le sommet on voit une petite cbapellc ,
où les Grecs viennent souvent faire leurs dévotions. Du
(r) Voyc7. 1.1 (Icsniptioii de rello île ilélicieusc , dans noire i3« nuincio.
SUR l'oriekt. 3o^
haut de c€ panorama, l'île de Rhodes se déploie comme
une carte , et l'on aperçoit au loin les côtes de la Cara-
manie et quelques îles de l'Archipel. Les flancs de la
montagne sont assez boisés; mais le reste de l'île est pres-
qu'entièrement dénué de bois. Les forets de pin qui cou-
vraient une partie de sa surface ont été abattues par les
Turcs.
Je me rendis un jour de très-bonne heure sur une autre
montagne située au nord-ouest de la ville. Le tems était
superbe et la fraîcheur délicieuse. Les teintes les plus ri-
ches nuançaient^ l'envi la terre, la mer et les cieux.
Partout régnait un profond silence , que ne troublaient ni
les mouvemens des voilures ou des chevaux, ni les chants
du laboureur, ni le bruit importun d'aucun être vivant.
En Orient , la nature se montre toujours calme , et un
poète de l'école du Lac (i) , absorbé dans ses rêveries, pour-
rait s'y mettre librement en rapport avec les bois, les eaux
et les précipices. Vers le sommet de la montagne, un sen-
tier étroit serpentait sous des berceaux de feuillage , et
une multitude de plantes sauvages en émaillaient les bords
de mille fleurs variées. Au-dessous, du côté de la pleine
mer, des roches sillonnées de fondrières et hérissées de
sapins semblaient suspendues sur les flots. Du côté opposé,
faisant face à la rade, la montagne était semée de jolies
habitations , disposées en amphithéâtre , et entourées de
vergers, de treilles, d'orangers en plein rapport. Bientôt
le poids de la chaleur me força de me reposer au pied
d'une fontaine construite par les Turcs ; la cage était bâtie
en belle pierre de taille , et une coupe suspendue par une
chaîne scellée au mur servait à désaltérer les passans.
A cette époque l'île était fort tranquille 5 l'insurrection
(i) Note du Tr. C'est à cette e'cole qu'appartiennent Soulhey, Colerldge,
WordswortVi. Voyez les notices rjuc nous avons publie'es sur ces poètes dans
nos itj« et 23" numéros.
3o8 LES fLORIDÈS.
grecque n'y avait point pénétré. Les Turcs y étaient en
effet trop nombreux et trop puissans , pour que les Grecs
fussent tentés de rompre leurs chaînes.
Notre séjour à Rhodes était indispensable, pour y faire
de l'eau , y prendre des positions , et rompre la désolante
monotonie de notre malencontreuse traversée. Il fallut ce-
pendant remettre à la voile sous la conduite de notre igno-
rant capitaine , c'est ce que nous fîmes peu de jours après
notre débarquement.
On leva l'ancre avec un vent favorable-, mais il cessa le
lendemain , et un calme plat nous surprit de nouveau au
milieu de rescifs et d'îlots en arrière de Rhodes, dans une
espèce de lac ayant en face des montagnes et des rochers.
A leurs pieds , sur le bord de la mer , nous aperçûmes un
petit village habité par de pauvres pêcheurs. La propreté
de leurs chaumières y contrastait singulièrement avec les
ruines qui, dans notre voyage, avaient si souvent attristé
nos regards 5 le vent reparut bientôt et nous dégagea de ce
mauvais pas.
Enfin , après avoir mis près de dix jours à traverser l'Ar-
chipel, nous aperçûmes la côte méridionale du Péloponèse,
et dans la journée nous débarquâmes à Navarin.
(JYew Monthly Magazine. )
LES FLORIDES.
Une notice sur cette nouvelle acquisition des États-Unis
est devenue nécessaire , dans ce moment où les Florides
sont l'olyet de tant de spéculations, de rapports plus ou
moins inexacts, de prospectus mensongers. Les spéculateurs
prodiguent les annonces les plus fastueuses; les terres qu'ils
Ï.ES FLOKIUES. 3oC)
ont à vendie n'allendeiit que ranivce des cullivateurs
pour se couvrir des plus riches productions des Moluques,
de l'Arabie et de Tlnde : les explorateurs qu'ils ont en-
voyés sur les lieux ont tout vu , tout observé , tout dé-
crit ; ils ont rencontré Y arachide , nommée vulgairement
pistache de terre ; sur-le-champ , ils écrivent que le pis-
tachier abonde dans le pays. Ils ont trouvé , près de Saint-
Augustin , deux oliviers assez vigoureux ^ ils se gardent
bien d'ajouter que ces arbres n'ont jamais porté de fruits,
et se hâtent , au contraire , d'annoncer que l'arbre de Mi-
nerve couvrira bientôt la Floride orientale et deviendra la
source d'un commerce immense, etc. L'ignorance et le
charlatanisme de ces impertinens écrits ne seraient que ri-
dicules , s'ils ne faisaient ni dupes ni victimes. Plus on
accumulera de pareils documens, plus on sera loin de
connaître les Florides, et cependant cette partie de l'A-
mérique du Nord est peut-être mieux disposée que tout
le reste de l'Union pour servir d'asile au malheur ver-
tueux , de lieu de repos où l'on peut oublier les persé-
cutions de la tyrannie , de l'intolérance et de toutes les
passions nées dans les sociétés vieillies sous des institu-
tions vicieuses. La nature n'y déploie pas, il est vrai,
les richesses qu'elle a prodiguées dans le bassin du Missis-
sipi(i) ; mais un air plus pur et plus sain, moins d'animaux
incommodes ou voraces, des saisons mieux réglées, et, par
conséquent, un séjour plus tranquille, voilà ce qu'elle
offre aux colons , dans une assez grande partie des Florides
en compensation de ce qui peut manquer à la fertilité du
sol, et aux spéculations commerciales, si puissamment se-
condées par la navigation d'un grand fleuve dans la Loui-
siane.
On admet actuellement trois divisions dans les Florides.
(i) Voyez dans notre i8<= nume'ro une description inte'ressante des paysa-
ges et du luxe végétal de ce magnifique bassin.
3lO LES FLORIDES.
Li première est la Floride oriejitale ^ dont Saint- Auguslin
est la capitale ; la seconde est la Floride occidentale , qui
confine aux états d'Alabuma et du Mississipi -, son gouver-
nement réside à Pensacola -, la Floride du inilieu n'avait
encore ni capitale, ni villes, avant qu'on eût construit ,
au printems de 1824, des logemens pour les autorités con-
stituées du pavs -, mais on mit tant de célérité dans les con-
structions , qu'à l'entrée de l'hiver les autorités étaient
logées et établies dans leurs demeures, et que la capitale
était fondée.
Au moment où les Florides cessèrent d'être sous la do-
mination de l'Espagne, Saint-Augustin renfermait environ
5o,ooo habitans. Mais comme cette ville ne subsistait guère
que par la consommation des employés du gouvernement
et de sa garnison , elle a beaucoup déchu , et presque tous
les Espagnols l'ont abandonnée. Il n'y reste plus, de son
ancienne population , que des pêcheurs , trop pauvres pour
qu'ils aient pu transporter à Cuba leur famille et leur petit
établissement. Tovitefois, les pertes momentanées que cette
ville a faites seront plus que compensées dans l'avenir par
des avantages qu'elle doit conserver. L'air y est très -sain
et bien connu comme tel , de manière que cette ville et ses
environs sont un lieu de refuge pour ceux qui redoutent
l'influence d'un climat moins salubre , et les malades qui
ont les moyens de s'y faire transporter. L'oranger réussit
à merveille dans cette partie de la Floride , mais l'olivier
n'y donne point de fruits, tandis qu'il est assez fécond un
peu plus au nord, dans l'ile de Cumberlaud, en Géorgie \
on sait que cet arbre est fort exigeant quant à la mesure
de chaleur dont il s'accommode, et qu'il redoute pres-
(ju également les deux excès opposés. Cependant, on ren-
contrera certainement dans les Florides, sur les coteaux ,
ou dans les régions les plus froides, quelques expositions
favorables à l'olivier j mais ce n'est pas sur ses produits
LES FLOniDKS. OU
({lie la prospërilé du pays peut être fonclL'c, D'aulres cul-
tures y suppléeront abondamment, et les cultivateurs in-
telligens les auront bientôt reconnues : la viguc attirera
peut-être , plus qu'aucune autre plante, l'allention des co-
lons qui seront le plus pressés de s'enrichir. La nature du
sol de la Floride orientale, la facilité des transports et des
relations mercantiles , engageront sans doute à multiplier
les vignobles dans ce pays, d'où l'ancien monde tirera peut-
être un jour des vins qui n'auront pas à redouter la haute
renommée de ceux de Madère, de Scio, et même de Tokai.
Pensacola n'est pas mieux partagé que Saint-Augustin ,
quant à la fertilité de son sol ^ mais, en passant sous un
autre gouvernement , il n'avait rien à perdre et il a
beaucoup gagné; ses accroissemens sont très-rapides. L'é-
tablissement naval que les Etats-Unis y ont formé et
la garnison qu'ils y entretiennent ont attiré en peu d'an-
nées une population assez considérable, sans compter
les militaires et les marins. On dit que ce lieu réunit tous
les plaisirs que la société peut offrir hors des grandes
villes. Les officiers de la garnison , élevés à l'école mili-
taire de West-Poinl (i), où leur esprit est cultivé avec
un grand soin, contribuent beaucoup à l'agrément de
la société. Mais , comme place de commerce , Pensacola
soutiendra difficilement la concurrence de l'établissement
formé à la baie de Saint- Joseph , dans une excellente posi-
tion pour l'entrée et la sortie par tous les vents , et pour le
chargement des vaisseaux. Dans l'un et l'autre lieu, les
maisons sont de belle apparence, commodes, et d'un goût
qui ferait honneur aux architectes européens : le Nouveau-
Monde n'est pas un imitateur servile -, il se mêle aussi de
perfectionner.
Taillahassée 5 ville naissante, capitale de la Floride du
(i) Voyez un article sur celle belle inslitulion , dans notre io>-' nuiiic'ro.
3l2 LES FLORIDES.
milieu, esl sur un terrain acquis depuis peu par une de
ces transactions avec les indigènes dans lesquelles les na-
tions civilisées abusent beaucoup trop de leur supériorité-,
les malheureux sauvages cèdent, pour quelquesjouissances
du moment, un sol dont la culture les eût mis en état de
changer , d'agrandir leurs destinées , de s'élever en peu de
tems au rang des nations, et de mettre leur poids dans la
balance politique. Le nord et le milieu des Florides étaient
occupés par les Séminoles , dont le nom signifie déserteurs
OM fuyards. En effet, ils ne furent dans l'origine que des
fugitifs des diverses tribus voisines, et pendant long-tems
leur territoire fut le rendez-vous de tous les individus que
rejetaient ces petites sociétés. Les Séminoles, confinés
aujourd'hui sur les frontières de la Géorgie , seront pro-
bablement contraints de quitter ce dernier asile, et relégués
sur les bords du Missouri , avec les débris des peuplades
dont les territoires ont été successivement envahis par
des voisins armés de toute la puissance de la civilisation.
L'eau de mort décime leurs tribus, comme, en général,
toutes les tribus sauvages qui se trouvent en contact avec
la race blanche dans l'Amérique du Nord. Les malheu-
reux exilés répandront des larmes bien amères , en quittant
la terre natale , d'où les ossemens de leurs ancêtres ne se
lèi^eront point pour les suivre aux contrées lointaines.
Ainsi , à une époque assez rapprochée , on ne trouvera
plus dans les Florides aucune trace de la population primi-
tive (i). Les Espagnols qui y sont restés en très-petit nom-
(l) Note de l'ed. T/ëpilhèle de primitive u'est peut-être pas très-exacte.
Les monumens antiques que l'on découvre dans le Nouveau-Monde don-
nent lieu de croire que l' Amérique a l'té jadis peuple'c par une race bien
supérieure à celle que les Europe'cns y trouvèrent, quand ils y vinrent sur
la trace de Colomb. Ces monumens consistent en de'bris de fortifications ,
sculptures, légendes hiéroglyphiques, momies, etc. C'est surtout les bas-
reliefs du palais de Palanquc qui méritent d'attirer l'attention. Les groupes
y sont disposés à peu près de la même manière que dans les bas-reliefs
LES FLOUIDES. ^l3
bre supporteront difficilement des lois el un gouvernement
imposés par des hérétiques ; leurs regards sont continuel-
lement dirigés vers le iMexique ou Cuba. On peut donc
considérer la nouvelle population de ce pays comme tout-
à-fait semblable à celle des anciens états de l'Union , com-
posée des mêmes élémens , recommandable par les mêmes
qualités, sujette aux mêmes passions et aux maux qui peu-
vent en résulter. Pour comparer les Florides à toutes les
autres parties du territoire des Etats-Unis , la question se
trouve réduite à la géographie physique des contrées entre
lesquelles on veut établir la comparaison. Continuons celle
de la Floride du milieu et de sa capitale.
Cent-vingt maisons occupées par 800 habitans, voilà ce
que l'on voyait à Taillahassée , à la fin de iSaS ; mais de
grands édifices étaient en construction ; des associations
religieuses et philanthropiques étaient formées ; les francs-
eg^-ptlens ; mais la configuration de leurs traits n'a aucune analogie avec
celle (les personnages sculpte's sur les bords du ^il , et ils paraissent appar-
tenir à une race tout -à-fait distincte. Le grand palais dePalanqué, qui est
de forme carrée, est environné d'un péristyle. Il a environ trois cents pieds
de longueur, sur trente-cinq d'élévation. Les murailles ont quatre pieds
d'épaisseur. L'intérieur est divisé en plusieurs corps de logis séparés par des
cours. Au-dessous se trouvent de vastes souterrains dans lesquels on des-
cend par des degrés. Les murailles sont décorées de bas-reliefs sculptés
sur pierre et revêtus d'un stuc très-fin , comme dans beaucoup de monu-
mens de l'Inde et de l'Egj-pte. Les personnages sont de grandeur colossale.
On a découvert, dans ces ruines, comparables aux plus grandes construc-
tions de l'Europe , des médailles en cuivre , avec des figures emblématiques
très-délicatement travaillées au burin. Etrange destinée d'un peuple qui a
légué à la postérité des vestiges imposans de son exbtence, sans lui laisser
ni son nom ni son histoire ! Pendant long-tems les antiquités américaines
ont échappé à l'observation, parce qu'elles étaient caehées dans des bois im-
pénétrables avant que la hache du pionnier les eût entamés , ou profondé-
ment enfouies dans les entrailles de la terre ; car, dans le ^ouveau-3Ionde,
les arts ont lenTsJossiles comme la nature , et les uns ne sont guère moins
curieux que les autres. M. Warden , ancien consul général des Etats-Unis
en France, vient de publier sur ces antiquités un savant mémoire dont \&.
lecture est remplie d'intérêt. S.
3l4 LES FLOniDES.
maçons avaient une loge; une société d'agriculture tenait
ses séances. La ville est bâtie sur une éminence qui com-
mande une plaine fertile , bien arrosée, pittoresque, char-
gée de la plus belle végétation. Le marché y est très-bien
fourni , et l'abondance des vivres empêche qu'ils puissent
jamais être chers. La chasse et la pèche y apportent leurs
produits , et les fermes des environs sont bien pourvues de
bestiaux et de volailles. Une dixaine de marchands qui
étaient venus s'établir dans cette ville s'y sont enrichis avec
une promptitude qui les a étonnés, quoique le commerce
ne puisse prendre une grande extension dans une place de
l'intérieur, sans navigation, ni canaux, ni rivières, et où
les communications par terre sont encore imparfaites. Voilà
bien assez de prospérités pour une ville qui est encore dans
la troisième année de sa fondation ; si les circonstances lui
étaient toujours aussi favorables, elle atteindrait bientôt
une haute renommée et tout le luxe des grandes villes.
Cette excessive bienveillance de la fortune lui serait peut-
être funeste-, portée trop rapidement au dernier terme de
ses développemens , elle n'aurait fait que hâter l'époque de
sa décadence, et décroîtrait aussi vite qu'elle se serait
élevée. Quelques villes des Etats-Unis ont déjà éprouvé
ces variations.
Tous les agronomes s'accordent pour désigner la Floride
du milieu comme la plus favorable pour des établissemens
agricoles. Les terres y sont non-seulement meilleures qu'à
l'est et à l'ouest, mais entièrement disponibles, exemptes
de réclamations et d'hypothèques. C'est avec le gouverne-
ment seul que les acquéreurs sont en relation -, les prix
sont modérés , et les conditions des ventes ont été réglées
bien plus dans l'intérêt des colons que dans celui du fisc.
En général , le climat des Florides est doux et bienfai-
sant pendant l'automne, l'hiver et le printems. L'été y est
la mauvaise saison , et fatigue par une chaleur accablaulo,
LEà FLOlllDES. Ol5
des fièvres et autres maladies analogues , excepté à Saint-
Augustin, et sans doute aussi dans quelques positions éle-
vées et loin des marais qui couvrent encore une grande
partie du pays. Le terrain y est légèrement ondulé , sans
montagnes d'une hauteur remarquable. Les côtes sont, en
général, très -basses et remplies^de lagunes. En mer, à
peu de dislance du rivage , des récifs entièrement compo-
sés de madrépores, comme ceux des îles de l'Océan, font
soupçonner que toute la contrée est sortie du sein de la
mer, et que son origine est la mcme que celle de ces ré-
cifs qui la bordent encore aujourd'hui , et finiront par se
rattacher au continent , en le prolongeant aux dépens du
golfe du Mexique et des îles Lucayes ^ dont quelques-unes
seront aussi réunies à la terre ferme. La minéralogie de
toute la contrée dépose en faveur de celle origine, et sem-
ble la tirer de la région des hypothèses pour la placer au
rang des théories. On a fait cependant quelques objec-
tions assez fortes : on les a déduites principalement de la
violence des courans le long des côtes 5 il a paru que ces
énormes masses d'eau , mues avec une aussi grande vitesse ,
devaient ronger les terres et transporter au loin leurs dé-
bris, au lieu de préparer la jonction du continent avec les
récifs et les îles. Quel qu'ait pu être autrefois et soit en-
core aujourd'hui l'effet de cette dernière cause , on ne peut
douter que le sol des Florides ne soit un dépôt de la mer.
On reconnaît la présence de cet élément dans les plaines ,
au bord des rivières, au sommet des coteaux 5 aucun fait
n'est mieux établi sur un ensemble plus complet de té-
moignages irrécusables. Les géologues n'ont encore exa-
miné que la surface 5 lorsqu'ils auront pénétré dans l'in-
térieur des couches , mis à découvert les débris de l'ancien
monde renfermés dans ces archives de la nature, ou ils
nous feront connaître des objets nouveaux , ou ils ajoute-
3l6 LES FLORIDE3.
ront aux nolions acquises sur les fossiles actuellement dé-
crits. L'Amérique est, à la fois, la contrée des grands phé-
nomènes politiques , et le plus vaste champ de découvertes
géologiques.
La Faune et la Flore des Florides ne sont pas aussi va-
riées que celles de l'intérieur du continent ; à la même la-
titude, on n'y trouve point les grands quadrupèdes propres
à l'Amérique. C'est récemment que l'on y a introduit le
hison -, l'ours noir y était établi avant l'arrivée des Euro-
péens , mais depuis peu de tems , car il y était rare, et l'est
encore plus aujourd'hui : peut-être même ne fait-il que se
montrer accidentellement dans les Florides, lorsqu'il des-
cend de la chaîne des Apalaches pour aller chercher^ pen-
dant l'hiver, des pays où il trouve à se nourrir. Le castor
a disparu , et, ce qui est très-précieux dans un pays où les
digues et les fossés sont d'une absolue nécessité , le rat
musqué , grand destructeur de ces ouvrages , s'est éloigné
à plus de loo milles des côtes. Mais les reptiles ne l'ont
pas suivi dans sa retraite : on trouve encore des alligators
dans les lagunes, et les serpens à sonnettes de ce pays ne
sont pas les moins redoutables de leur espèce.
De toutes les cultures qui peuvent s'accommoder du sol
et du climat des Florides , celle de la canne à sucre est re-
gardée comme la plus avantageuse. On assure que la ré-
colte d'un acre planté en cannes peut donner 3,ooo livres
de sucre brut, outre les plantes réservées pour les planta-
lions suivantes. Sur les bords du INlississipi , vers l'embou-
chure du fleuve , et dans les meilleurs terrains , on n'ob-
tient guère que le tiers de ce produit. Le coton occupe le
second rang dans l'ordre des cultures les plus profitables ,
et sera peut-être long-tems au premier , en raison du peu
d'avances qu'il exige , au lieu que la fabrication du sucre
ne peut se passer d'appareils dont le prix s'élève de 20,000.
SOUVENIRS DE l'iTALIE. Sl^
à 26,000 francs. De ces deux productions principales , il
est aisé de conclure quelles sont celles qu'on peut leur as-
socier, et la vigne ne sera pas oubliée.
Notre tâche est remplie. Nous avons assez montré ce que
sont les Florides , et ce qu'elles peuvent devenir -, ce que
l'on a la certitude d'y trouver, et les inconvéniens auxquels
devront s'attendre les nouveaux colons qui viendront s'y
établir. Entre les trois divisions de cette contrée, le phi-
losophe même arrêterait difficilement son choix : la salu-
brité du climat plaide fortement en faveur de Saint-Augus-
tin , car la santé est d'un prix incontestable : les charmes
de la nature recommandent Taillahassée, et les plaisirs
d'une bonne société sont réunis à Pensacola : ce serait peut-
être là que le philosophe irait se réfugier.
( Quavterlj American Revîew. )
gg^oiivdnir^ be T'^tafie.
LES MARIONNETTES. — COMÉDIE. — TRAGÉDIE. — M. CASSANDRIN.
— TEMISTO. — BALLET. — LES MOISSIGNORI (l).
La mal-aiia m'avait donné la fièvre, et, depuis huit
jours, je n'avais point quitté la chambre : déjcà je me rési-
gnais à mon sort , et, de la cité éternelle , je comptais pas-
ser dans l'éternelle patrie des ombres. Heureusement le
vent changea, l'atmosphère se rafraîchit, l'espoir de vivre
(1) Voyez les lettres pre'ccdentes dans les nume'ros 1^, aS, 26 et 27, de
noire recueil.
3l8 SOUVENIRS DE l' ITALIE,
et de penser vint sourire de nouveau à mon amc abattue.
Ma première promenade fut telle qu'un convalescent de-
vait la faire : toute vagabonde , sans but de plaisir ni d'é-
tude , et uniquement consacrée au bonheur de respirer et
de jouir de l'air libre. Antiquités, philosophie, poésie,
fuyaient loin de ma pensée ; je ne ré vais à rien : je n'agis-
sais pas, je me laissais vivre.
Cette apathie n'est pas sans douceur -, elle est surtout
naturelle à ceux qui , échappant à une maladie mortelle ,
ressaisissent l'existence comme une volupté vive, comme
une jouissance dont ils ont couru risque d'être privés, et
qui suffit à leur bonheur. Le soleil était ardent, l'air pur,
et le jour magnifique. J'avais parcouru plusieurs quartiers
de Rome, et je promenais ma nonchalance le long du Corso,
rendez-vous des fainéans de bonne compagnie, promo-
nade où les monsignoii viennent, au moins une fois par
jour, se donner des grâces et constater leur existence. Ce
que la rue de la Paix est à Paris, ce que New-Bond-Streot
est à Londres , le Corso l'est à Rome. Au surplus, je ne
faisais point d'observations, mon corps seul prenait de
l'exercice-, il régnait en maître et jouissait pleinement de
la promenade et du beau tems.
« Entrate , Signori, enlrale , o gentilissinii l » s'écriait
une voix de stentor, qui semblait partir du palais Fiano ,
près duquel je me trouvais. Je tournai la tète , et je vis
ouvert, à mes pieds, une espèce de souterrain, de mes-
quine apparence , et d'où sortait une tète brune , ita-
lienne, couverte de cheveux bouclés. Comme je m'arrêtai
pour écouler ses vociférations, il m'adressa la parole: k En-
trez, seigneur ;onjoue ici la comédie, la tragédie et le ballet.
Signor Inglese, quest' è le plus beau spectacle du monde;
vous verrez les fameux fantoccini de l'illustre signor Cal-
zclti ! » lîref , c'était un théâtre de marionnettes. On me
demanda a5 ccnlimcs, ou 5 sols et demi , somme fort mo-
SOUVENIRS DE l'iTALIE. 3i()
dique; et j'entrai, persuadé que le spectacle des marion-
iielles ne fatiguerait point mon débile cerveau, et n'ébran-
lerait pas violemment ma santé à peine affermie.
En jetant les yeux autour de moi , je fus étonné de me
trouver en bonne compagnie : 5 sols et demi (le prix com-
mun de toutes les places) avaient suffi pour éloigner de ce
lieu d'amusement les prolétaires et les laquais. De bons
bourgeois , des Romains fort bien vêtus, jeunes et vieux,
étaient assis sur les banquettes disposées en face du petit
théâtre. La société de Hay-market (i)est moins bien choisie
que celle de mes fantoccini de Rome 5 et , ce qui devait pa-
raître encore plus étrange à un spectateur britannique ,
aucun de ces gens-là ne paraissait honteux de s'amuser à
si bon marché.
Des marionnettes ! s'écrie-t-on 5 oui , des marionnettes !
et qui m'amusèrent plus que les acteurs de presque tous
ces grands théâtres dont nos capitales se font gloire. Si l'on
doute de ce que j'avance , et que l'on prenne cette assertion
pour un paradoxe ou une satire, on se trompera. Que l'on
rie de mon admiration , soit; mais que l'on ne conteste
pas la vérité des sensations que je me contente de repro-
duire dans leur naïve énergie. Oui, les fantoccini me pro-
curèrent une soirée délicieuse, et plût au ciel que, par la
vérité de mon récit, je pusse communiquer à mes lecteurs
un plaisir qui m'est encore présent !
Figurez-vous d'abord un théâtre construit à la mode de
Lilliput , large de douze pieds, haut de cinq à six pieds.
Les décorations, fort bien faites, sont proportionnées à ces
dimensions 5 portes, galeries, colonnes, fenêtres, ornc-
mens et accessoires , tout est parfaitement calculé sur la
même échelle -, les acteurs qui viennent , comme dit Sha-
kspeare , promener sur ces planches leur gloire d'une
(i) Théâtre secondaire à Londres.
SaO SOLVEMUS DE l'iT.VME.
heure , ont douze pouces de haut. Aussi bien vêtus qUë
régulièrement construits , dirigés par des fils impercep-
tibles , ils contribuent à l'illusion que le théâtre produit.
Ne différons pas davantage le récit de ma représentation del
Fiano. Trois petits coups frappés sur le parquet annoncent
la levée de la toile. Tout se taît; un grave personnage
s'avance et prononce le monologue.
C'est ce personnage qui donne son nom à la pièce inti-
tulée : Cassandvino allievo d'un pittore , Cassandrin élève
d'un peintre. Connaissez-vous Cassandrin ? c'est le pre-
mier type du Cassandre des parades françaises -, mais ce
dernier ressemble à l'autre comme nwfashionable de Mexico
ou de Fernambouc ressemble à un dandy de Londres.
Favori actuel de la société romaine, Cassandrin, vieillard
encore vert, ci-devant jeune homme , coureur d'aventures,
grand amateur de la beauté , ne tombe jamais dans la gros-
sièreté niaise et plate de ce Cassandre, son parent éloigné.
Au contraire, il a le ton du monde, le goût des belles ma-
nières. Il est adroit, souple, décent, fidèle aux conve-
nanc;es , caressant dans l'occasion, bon diplomate , érudit
même , spirituel par-dessus le marché 5 ce serait un modèle
inimitable, un héros de roman sur le retour, si la nature
et l'entrepreneur des fantoccini n'eussent mêlé , comme le
veut Aristote , une tache à tant de grâces , et une faiblesse à
tant de vertus. La première jolie personne qui se présente
est sûre de lui faire rendre les armes. De là des aventures
périlleuses, scabreuses-, ruses contre ruses, intrigues sur
intrigues 5 et, pour le respectable amoureux, une belle oc-
casion de déployer les ressources de son esprit. Dans un
pays où tant de célibataires ambitieux se coudoient pour
arriver à la fortune, et se disputent les avantages du goût,
de l'élégance, de la grâce et de la puissance, le rôle de
Cassandrino n'esl-il pas une création ? Quelle image per-
sonnifierait plus habilement la haute société romaine? Le
SOUVF.>ni5 DK L ITALIE. .W I
r/r7?705 d'Aristophane , ce peuple athénien dont un vieil-
lard fantasque est le symhole , ne vaut pas mieux.
11 porte 1 hahitlaïc, et ses cheveux gris, soigneusement
et artislement arrangés, n'offrent à l'œil aucune trace de
la couronne ecclésiastique. Mais que la malice romaine sait
bien suppléer à l'imperfection du costume ! depuis que la
servitude est devenue la vie morale de Rome, et que ses ha-
bitans en ont contracté et gardé le pli, comme ces infor-
tunés qui, long-tems courbés sous la voûte d'un cachot,
ne peuvent plus relever leur tête, le seul souvenir de li-
bçrté qui leur reste , c'est le bonheur de rire tout bas de
leurs maîtres. Les senlimens de haine et de vengeance ont
disparu depuis long-tems. L'ironie concentrée est deve-
nue subtile , profonde -, c'est un besoin de l'existence. On
ne désire ni changement de gouvernement , ni mutation
dans le personnel des affaires : à quoi cela servirait-il ? les
successeurs feraient peut-être regretter les prédécesseurs;
mais la satire la plus détournée, l'allusion la plus fine est
savourée avec un délicieux plaisir. Un dialogue de Pas-
quin , dans sa brièveté épigrammaliquc et oblique, fait,
pendant un mois , le bonheur de Rome. Les imaginations
prennent feu , et s'attachent aux allégories les plus éloi-
gnées 5 et , comme la serpe de la censure règne impi-
toyablement aux grands théâtres , on court auxFanloccini,
dont le dialogue improvisé permet la satire et ne s'en fait
pas faute.
INJille ménagemens sont indispensables, il est vrai, même
sur ce théâtre de pygmées. On se garde bien de donner à
Cassandrin le titre de monsignore. Mais quel spectateur
assez peu au fait ignore que les plus grands personnages
de la ville sont de§ Cassandrins à manteau long j sexagé-
naires, comme notre acteur 5 comme lai , gravement aima-
bles , et faisant quarantaine dans le boudoir des jolies
femmes , en attendant les dignitf's que convoite leur ambi-
XV. 2 1
oïl SOLVEMnS DE L ITALIE.
tion ? Consalvi appartint à celte classe pendant trente ans.
J'en connais , pour ma part, huit ou neuf qui se consolent
très-bien chez les marquises, ou même chez les grisettes, des
langueurs de l'attente. Ainsi les bas noirs du petit Cassan-
drin de douze pouces ne nuisent en aucune manière à la
réalité de son titre clérical. Chacun , dans sa pensée , le
revêt des ordres sacrés , et lui fait cadeau de la paire de bas
violets qui signale l'aspirant aux grandeurs ecclésiasti-
ques : loin que Tintérêt s'affaiblisse, il s'augmente-, et le
spectateur, au soin duquel on abandonne le costume, croit
être de moitié dans la composition de l'ouvrage qu'il voit
représenter.
Lorsque Cassandrin fit son entrée en scène, bien frisé,
bien paré, la face rubiconde et arrondie , le sourire sur les
lèvres, per>onne n'eût pensé que ce pvgmée ambulant était
taillé dans le bois. La grâce parfaite de ses mouvemens ,
l'élégance de sa démarche , l'à-propos de ses gestes , sem-
blaient lui donner une vie réelle : c'était un monsignore
de chair et d'os sous le costume laïc. Il fit deux ou trois
tours sur le théâtre, se donna des airs, se regarda dans le
miroir , remit à leur place légitime les plis de sa man-
chette , ploya son corps avec cet abandon affecté et cette
gentillesse paresseuse commune aux gens de bonne com-
pagnie, et répéta, sans manquer d'un seul point, toutes
les manières connues d'un cardinal en embryon. L'hilarité
était universelle. Elle redoubla , quand, d'une voix flùtée,
le petit gentilhomme parla de son amour et de ses espé-
rances.
Il adorait la sœur d'un peintre , et venait en ces lieux ,
disait-il, pour voir un moment cet astre de beauté. « Que de
charmes! oinic l quelle main! per haccol quels veux!
o gioja l )) La femme de chambre interrompit le monolo-
gue ; et, après quelques paroles de séduction, Cassandrin
lui glisse un pnnleuo dans la main , avec \ine adresse dont
SOUVENIRS DE l'itAI.IE. 3^.3
les speclaleurs sont frappés. Elle, court chercher sa maî-
tresse. L'amant de soixante ans se rengorge , regarde sa
janihe , rattache un bouton de son gilet , attend sa belle et
paraît sûr de sa victoire.
Scène m*. La sœur du peintre arrive-, on se salue.
Au milieu des complimens d'usage , le séducteur mêle
quelques mots qui annoncent son amour sans le révéler.
Cassandrin n'est pas hardi : la prudence et l'adresse lui
tiennent lieu d'audace -, et c'est encore un trait de carac-
tère. Comment parviendra-t-il à faire sa déclaration ? Il est
vieux ; elle est jeune : le cas est embarrassant. Loin de
brusquer la chose, il tourne l'obstacle^ capitaine expé-
rimenté , qui veut essayer la force de son adversaire avant
de frapper les grands coups.
<( Me permettez vous , demanda-t-il d'une voix douce
et d'un air contrit, de vous chanter la jolie cavatina que
j'ai entendue hier au concert , et qui fait fureur .t' » Aussitôt
il prend une mandoline, se pose avec grâce, prélude et
chante avec une justesse et un goût parfaits. On le couvre
d'applaudissemens 5 mais l'enthousiasme public , en adres-
sant ses remerciemens à l'artiste qui , derrière la scène ,
prélait sa voix à Cassandrin , troubla un moment l'illusion.
« Brava,ljra\^issiina la Ciabatina l » s'écria-t-on de toutes
parts. J'appris que la Ciahatina était la fille d'un cor-
donnier, fort jolie, et douée d'une voix superbe. On lui
donne une couronne par soirée, pour venir chanter un air
au théâtre des Fantoccini.
Cependant lacavatine, qui contient une déclaration
d'amour , n'a point été inutile aux progrès de notre amant.
Penché sur le fauteuil de sa belle, il semble attendre son
sort des paroles qu'elle va prononcer. « Per bacco, lui
répondit-elle, que vous êtes élégant, M. Cassandrin! quelle
jolie tournure ! le charmant habit ! Personne n'est mieux
mis que vous à Rome ! »
324 sorvE?.'rRS be l'italie.
Ces éloges enchantent le vieux fat, qui commence une
énumcralion complèle, empliatiqiie et galante des différcns
articles de sa toilette. « Que dites-vous de ce drap ? quel
corps ! quel moelleux 1 c'est du Louviers de première qua-
lité. Ce Casimir anglais n'est-il pas magnifique ? Quant à ma
montre à répétition, elle vient de Genève , etc. , etc. » Il
tire sa montre , la fait sonner à l'oreille de la jeune per-
sonne, en fait admirer les breloques, qu'il passe en revue
avec la fatuité la plus divertissante, et dont chaque pièce
est accompagnée d'une tirade d'éloquence comique. Puis,
enhardi par cette exhibition de sa richesse et de son goût ,
il tire doucement une chaise , l'approche de sa belle , s'y
assied, se trouve insensiblement en contact avec l'objet de
ses vœux , et va parler , quand tout-à-coup
Sci:AE iv^. Apparaissent au fond de la scène les mousta-
ches énormes et la longue chevelure du frère, maîlre de
la maison. Quel coup de théâtre ! Cassandrin se lève-, et
l'artiste, en s'avançant, déploie celte originalité bizarre
de costume que les peintres actuels affectent à Rome. Por-
ter les cheveux longs et bouclés , le col de la chemise ra-
battu et attaché par une torsade, les favoris longs et la tète
haute , c'est, en quelque sorte, faire profession de génie \
c'est afficher une admiration passionnée pour lord Bvron.
Il est populaire parmi les Romains, qui, faute de vertus
morales et politiques, se livrent volontiers à l'enthousiasme
littéraire. Voulez-vous être bien-venu à Rome ? placez dans
voire salle à manger lebusle du poète anglais, son portrait
dans votre salon ^ citez ses vers, et invitez un peintre à la
mode à retracer sur la toile ses derniers momens en Grèce ,
ou son exploit périlleux au détroit d'Abydos (i). Mais je
reviens à mes acteurs.
Le peintre aux belles moustaclies , ('tonné et méconlonl
(i) Voyez, le rccil de rcl cx[iloif dans notre i'''" ninne'ro.
SOUVENiaS DE LITALIE. 325
de voir Cassandriri si près de sa sœur, lui rend une mi-
niature que l'aimable vieillard lui a donnée à retoucher.
« Vous me ferez plaisir , M. Cassandrin , lui dit-il ensuite ,
de nous épargner
— ' Cassandrin. Ah! le beau talent que vous avez là,
monsieur ! Quel coup de pinceau ! quelle touche !
— Le peintre. De nous épargner vos visites.
— Cassandrin. Homme de génie!
— Le peintre. Elles sont superflues.
— Cassandrin. Vous éclipsez tous vos rivaux.
— Le peintre. Elles me fatiguent.
— Cassandrin. Il faudrait couvrir d'or un petit chef-
d'œuvre comme celui-ci.
— ■ Le peintre. M'entendez-vous .^
— Cassandrin. Je veux que toute la bonne compagnie
de Rome retentisse de vos louanges !
— Le peintre. Vous ne remettrez plus les pieds ici ; en-
tendez-vous bien ?
— Cassandrin. Tant de talens , et si modeste ! Adieu,
signor peintre^ adieu, belle dame! » Et, plus gracieux que
jamais, le charmant personnage , sourd à la sentence qui
l'exile , prodigue les éloges à mesure qu'on lui prodigue
les mauvais complimens , et prend son congé d'un air de
nonchalance inimitable.
A cette bonne scène de comédie , succède le dialogue
entre le peintre et sa sœur, a Pourquoi , ma sœur, ce tête-
à-tête avec un homme qui ne peut pas vous éuouser.^^ »
Trait facile à saisir , et qui , tombant d'à-plomb sur le
clergé , est applaudi avec délices. « C'est qu'il m'amuse ,
répond la sœur. — Il est très-dangereux de s'amuser ainsi,
mademoiselle ! » reprend le frère, qui continue son sermon
mêlé de lazzi, jusqu'au moment où la scène change , et
représente une rue devant la maison du peintre.
Cassandrin se morfond sous les fenêtres de sa belle.
826 SOUVEMRS DE l'xTALIE.
Après diverses expressions de désespoir amoureux, qui ne
messiéraient pas au premier acte d'un opéra-comique, il
cherche dans sa tête les moyens de se rapprocher d'elle ,
en dépit de son argus. Bien des obstacles s'y opposent :
son âge , sa réputation 5 peut-être ne réussira-t-il pas , peut-
être sera-t-il battu. Après avoir pesé le pour et le contre
avec la maturité d'un diplomate consomme, il se décide à
se déguiser en jeune homme , et à se présenter comme élève
chez le peintre : résolution d'autant plus comique , qu'il
en sent tout le danger, et que, placé entre la peur, l'amour
et le remords de sa conscience , il déploie tout l'esprit qu'il
faut pour faire des sottises de propos délibéré. Ici finit le
premier acte de ce drame en miniature, plus spirituel et plus
raisonnable que certains autres représentés avec succès sur
de plus grands théâtres.
Secoind Acte. Nous retrouvons Cassandrin chez le pein-
tre. De gros favoris bruns et une barbe épaisse cachent
son menton et ses joues ^ ses cheveux gris s'enveloppent
sous une vaste perruque noire, qui ne peut les cacher en-
tièrement , et qui laisse passer sous l'oreille gauche quel-
ques indices perfides de l'^ige réel de notre amoureux. La
sœur du peintre entre sans reconnaître Cassandrin. Cette
scène d'amour est excellente. Le héros n'emploie pas les
séductions d'un jeune homme , mais celles d'un vieux céli-
bataire et d'un prêtre. Il lui parle longuement des richesses
qu'il possède, de la céleste félicité qu'il espère trouver dans
son amour, dans le mystère, enfin des brillantes parures
dont il prétend orner l'objet de ses vœux. « Nous serons si
heureux , mon ange ! Vous n'aurez rien à désirer , et per-
sonne ne saura notre bonheur ! » Nouveau trait relatif aux
secrètes liaisons des cardinaux , et accueilli par les bravos
de l'assemblée -, enfin , il tombe à genoux aux pieds de sa
maîtresse , et le bruit de ses soupirs est interrompu par une
IM'ripélic nouvelle autant qu'inattendue.
SOTJVEWIllS DE l'iTALIE. 827
Cassandrin , dans sa jeunesse , a fait la cour à une lante
du peintre , maintenant décrépite : c'est elle qui se pré-
sente. Elle voit le prétendu jeune homme aux pieds de sa
nièce, et reconnaît son propre adorateur. Véhémente in-
dignation de la tante; étonnement de la nièce; confusion
du héros. « Quoi ! perfide ! ingrat ! ne vous souvenez-vous
pas qu'il y a quarante- deux ans vous me jurâtes une
constance éternelle ? Votre cœur déloyal ne se rappelle pas
notre entrevue de Ferrare ; le désespoir que mes refus vous
causèrent! Séducteur! scélérat! etc., etc. » Cassandrin fuit
couvert de honte, et va se réfugier dans l'atelier du peintre.
Bientôt on l'en voit sortir enlouré d'une nuée de jeunes
artistes : les épigrammes pleuvent sur le ci-devant jeune
homme ; l'un lui enlève sa perruque , et l'autre ses favoris
supplémentaires. Tout cela est exécuté avec une facilité de
mouvemens, une agilité et une grâce, dont je n'aurais ja-
mais cru que des marionnettes fussent capables. Le peintre
arrive -, il renvoie ses élèves , s'assied , et fait comparaître
laccusé à la barre de son tribunal.
(c Quoi ! monsieur , un homme de votre âge , de votre
classe , se conduire ainsi ! » ( On applaudit. ) Cassandrin
s'excuse, fait amende honorable, et plus il s'humilie, plus
le peintre le menace de divulguer ce secret honteux. Après
avoir joui long-tems de l'embarras de sa victime, le juge
de Cassandrin termine en prononçant la sentence. « Vous
êtes venu chez moi pour prendre des leçons de peinture ;
je vous en donnerai. D'abord , je veux vous apprendre la
couleur. Vous avez du goût pour l'écarlate (allusion au
costume de la plus haute dignité ecclésiastique) ; eh bien !
mes élèves vont vous déshabiller-, et votre peau, couverte
du plus beau rouge , fera , s'il vous plaît , l'admiration des
Romains. Après une petite promenade sur le Corso, tout
sera dit, » Qu'on imagine la douleur de Cassandrin : il se
résigne à tout , excepté à cette honte ; il prie , il supplie ,
3^8 SOUVENIRS DE L*1TALIE.
mais en vain. « Quoi! lui dit ironiquement le peintre,
vous serez rouge de la tête aux pieds : n'est-ce pas ce qu'il
vous faut ? » Cette allusion , plus forte et plus piquante
que les autres , est applaudie à outrance.
Cependant l'affaire s'arrange. Cassandrin consent à
épouser la vieille tante, qu'il a séduite àFerrare, il y a qua-
rante-deux ans. A celte condition, le peintre et sa sœur
lui pardonnent ; et , s'avançant sur le bord de la scène ,
courbant gracieusement son petit corps , il adresse, à voix
basse, sa dernière confidence au public : «Messieurs, vous
voyez que je renonce à l'écarlate (la pourpre romaine) 5
mais je vais être l'oncle de celle que j'adore , et alors.... »
Il n'en dit pas davantage , termine sa profonde révérence,
et disparait.
Je n'ai pu donner qu'une imparfaite idée de cette petite
pièce cbarmante , dont le dialogue , improvisé par plu-
sieurs personnes cachées derrière la scène , brillait d'un
naturel et d'une verve souvent satiriques , toujours de
bon goût. L'illusion avait été entière : tantôt de longs
éclats de rire , tantôt l'expression concentrée de cette gaîlé
maligne qui n'ose pas se trahir , interrompaient la repré-
sentation. Jamais acteurs de grandeur naturelle ne déridè-
rent mieux le front de leurs auditeurs. Enfin , après la
révérence finale de Cassandrin, tout le monde avait oublié
(jue c'était le théâtre des Fanloccini; on avait si bien perdu
de vue les marionnettes et leur mécanisme , que quand un
petit enfant mit le pied sur la scène , pour arranger les
(juinquets de la rampe , on crut voir paraître un géant sur
le théâtre; et un cri de surprise s'échappa de tous les coins
de la salle.
La seconde pièce était un ballet-pantomime-, les petits
personnages qui nous avaient tant amusés pendant trois
(|uarls d'heure s'acquittèrent parrailenieul jjien d'une en-
lîTpiiïC ni diffiriU'. Cette seconde^ pièce, inlilulée la Puils
SOL'VEKIKS DE l'iTALIE. 3^9
enchanté , était tirée des Mille et Jjne Nuits , et valait au
moins les ballets que les Opéras de Paris et de Londres
montent à si grands frais. Etonné de la danse légère de ces
automates et de la souplesse de leurs mouvemens , je
priai 1 un de mes voisins de m'apprendre comment ces mi-
raculeuses marionnettes étaient construites : «. Rien de plus
simple, me dit-il -, leurs pieds sont de plomb, et les arti-
culations qui unissent leurs membres imitent cbacune des
articulations du corps humain -, creux à l'intérieur , ils
renferment plusieurs fils de soie, qui les font mouvoir, et
que vous verriez sortir du sommet de leur tète , si vous étiez
placé plus près du théâtre : on a soin de choisir de la soie
de même couleur que les décorations , afin de cacher au-
tant que possible le mécanisme qui les guide. La grâce et
le naturel que vous admirez chez ces marionnettes dépen-
dent exclusivement de l'adresse de celui qui les dirige.
Notre homme est fort habile -, il imite avec un art sans égal
la pirouette , les tems-baltus , le rond de jambe et l'entre-
chat simple ou triple. Il gagne beaucoup d'argent , et le
mérite; c'est un génie. » È ungenio, répétait 1 Italien,
dont je partageais l'enthousiasme. Il est difficile de pro'
duire plus d'effet avec des moyens plus bornés-, et si le gé-
nie consiste à faire beaucoup avec rien , mon directeur de
fantoccini a droit à un titre aussi sublime.
Je n'aspirais qu'au moment de voir mes chères marion-
nettes : ma santé s'était rétablie \ et quelques semaines
après ;, une de mes soirées se trouvant libre, je profitai de
ce loisir pour me rendre au petit théâtre du Corso. On y
jouait la tragédie. A ces mots , tous mes lecteurs vont se
récrier, et des marionnettes qui chaussent le cothurne
pourront bien leur paraître ridicules. Si j'ajoute qu'elles
me touchèrent , que je fus ému , que je pleurai, et que je
sortis le cœur agité de toutes les sensations que fait naître
Mclpomène, ou se moquera non-seulement de mes mariou-
33o SOUVEJ\IUS DE l'itALIE.
nettes , mais aussi de moi ; quoi qu'il en puisse être, voici
le sommario de la tragédie jouée par ces acteurs de douze
pouces, et intitulée Témisto.
L'action se passe en Grèce pendant la célébration des
fêtes de Bacchus. Le roi Cresphonte avait épousé en pre-
mières noces Témisto , dont il avait eu un fils , nommé Phi-
listène. Erista , femme passionnée, violente, et dangereuse
autant que belle , aime depuis long-tems le roi , et lui per-
suade que Témisto est infidèle au lit conjugal. Quelque
tems après cette fausse révélation, Témisto disparaît-, Erista
la fait vendre à des marchands égyptiens, qui l'emmènent
dans leur pays. Le roi épouse Erista. Dix ans s'écoulent :
Témisto , sur la figure de laquelle le tems a imprimé ses
ravages , revient dans sa patrie , et n'est reconnue de per-
sonne. Profondément versée dans tous les mystères de la
religion de l'Egypte, elle devient grande prêtresse de Bac-
chus , place qu'elle occupe lorsque la pièce commence.
Cette exposition se fait dans la première scène avec beau-
coup de clarté et de rapidité : le dialogue en prose est na-
turel et animé ; on ne trouve dans cette improvisation dia-
loguée rien qui rappelle la pompe et l'invraisemblance
reprochées à tant de tragédies. Quelquefois, il est vrai,
le costume n'est pas rigoureusement observé , les mœurs
grecques font place aux mœurs italiennes, et plus d'un
mot échappé à l'interlocuteur vient trahir le Romain du
dix-neuvième siècle. Mais quelle £ompensation plus que
suffisante de ce léger défaut, dans la vérité et la vivacité des
répliques ! Les acteurs s'interrompent brusquement , se
livrent à toute l'énergie d'une passion qui semble réelle,
et, parlant d'abondance, portent au plus haut degré l'illu-
sion dramatique.
Au commencement de la pièce , la reine ?>ista confie à
la prêtresse de Bacchus, dont elle ignore le nom véritable,
la haine profonde qu'cUc poilc à Philistèiu», fils du roi
SOUVEMRS DE LIïALlE. 33 I
Cresphonte et de Tdniisto. Erista veut se défaire de ce
jeune homme , fils de sa mortelle ennemie , et elle charge
de l'assassinat sa mère elle-même , qui va célébrer les bac-
chanales, dont le désordre peut favoriser un tel attentat.
Témisto , que cette proposition pénètre d'horreur , fait
semblant d'y consentir , de peur que la reine n'en confie
l'exécution à d'autres mains. Ensuite, elle se décide à voir
son fils , et à le garantir du danger qui le menace.
L'entrevue a lieu dans la forêt sacrée , près du temple ;
après quelques questions préliminaires , Témisto demande
au jeune prince s'il aime sa mère.
(( Si je l'aime ! je ne vis que pour la venger.
— Ah ! Dieu ! je vais me trahir ! Mon fils ! mon fils !
— Qu'avez-vous , madame? Quel trouble!
— Non, je ne puis lui dire ce secret fatal, etc. , etc. »
En effet, Témisto se fait violence, impose silence à son
cœur maternel, et se retire, en recommandant à Philislène
de se défier d'Erista. Pendant cette scène , qui est fort
longue , et qui termine le premier acte, la plupart des spec-
tateurs fondaient en larmes.
Au second acte , l'action marche, l'intérêt se complique^
et le danger redouble. Philistène est amoureux de la prin-
cesse Isménie, fille d'Erista et de son premier mari. Sa mère,
sans lui découvrir les liens qui l'unissent à elle , lui ap-
prend que c'est la reine Erista qui a"' fait transporter en
Egypte et vendre comme une esclave Témisto , dont il est
fils. Il est placé dans l'alternative cruelle , ou de renoncer
à son amour, ou d'être parjure au vœu qu'il a fait, devant
l'autel de Bacchus , de ne point laisser le malheur de sa
mère sans vengeance, dès qu'il en connaîtrait les auteurs.
Isménie paraît au milieu de ce grand combat de l'amour
et du devoir; et le jeune homme, entraîné par la véhémence
de sa douleur, avoue tout à son amante. Une série d'évé-
nemens et de situations pathétiques succède à cette scène:
532 SOlVEMr.S DE i.'lXALlE.
je ne les raconterai pas, de peur qu'on ne m'accuse de
ra'arrèter trop long-tems sur des détails qui peuvent sem-
bler puérils à ceux qui n'ont pas oublié les dimensions de
mes personnages. Je saute deux actes ^ et me voici à la ca-
tastropbe.
Philistène, pour venger sa mère, dirige son poignard
contre Erista-, mais la nuit et la confusion des orgies ba-
chiques trompent sa fureur. Il a tué sa maîtresse en croyant
égorger la reine. Le cri douloureux d'Isménie lui fait con-
naître sa fatale erreur -, il la saisit d'une main tremblante ,
plonge le fer dans son propre sein , et , après quelques ac-
cens d'angoisses et d'amour, que les sanglots de notre au-
ditoire m'empêchèrent d'entendre , les deux amans infor-
tunés meurent dans lea bras l'un de l'autre.
Comparez, sous le rapport de l'art, ma tragédie de
marionnettes avec la plupart des pièces prétendues clas-
siques : vous reconnaîtrez la supériorité de Témisto sur
ces productions bâtardes de la muse antique et de l'art mo-
derne. Quant à l'émotion des spectateurs , je ne puis la
décrire , et, si l'on veut en rire, je me résigne au ridicule ;
car, moi-même, je l'avoue , je la partageai dans toute son
intensité.
Déjà je connaissais les fantoccini tragiques et comiques ,^
cl j'avais, comme on voit, fort bonue opinion d'eux :
bientôt s'offrit l'occasion de compléter ce cours d'études, et
d'assister à une troisième espèce de représentation du même
genre , plus piquante , plus mvslérieuse, et qui fait aujour-
d'hui ramusemcnt de la meilleure compagnie de Rome.
Une famille , à laquelle j'avais inspiré assez de confiance
pour qu'elle crût pouvoir compter sur toute ma discrétion ,
me procura ce nouveau plaisir. Spectateurs et interlocu-
teurs, nous n'étions en tout que dix-huit , dont quatre ou
cinq faisaient mouvoir les acteurs el parlaient pour eux.
C'était une balirc ou dialogue , dirigée contre les princi-
souvE?frr.s de l'italie. 33?>
paux personnages cîc la société romaine, et représentée à
huisclos, au moyen des petits bonshommes que j'ai décrits.
Les gestes, les manières, les costumes des gens sous les-
quels Rome est aujourd'hui courbée, étaient imités avec
une exactitude minutieuse ; les traits les plus comiques s'a-
dressaient au cardinal délia Soniiglia (i) , pro-secrétaire
J'emf,jadisbommeintellJgenletbon politique, aujourd'hui
sourd, cacochyme, et privé de la mémoire, ce qui, pour
un diplomate , est une assez étrange infirmité. Il fallait
voir l'air d'importance de ces cardinaux en raccourci , leur
mine altière , leur geste impérieux, leur langage mielleux
ou menaçant ; la seule exiguité de leur taille constituait
une permanente épigramme , dont la moralité ressortait du
contraste de ces^petits êtres fragiles et de leurs prétentions
immenses. La gravité la plus sévère ne pouvait v tenir, et
l'on riait à chaudes larmes.
On ne peut mieux comparer le stvle de ce drame sati-
rique, qu'à celui des proverbes de Carmontelle, si naïve-
ment spirituels , et qui ont servi de modèles à plusieurs
écrivains françaisdu même ordre. Ilapour ûlre : Feia-t-on.,
ou ne fera-t-on pas un secrétaire d'état? et pour texte la
haine invétérée que porte le pape au cardinal délia So-
miglia, dont je viens de parler. Le rôle assigné au souve-
rain pontife n'est point ridicule : on reconnaît, jusque dans
cette plaisanterie , les profondes racines que le catholi-
cisme a jetées dans la moderne Italie , et la vénération in-
violable dont elle entoure le chef de son église. Je me con-
tenterai d'esquisser l une des meilleures scènes de la pièce.
Trois personnes , un curé, un meneur de bœufs et le frère
d'un carbonaro persécuté , ont adressé leurs pétitions au
pro-secrétaire d'état, qui les reçoit à la même heure. Sa
surdité, son défaut de mémoire, accumulent quiproquos sur
(i) T.ft ministre principal du pape actuel.
334 SOUVENIRS DE L ITALIE.
quiproquos : plus il s'aperçoit de ce désordre , plus il s'ob-
stine et tient bon contre sa propre infirmité. Il parle au
meneur de bœufs des attentats de son frère , qui a conspiré
contre l'état ; au curé , de ses taureaux dont il faut rogner
les cornes, et entretient le frère du carbonaro de ses pa-
roissiens et du concile de Trente. Qu'on imagine l'effet de
ces absurdités amusantes, débitées par un petit prélat de
douze pouces !
Charmé de cette nouvelle espèce de divertissement , je
fus bientôt à la piste de toutes les représentations secrètes
qui avaient lieu à Rome , et tour à tour Léon XII et son con-
fesseur, le banquier Torlonia, le cardinal Consalvi , passè-
rent en revue sous mes yeux. Les jeunes gens des meilleures
familles excellent dans l'art de faire parler leurs personnages .
Cachés derrière le théâtre, ils ont devant eux la disposition
des scènes , écrite sur une grande pancarte : les rôles de
femmes sont récités par des femmes, et chacun des interlocu-
teurs, improvisant sa réplique sur un sujet donné , cherche
à imiter le ton , l'accent et même la tournure des idées de
l'homme célèbre qu'il parodie^ il résulte de cette liberté et
de la verve spirituelle des interlocuteurs une vivacité et
une vérité de dialogue, que l'on chercherait envainsur nos
vastes théâtres où les rôles sont appris. Ici les inflexions de
voix sont plus naturelles, plus variées, même plus justes:
l'improvisateur caché ne pense point à régler ses gestes ,
à modeler ses attitudes^ il se livre sans réserve à la fougue
de son esprit et au délicieux plaisir de contrefaire un mo-
mentles puissances qu'il redoute. Je me souviens qu'un soir
je passai dans la coulisse pour examiner à loisir les acteurs
parlans , et que la véhémence de leur action , en m'éton-
nant, me prouva l'illusion qu'ils se faisaient à eux-mêmes,
illusion qui, les identifiant complètement à leur rôle, leur
faisait oublier tout le reste.
La police do Rome a beau poursuivre et chercher à
50UVEMRS DE LITALIE. 335
éteindre le dernier éclair de la liberté italienne, qui se ré-
fugie timidement sur ces théâtres , on trouve moyen d'c-
luder ses recherches; quelquefois, il est vrai, \ inipressaiio
des marionnettes va coucher en prison , et paie, de deux ou
trois jours passés sous les verroux , la licence de ses pa-
roles : mais l'adresse commune aux Romains sait parer ces
coups redoutables, ou, du moins, les amortir. En don-
nant d'avance une petite gratification aux observateurs char-
gés de faire leur rapport sur la bienséance des marionnette?,
on séduit aisément ces argus, qui commencent par aller
boire l'argent qu'on leur donne et que Tivresse rend en-
suite très-indulgens. Ce sont là de ces finesses dont on ne
s'avise que sous le despotisme : un autre trait, plus carac-
téristique , s'il est possible , c'est le soin que prennent le
directeur et ses employés de partager, chaque soir, l'argent
gagné pendant la représentation, comme si le théâtre
devait fermer le lendemain.
Chaque ville d'Italie un peu considérable a son direc-
leur de marionnettes ; ces gens font presque toujours for-
tune. Girolemo, le fantocciniste de Milan, vient de mou-
rir riche de trois cent mille francs , somme énorme en
Italie. Ses ballets passaient pour admirables , s'il faut en
croire la renommée ( car je n'ai pas vu Girolemo ni son
théâtre). Ses figurantes de bois l'emportaient sur les nym-
phes délia Scala ; et son premier danseur joignait au
moelleux de l'exécution une agilité sans égale. Un valet
piémontais, nommé Gianduja, remplace à Milan le per-
sonnage de Cassandrin, particulier à Rome, et qui n'aurait
pas de sel dans un pays où les célibataires n'ont point le
monopole du gouvernement. C'est une création fort comi-
que que Gianduja : il ne connaît pas l'Italie : nouveau dé-
barqué , il fait mille questions bizarres en patois piémon-
tais , ou s'explique à lui-même d'une manière plus bizarre
encore ce qui lui est inconnu. Ce cadre prête beaucoup à
33G sotvE^rns r>E l'italie.
la satire-, et Gianduja ne s'en fait pas faute, d'après ce qu(^
Ton m'a rapporté de ses malices et de ses bons mots.
Les Italiens ont beaucoup de goût pour ces personnages
à caractère convenu, quinersonniîient une classe, un genre
d'esprit, une manière d'être. Avec eux on n'a besoin ni
d'exposition ni de commentaires. Leurs figures populaires
et traditionnelles n'ont qu'à se montrer pour faire rire. Les
familles des Arlequins, des Burchielli, des Pan talons, sont
une mine inépuisable de gaîlé francbe, et semblent re-
monter à une origine plus noble et plus haute que la plu-
part des familles aristocratiques de notre Europe : ils
descendent des vieux Romains, comme l'a prouvé incon-
testablement la noble figure de Polichinelle, récemment
découverte dans les fouilles de Capoue, où elle fait partie
d'une peinture antique représentant une scène des Atel-
lanes. Polichinelle se trouve aussi sur plusieurs de ces vases
grecs en terre , auxquels on donne vulgairement le nom
d'Etrusques.
Si je n'avais un profond respect pour les puissances , et
la crainte de scandaliser les regards scrupuleux, je donne-
rais l'analyse d'une autre pièce de marionnettes, que, deux
ou trois mois après mon départ de Rome , je vis représenter
deux fois à Xaples, et dont les drnmalis personce ïçvQnt
pressentir ou deviner le dangereux caractère :
« Le roi de Naples.
» Le prince royal , portant plainte contre sa femme.
» La duchesse de Florida , épouse ( de la main gauche )
de S. M.
» Un apothicaire.
» Courtisans et lazzaronis. »
Nous n'étions que sept personnes dans la chambre où la
représentation avait lieu. Trois d'entre les Italiens se char-
gèrentde parler pour les marionnettes, le soir delà première
représentation -, le lendemain , les trois spectateurs de la
FORCES NAVALES, ETC. 33^
veille relayèrent les trois premiers interlocuteurs qui joui-
rent à leur tour de cette délicieuse bouffonnerie ! O les ad-
mirables caricatures ! ô les graves personnages! Quel mé-
lange de la majesté du rang et du grotesque baragouin
des lazzaroni ! Quelle vérité surtout !
Dans les pavs où la scène est esclave , c'est une res-
source bien précieuse que ces marionnettes ; et je ne pour-
rais résister à l'envie de tracer quelques scènes de fantoc-
cini à l'usage de France et d'Espagne , si cet article n'était
un peu long pour un sujet si léger. Je m'arrête après avoir
traité , comme La Harpe , de la satire , de la tragédie , de
la comédie, du ballet, et avoir disserté avec la gravité d'un
maître et mérité le titre d'Aristoîe des marionnettes.
(New Monthlj Magazine. )
^,fattstt(|tte.
FORCES NAVALES DES PUISSAT5CES DU CONTINENT DE l'eUROPC
COMPARÉES A CELLES DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Les documens qu'on va lire ont été recueillis par le
capitaine Jones, de la marine royale d'Angleterre, qui a
parcouru presque toute l'Europe pour voir les établisse-
mens maritimes des diverses nations. Ceux qui ne seront
pas satisfaits de ses jugemens pourront s'en prendre à
l'orgueil national dont tout Anglais est accusé ; mais ils ne
refuseront pas de reconnaître que l'observateur était en
état de bien voir et de ne pas se méprendre sur les faits ,
les institutions et leur influence. Il ne s'est pas borné à vi^
XV. 22
3J8 FORCES NAVALES
siter les ports, les chantiers , les arsenaux ] ses observations
se sont étendues aux lois qui régissent la marine , au re-
crutement de l'armée navale , aux écoles , à l'administra-
tion. Sa tournée d'inspection commença par la France et
la Hollande : il ne fit qu'une courte station en Danemarck
et en Allemagne, séjourna plus long-tems en Suède, et
surtout en Russie, où il avait à voir plus de choses, et à les
examiner avec plus d'attention. Mais, quoique la marine
fût l'objet spécial de ses études, il ne pouvait manquer, en
bon Anglais , d'observer les peuples , les gouvernemens ,
et de rapporter de ses courses de nouveaux motifs pour
aimer sa patrie. Cependant, on trouve dans ses récits quel-
ques exemples de bonheur public : ses tableaux ne sont
pas tous affligeans j on en jugera par son entrevue avec le
roi Charles-Jean , qu'il raconte avec des particularités d'au-
tant plus intéressantes qu'elles caractérisent à la fois et le
peuple suédois et son monarque.
(( Au jour qui nous fut assigné, nous nous rendîmes au
palais par ce que l'on nomme le Côté du Prince , et nous
montâmes les degrés sans rencontrer personne. Enfin, nous
aperçûmes un domestique portant la livrée du roi , habit
bleu galonné en argent ; il nous fit entrer dans une pièce
où nous trouvâmes quelques officiers qui nous firent pas-
ser dans la salle du conseil. Les grands officiers y étaient
réunis, et nous y remarquâmes principalement l'amiral
Steinbrock , surchargé de décorations. 11 s'entretint avec
nous , jusqu'à ce qu'un chambellan vînt nous prendre
pour nous conduire à la salle d'audience -, c'est une longue
galerie, ornée de sculptures etde tableaux. Trois hommes,
sans uniforme, étaient à l'autre extrémité, et attendaient
le roi, qui ne tarda pas à paraître, s'entretint, pendant
quelques minutes , avec ces personnes , et vint à nous. Je
fus le premier qu'il interrogea ; lorsqu'il sut que j'étais
marin, il me demanda si j'avais servi aux Indes-Occiden-
DES PUISSANCES DV CONTINENT DE i/eL'ROPE, ETC. 33(j
laies, dans la Méditerranée, dans la Ballique. Adressant
ensuite la parole à mon frère, et apprenant qu'il est ingé-
nieur, il s'étonnaqu'il portàtun uniforme rouge. « Au reste,
dit-il, cet habit est d'un bel fefifet et vous sied à merveille ;
mais toutes les autres nations ont adopté le bleu pour les ingé-
nieurs. Je pense bien que, lorsque vous faisiez la guerre en
Espagne, vous portiez un habit d'une autre couleur. Lors-
que les ingénieurs sont attachés à l'état-major et chargés
de faire des reconnaissances, il ne faut pas que la couleur
de leur habit se montre de loin et les désigne plus parti-
culièrement aux coups de ^ennemi. Je viens de recevoir
ta nouvelle fâcheuse de la mort du marquis de London-
derry, » ajouta-t-il, et il fit l'éloge de ce ministre qui avait
porté si haut la puissance et la prospérité de l'Angleterre.
« Il faut dire cependant que , dans les dernières conven-
tions qui ont fixé l'état de l'Europe, votre ministre, tout
habile qu'il était, n'a pas tiré un parti assez avantageux de la
position de l'Angleterre à cette époque. Je ne le place point
à côté de Pitt \ mais , en considérant ce qu'il a fait, les cir-
constances où il montra l'étendue de son esprit et de ses
ressources , le calme qu'il conservait au milieu des débats
les plus animés, je ne puis m'empècher de le mettre au
rang des grands ministres. » Il nous dit ensuite qu'il était
bien aise de nous apprendre que notre souverain jouissait
de la meilleure santé , lorsqu'il s'embarqua pour aller en
Ecosse. Il s'informa du tems que nous avions déjà passé en
Suède, des voyages que nous avions faits dans l'intérieur,
parla de la sûreté des routes , quoique l'on n'y vît point de
gendarmes. « Nous n'en avons pas un seul, dit-il; seule-
ment , de distance en distance , au lieu de rendez-vous , on
place un officier chargé d'empêcher que les querelles entre
particuliers ne dégénèrent en combats, et de requérir, au
besoin, l'assistance des voisins qui ne la refusent jamais.
34o FORCES NAVALES
Ces officiers font à peu près l'office de vos constables ,
mais je doute qu'ils soient aussi bien payés. »
» Nous apprîmes du roi beaucoup d'autres détails sur
l'administration. Rien de plus paisible que la manière
d'appeler les conscrits pour compléter l'armée 5 on publie
leurs noms dans les églises, et ils viennent. Point de per-
cepteurs d'impositions; les contribuables sont avertis du
tems où ils doivent payer, et chacun porte sa quote part
à la caisse , ce qui diminue beaucoup les frais de percep-
tion. « Nos taxes sont assez légères ; les Suédois sont pau-
vres, mais contens. En Hollande, on paie 8 pour 100 du
revenu; en Prusse i3 -, en Danemarck 12 ; j'ai calculé que
toutes nos charges ne vont pas au-delà de 5 pour 100. En
Angleterre , vous payez beaucoup plus , parce que vous
êtes riches; d'ailleurs, vous avez vos impôts indirects aux-
quels j'avoue que je ne comprends rien. Vous n'avez pas
trouvé ici l'opulence de votre patrie ; notre pays n'abonde
qu'en bois et en fer. Nous avons aussi quelque peu d'ar-
gent , mais nos mines s'épuisent , surtout celles de Nor-
wége, suivant les rapports qui m'ont été faits. Cependant
l'exploitation peut durer encore quatre ou cinq siècles , ce
qui est rassurant, même pour une nation. Quant à nos
mines , ou nos carrières de fer, comme on les exploite à ciel
ouvert comme des masses de pierre , on estime qu'elles ne
seront pas épuisées au bout de quinze siècles , ce qui équi-
vaut à l'éternité.
» Tous avez dû remarquer que le peuple jouit d'une
grande liberté, et qu'on trouve généralement, sur les vi-
sages suédois , l'expression du contentement. Ici , l'ordre
se maintient sans efforts, parce que la nation est bonne,
essentiellement morale. Je remercie chaque jour la Pro-
vidence qui a bien voulu me confier le sort de celte intéres-
sante population. Je regrette de ne pouvoir vous entretenir
DES mSSANCES DU CO^TINENT DE l'eUROPE , ETC. 34 I
plus long-tems aujourd'hui , parce que j'ai des occupations
hors de la ville. Je reviendrai lundi, et je vous donne
rendez-vous dans une petite habitation près de Stockholm
ou je me plais beaucoup; j'y cultive des fleurs. Ce n'est
qu'une chaumière : mais les fleurs y viennent bien et pro-
curent beaucoup d'agrémens à ceux qui les cultivent , et
réjouissent , par leur odeur, ceux qui se bornent à en jouir
de cette manière. Eh bien, messieurs, à lundi, et à dîner.»
Le roi est un homme d'environ cinq pieds six pouces ,
basanné, d'un regard pénétrant. Quoiqu'il soit sexagénaire,
sa tête est couverte d'une épaisse chevelure d'un noir de
jais.
M. Jones garantit l'exactitude des détails qu'il donne
sur la marine militaire des états de l'Europe , la France ex-
ceptée , parce qu'ayant visité à deux époques éloignées
l'une de l'autre les ports français sur les côtes de l'Océan
et ceux de la Méditerranée, on peut avoir ajouté quel-
ques vaisseaux à ceux qu'il y a vus ; mais ces légères va-
riations se bornent à deux vaisseaux de ligne tout au
plus, et à une demi-douzaine de frégates. Suivant lui, la
France aurait 02 vaisseaux de ligne, 82 frégates et un plus
grand nombre de petits bâtimens , corvettes et bricks. La
Russie vient ensuite, quant au nombre de vaisseaux; en
réunissant les élablissemens de la Baltique et ceux de la
mer Noire, cette puissance présente une force de 42 vais-
seaux de ligne, 18 frégates et une vingtaine de petits bâ-
timens. La Suède vient occuper le troisième rang avec sa
flotte de 12 vaisseaux de ligne, 6 frégates et 10 corvettes
ou bricks. La marine du Danemarck est très-faible depuis
les pertes que Nelson lui fit éprouver, et la prise de ses
vaisseaux en 1807 : elle est réduite aujourd'hui à 4 vais-
seaux deligne, 6 frégates et quelques petitsbâtimens. La Hol-
lande n'a tout au plus qu'un vaisseau de plus que le Dane-
marck ; en Autriche on ne compte pas plus de i o bâtimens
34tî FORCES NAVALES
de toutes grandeurs. Les forces navales de l'Espagne et du
Portugal sont si insignifiantes, que M. Jones ne daigne pas
en faire mention. En somme, toutes les marines militaires
du continent européen se composent de 1 16 vaisseaux de
ligne, ^4 frégates et 92 corvettes ou bricks , tandis que la
Grande-Bretagne à elle seule possède i38 vaisseaux de
ligne, i46 frégates et 240 petits bàtimens. Il est donc hors
de doute que toute l'Europe réunie ne peut espérer sur
mer aucun succès contre les forces navales de l'Angleterre.
Mais il ne suffit pas de comparer de part et d'autre le
matériel de la marine 5 il faut aussi tenir compte du nombre
des marins, de leur bravoure, de leur habileté, et c'est
en cela que consiste principalement la supériorité de nos
flottes. On sait que , depuis le retour des Bourbons , la
France n'a rien épargné pour rétablir sa marine, et qu'elle
est aujourd'hui très-supérieure à celle des autres puissances
continentales^ maisM. Jones pense qu'on n'a pas assez pour-
vu à la bonne composition et à l'instruction des équipages.
« En France , les matelots sont enrôlés et portés sur le
contrôle delà marine, sous Tinspection des commandans
des ports 5 on prend sur les registres le nombre d'hommes
dont on a besoin , et on les dirige vers le lieu de leur desti-
nation, le havre-sac sur le dos comme des conscrits, et
avec beaucoup moins de possibilité d'échapper en route ;
car ils ne peuvent trouver de l'occupation dans aucun port,
sans prouver qu'ils ont obtenu la permission de quitter le
lieu de leur naissance ou de leur dernier séjour, La con-
trainte à laquelle ils sont assujettis fait un très-mauvais
effet et contraste d'une manière choquante avec les fran-
chises dont jouissent les matelots anglais, dont la liberté
t'St très-grande, excepté sur un point dont je parlerai
plus loin.
» Un autre vice de la conscription maritime en France,
c'est que, ])our la rendre moins odieuse et diminuer le
PES PUISSANCES DX' COINÏIJNEAT IlE l'eIHOI'E, ETC. 3/j'î
nombre des réclamations, on accorde beaucoup de dis-
penses , en sorte que tout le poids du service est supporté
par des malheureux que personne ne protège; les prétextes
ordinaires pour accorder les exemptions ont une apparence
morale: ce sont des parens à soulager, des enfans à nour-
rir, etc. Il en résulte que, lorsqu'on a besoin d'un certain
nombre d'hommes pour composer les équipages, on ne
prend ordinairement que des jeunes gens sans aucune ex-
périence , et point de marins instruits , parce qu'en France
ces hommes sont presque tous pères de famille. Cependant
il en faut toujours un bon nombre dans l'équipage d'un
vaisseau pour diriger et instruire les novices, et les rendre
capables de transmettre un jour l'instruction qu'ils ont
reçue.
» Les équipages français sont presqu'entièrement compo-
sés de pêcheurs ou d'hommes livrés au petit cabotage. Ils ont
aussi peu d'idées d'un vaisseau de guerre, que s'ils n'avaient
jamais vu la mer , ils n'ont presque jamais navigué de nuit.
Il ne faut pas juger des caboteurs de France d'après ceux
d'Angleterre 5 lorsqu'un vaisseau de ligne français est dans
le port, avec son équipage complet , ses officiers et tout ce
qu'il faut pour appareiller, il a très-bonne mine; déjeunes
matelots pleins de santé, de vigueur, d'activité; une bi-
bliothèque abord, force ouvrages de navigation pour l'é-
cole d'enseignement mutuel, destinée à donner à toute
cette jeunesse l'instruction qui lui manque; tout va bien,
si l'on ne sort pas de la rade; mais si l'on est en route,
et qu'un grain surprenne, pendant la nuit, cet équipage
novice, on ne trouve point de bras pour les manœuvres,
et l'on est en péril. C'est au large et non dans un port ou
une rade que l'on peut apprendre le métier d'homme de
mer , et que le canonnier devient habile et sûr de son
coup, malgré le roulis du vaisseau. En France, les ca-
non niers matelots sont d'une adresse admirable, lorsque
544 fORCES NAVALES
l'exercice est fait dans le port; mais cette sorte d'habiletë
ne suffit point pour les combats sur mer. Le matériel
de l'artillerie de la marine française est excellent ; mais ,
pour en faire un usage profitable, il faut une habitude
de la mer que l'on ne donne pas assez aux canonniers
français. J'ai eu l'occasion de constater que, pour bien
commander l'artillerie en mer, il faut avant tout être bon
matelot, et qu'un bon matelot en vaut au moins deux de
capacité ordinaire. Jamais on n'aura de bons canonniers
si on ne commence par en faire des hommes de mer. Le
matelot habile sent lui-même sa supériorité ^ il n'obéit
qu'avec répugnance à des chefs qu'il n'estime point, parce
qu'il a vu et jugé leur maladresse. Tant que les choses
subsisteront , en France, dans l'état où je les ai vues, un
vaisseau français sera hors d'état de se mesurer contre un
vaisseau anglais de même force. »
M. Jones est satisfait de la marine suédoise , à laquelle
il ne manque que la force numérique. Dans ce pays, on ne
craint point de manquer de bons matelots ; la marine mar-
chande en fournit un assez grand nombre j mais l'économie
imposée au gouvernement d'un pays pauvre permet à
peine d'entretenir le matériel tel qu'il est \ une augmenta-
tion sera presque impossible, jusqu'à ce que les deux
royaumes soient parvenus au degré de prospérité que la
sagesse du gouvernement leur promet. Dans l'état actuel
de la marine suédoise, quoique les vaisseaux soient en
assez mauvais état, M. Jones ne craint pas d'affirmer qu'un
vaisseau russe est hors d'état de combattre avec avantage
contre un vaisseau suédois.
La force navale de la Russie ne lui paraît qu'un effort de
l'art qui lutte contre la nature. Le nombre des vaisseaux
de guerre est hors de proportion avec les ressources en
matelots qu'on peut trouver dans la marine marchande^ et
comme celle-ci est peu susceptible de s'accroître , il semble
DES fUISSAKCES DU CONTINENT DE L EtROPE, ETC. 34^
que le gouvernement russe ne ferait qu'une dépense inu-
tile, s'il augmentait le matériel de sa marine militaire.
Quant au personnel de cette marine , M. Jones n'en dit
point son opinion , si ce n'est en exposant quelques faits.
Comme les matelots sont tirés de l'intérieur des terres,
ainsi que les recrues pour les troupes de ligne, on en a
formé des bataillons, et l'organisation des équipages est
modelée sur celle de l'infanterie. Cette bizarre composition
donna lieu à une méprise qui pouvait devenir fâcheuse :
une escadre russe étant arrivée à Portsmouth , les habitans
prirent les matelots pour des soldats déguisés , et soupçon-
nèrent qu'on ne les déguisait ainsi que dans des vues per-
fides. Quelques croisières dans la Baltique ne suffisent pas
pour donner assez d'expérience aux flottes de cette mer,
et celles de la mer Noire ont encore moins l'occasion de
s'instruire. L'ordonnance s'oppose même aux efforts que
les capitaines de vaisseaux pourraient faire , par un zèle
très-louable , pour le bien du service ; il leur est défendu
de tenir en mer après l'équinoxe d'automne, et celui qui
ne serait pas rentré à cette époque , même pour de très-
bonnes raisons, serait dégradé, s'il perdait son vaisseau.
Malgré ces désavantages , M. Jones pense que la marine
militaire des Russes peut faire encore d'assez grands pro-
grès. Ce peuple, dit-il, est très-habile imitateur, et, s'il
était mieux conduit , il irait aussi loin qu'aucune autre na-
tion, et peut-être en moins de tems. Ajoutons qu'une
politique prévoyante, amie du repos et de la prospérité
commerciale de l'Europe méridionale et de la Grande-
Bretagne, ne favorisera point les développemens de la
puissance navale des Russes. Ce n'est pas sans inquiétude
que les Anglais ont vu arriver à Portsmouth une escadre
russe , beaucoup plus forte que ne devait être le contingent
de la Russie , pour composer la flotte des puissances mé-
diatrices en faveur de la Grèce. Tant que les ports de la
346 FORCES NAVALES, ETC.
Russie sur la Baltique seront fermés par les glaces pendant
la moitié de l'année , et que les '^'urcs tiendront les clefs
du passage de la mer Noire à la Méditerranée , ni le com-
merce , ni les vaisseaux de guerre de la Russie ne seront
un sujet d'inquiétude pour l'Europe; mais si Constanti-
nople est soumise aux Tzars , si cette formidable puissance
du Nord parvient à dompter le Caucase, domine sur les
deux mers séparées par cette chaîne, et menace l'Asie
Mineure , rien ne pourra contrebalancer sa puissance dans
la Méditerranée , et sa marine marchande assurera la force
de ses armées navales.
On ne peut que louer le généreux effort des trois puis-
sances médiatrices , en faveur d'un peuple soumis à la plus
barbare oppression -, mais que les sentimens d'humanité ne
nous fassent point négliger le soin de notre avenir. Sans
examiner si l'empire turc est une barrière assez forte contre
les invasions dont la Russie peut menacer l'Europe, on
peut assurer dans tous les cas que l'accroissement de sa
puissance n'est désirable pour aucune autre nation, et
qu'il ne convient nullement à l'Angleterre de permettre
que Constantinople tombe entre ses mains.
{Monthly Revicw.)
onmUs ces (gQcicnces,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES
ARTS INDUSTRIELS, DE l'agRICULTURE , ETC.
Observations sur la manière de dessiner les oiseaux.
— M. Audubon (i), l'auteur de ces observations, élève, à
Tornithologie américaine, le plus beau monument qu'on
lui ait dédié jusqu'à ce jour. Son ouvrage sera composé
en très-grande partie de planches faites avec des précau-
tions qu'il développe dans une lettre adressée à un ami.
Quelques extraits de cette lettre feront juger des difficultés
que doit surmonter un dessinateur scrupuleux , lorsqu'il
veut que l image représente, aussi fidèlement qu'il est pos-
sible , un oiseau vivant , ses attitudes , la vivacité de ses
yeux, et fasse deviner la pétulance de ses mouvemens. \
« J'étais fort jeune, dit M. Audubon, quand je débar-
quai aux Etats-Unis. Ce pays, qui est aujourd'hui ma pa-
trie , me procura sur-le-champ l'occasion de me livrer à ma
passion dominante, l'étude des oiseaux ; non dans les livres,
mais dans les forets, dans la nature. Je résolus d'y consa-
crer tout ce tems que l'on nomme loisir, et de faire des des-
sins coloriés et de grandeur naturelle de chaque espèce de
l'Amérique du Nord. J'avais eu , dès mon enfance , un
excellent maître de dessin, et j'avais mis ses leçons à pro-
fit : mais je sentais qu'il me fallait un nouvel apprentissage
(i) îsOTE DE l'Éd. Nous avons déjà inséré dans notre recueil plusieurs
morceaux de ce grand observatem-. Voyez l'article sur les Crocodiles amé-
ricains, celui sur les Pigeons des Étals- Unis , et celui sur les Serpens à
Sonnettes , dans les numéros 11, 1^ et 27.
348 NOUVELLES DES SCIENCES,
pour les objets que je voulais peindre. Je n'étais pas satis-
fait des meilleurs dessins à Taquarelle que l'on avait faits
jusqu'alors ; je n'y reconnaissais pas les plumes des oiseaux
et leurs divers accidens de lumière : il me semblait que
ces représentations , assez correctes pour les besoins de la
science, étaient encore loin de satisfaire les amateurs judi-
cieux des beautés de la nature. Je me mis donc préalable-
ment à la recherche d'une manière de dessiner qui pût me
faire illusion à moi-même , et donner une idée juste et
complète de son objet.
» Mes premiers essais ne furent pas encourageans. Mes
dessins manquaient de relief^ je ne réussissais point à don-
ner à mes peintures cet air de vie qui attire «le spectateur,
et fixe ses regards et son attention ; je n'étais qu'au niveau
des dessinateurs ordinaires ^ ma persévérance aurait eu
peine à se soutenir, si chacune des découvertes que je fai-
sais dans les bois ne m'eût point encouragé à reprendre
mes pinceaux. Enfin , à force d'application et de régularité
dans mon travail, je trouvai un procédé qui, sans être par
trop lent , produisait l'effet que je cherchais : dès ce
moment , je renonçai à tout ce que j'avais déjà fait \ en-
viron deux cents dessins furent déchirés ou dispersés au
dehors, et je recommençai tout mon travail avec un
zèle soutenu par la certitude du succès. Je repris mes
courses dans les bois , et les oiseaux ne furent plus l'unique
objet de mon attention; je voulus dessiner aussi avec le
même soin , et d'après nature , les arbres , les arbribseaux
et les fleurs , afin d'associer dans mes tableaux des objets
que la nature nous offre constamment réunis. Je m'assu-
jettis à un ordre de travail qui , dans aucun cas , ne devait
être changé -, je m'imposai l'obligation de ne jamais omettre,
dans aucune espèce , les femelles ni les jeunes oiseaux ,
afin que l'on eût sous les veux les variations de leur plu-
mage. Les ornithologistes, quoique suffisamment avertis,
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 3^q
ont eu souvent le tort de ne pas reconnaître ces change-
mens individuels , et de multiplier mal à propos les variétés,
et même les espèces. Je projetai de rassembler, dans un
tab le au de famille , les deux sexes et tous les âges de chaque
espèce emplumée , en choisissant, pour chaque partie de
ce groupe, les individus les mieux caractérisés , les mieux
pourvus des qualités propres à leur âge et à leur sexe. Mes
courses dans les bois m'avaient mis au fait des habitudes et
des voyages de la plupart de ces espèces ; je savais assez bien
où je pourrais trouver les échantillons dont j'avais besoin.
D'ailleurs , je ne me pressais point , et _, pour achever un
dessin , j'attendais quelquefois des mois et même des
années.
» Je sais que les naturalistes de cabinet exigent qu'on
représente , suivant leurs usages , les caractères génériques
et spécifiques : je me suis aussi conformé aux désirs de ces
messieurs , mais sans m'écarter de mon but , sans renoncer
un seul moment à peindre la nature telle que je l'ai vue.
Je n'employais pas indifféremment les oiseaux dont j'étais
abondamment pourvu -^ par quelque motif que ce soit , je
préférais le produit de mes chasses à tout ce qui me venait
d'ailleurs. Je prenais mes modèles parmi les individus tués
le plus récemment, et, au moyen d'un appareil convenable,
je les fixais dans leur attitude la plus habituelle , ou dans
celle de l'action que le dessin devait représenter. Dans cet
état 2 je les mesurais avec précision , et les mesures étaient
appliquées sur mon dessin , afin de faire cadrer exactement
la copie avec l'original. Je me suis fait aussi une méthode
pour transporter, sur mon papier, les dimensions raccour-
cies, sans m'en rapporter au simple coup d'oeil, moins
digne de confiance que la plupart des dessinateurs ne le
supposent. Ayant ainsi rassemblé mes instrumens et monté
mon atelier, ambulant ou stationnaire, j'ai pu fixer l'époque
de mes premiers travaux -, c'est l'année i8o5. Il me fallut
350 ^'aUVELLES DES SCIEIVCES,
revenir sur mes pas , dans des circonstances moins favo-
rables que celles qui m'avaient si bien secondé dix ans au-
paravant -, une grande partie du tems que j'aurais voulu
consacrer à l'observation et à la rechercbe des oiseaux était
réclamée impérieusement par les affaires. Mes courses
lointaines furent quelquefois infructueuses , et par consé-
quent très-pénibles : plus d'une fois je fus, ou du moins
je me crus prêt à renoncer à mon entreprise , et à résister
désormais à une passion qui m'avait coûté jusqu'alors tant
de peines si faiblement récompensées.
•» Je n'étais connu d'aucun naturaliste : j'observais, je
travaillais seul -, dans la crainte de m'écarler de la bonne
voie, j'avançais lentement et avec précaution, mais sans
m'arréter. J'ai fait rarement usage des renseignemens que
je recueillais chemin faisant, et qu'on m'offrait toujours
plus que je ne le demandais ; je n'ajoutais foi qu'à ceux
qui me venaient des chasseurs et des gardes placés sur les
frontières : j'avais eu plus d'une occasion de vérifier leurs
observations et de m'assurer de l'exactitude de leurs rap-
ports. Quant à ceux qui me racontaient des faits qu'ils
n'avaient vu que rarement, ou dont ils parlaient par oui-
dire , j'étais en garde contre l'exagération naturelle des con-
teurs qui ont ordinairement tant de peine à se tenir dans les
limites du vrai. J'avais tellement contracté Ibabilude d'ob-
server seul , que je me trouvais mal à l'aise, lorsqu'il fallait
tii'associer plusd'iin ou deux compagnons. Organisé , j)oui-
ainsi dire, comme si j'eusse été destiné aux fonctions d'ob-
servateur, mon attention se porte sur les objets qui m'en-
vironnent : quand je suis seul, je contemple la nature-, au
milieu des hommes, c'est l'homme que j'examine, et les
autres objets , les oiseaux même, ne sont plus considérés
qu'avec un peu de distraction.
» La génération présente est avide de curiosités naturelles.
On recherche avec empressement les faits les plus nou-
1
Dr COMMEP.CE, DE l'iNDI STRIE, ETC. 35 I
veaux , les moins connus ; on estime moins ce qui est plus
à noire portée. Qu'on apporte quelque dépouille d'un ani-
mal d'un pays lointain , et d'une espèce non décrite : sur-
}e-champ , les naturalistes se mettent à l'œuvre ^ toutes les
parties du nouvel objet sont immédiatement examinées ,
mesurées , consignées dans tous les livres. S'agit-il d'appro-
fondir des connaissances vulgaires ? c'est une corvée dont
personne ne veut se charger. Je ne me suis point conformé
à ce goût de notre siècle ; je m'attache à bien connaître ce
qui est autour de moi , et les recherches nécessaires pour
approfondir et compléter ces connaissances vulgaires ne
sont pas moins difficiles que celles qui mènent à de plus
brillantes découvertes.
» Je n'ai jamais dessiné des oiseaux préparés pour les
collections des cabinets : je connaissais trop bien le travail
de ceux qui font ces préparations, et l'habileté dont ils font
preuve dans l'emploi des matières qu'on met entre leurs
mains. Ils savent donner des formes élégantes , placer des
yeuxbrillans, inventer aubesoin des palteset des ongles, etc.
Je puis assurer que, parmi les oiseaux préparés de la sorte,
je n'en ai pas trouvé un sur cent dont l'attitude fût natu-
relle. Cependant, je suis loin de désapprouver ces collec-
tions-, elles sont très-utiles, surtout à l'instruction de la
jeunesse, et c'est bien assez pour les rendre précieuses.
Ce qu'il y a d'imparfait dans les notions que l'on y prend
sera corrigé par l'observation de la nature. Il suffit d'éveil-
ler la curiosité des jeunes gens , et de les mettre sur la
voie. Mais les ouvrages dont les progrès de la science sont
le but doivent suivre une marche opposée j c'est par l'ob-
servation de la nature 'vivante qu'il faut commencer , afin
que les descriptions puissent être correctes et les dessins
fidèles. Dans ce cas , le naturaliste doit être peintre , s'il
ne veut pas rester trop au-dessous des beautés de son ob-
352 >'OUVELLES DES SCIENCES ,'
jet. Pense-t-on que Raphaël eût pu composer ses admi-
rables tableaux, s'il n'avait vu que des figures immobiles ,
des copies plus ou moins incorrectes , des statues inani-
mées , quoique revêtues des couleurs des êtres vivansPOn
ne devine point la nature, et fût-on plus grand maître que
Raphaël , pour la représenter par la peinture , il faut l'a-
voir vue.
)) Quelques naturalistes de notre tems n'admettent poinf
les ombres dans les dessins d'histoire naturelle : la singu-
larité de cette opinion m'a surpris. Pourquoi dessiner et
colorer , si votre image ne fait pas sur l'œil du spectateur
la même impression que la vue de l'objet ? Vous trouverez,
dites-vous . de trop grandes difficultés à bien rendre l'effet
des couleurs dans l'ombre -, eh bien ! ne dessinez point l'his-
toire naturelle -, vous n'êtes pas appelé à servir la science
par votre pinceau.
M Quelques-uns de mes dessins d'oiseaux offrent en
même tems des plantes , des insectes, des reptiles, quel-
ques vues du pays : ces accessoires sont représentés avec
autant de fidélité que les oiseaux -, j'ose croire que les cu-
rieux en seront satisfaits. J'ai contrarié de vieilles habitu-
des , heurté des opinions et des préjugés ^ mais, toujours
guidé par l'amour de la vérité , n'écrivant et ne travaillant
qu'en présence des tableaux qu'il s'agissait de décrire ou
de peindre , je n'avais pas à consulter ceux qui parlent
d'après les livres et sans avoir vu.
» Il est encore un point sur lequel je me suis écarté de
l'usage : j'ai peu écrit, et beaucoup dessiné. Je laisserai à
mes lecteurs le soin de faire eux-mêmes les descriptions, en
ayant sous les yeux le Dictionnaire des termes techniques.
Rien de plus facile que ce travail', et l'on s'en tire très-bien
du premier coup : la description ne manque jamais d'être
conforme au dessin , soit que le texte ait précédé, soit qu il
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTUIE , ETC. 353
ait été fait d'après la figure 5 mais ce qui est plus important
et plus difficile , c'est que le dessin soit conforme à la na-
ture.
» On ne trouve point dans le texte la description des œufs
de chaque espèce d'oiseaux. J'ai pensé qu'il suffisait d'en
donner la figure, et, au-dessous, l'époque et la durée de
l'incubation. Il n'en est pas de même des nids ; je me suis
attaché à les faire assez bien connaître , à les caractériser
par des traits généraux que la mémoire pût retenir faci-
lement. Mon but était que les jeunes naturalistes, en par-
courant les forêts, pussent reconnaître l'ouvrier à son
ouvrage. Il y a cependant quelques cas où cette indication
se trouve en défaut , parce que certaines espèces construi-
sent leurs nids avec des maténaux de différente nature et
diversement disposés, suivant les circonstances, et que
d'autres s'emparent d'un nid construit par un oiseau qui
n'est pas de leur espèce. J'ai voulu que l'étude de l'orni-
thologie fût un voyage d'agrément , et c'est par ce motif
que j'en ai banni des descriptions longues et minutieuses
qui arrêtent le voyageur et l'empêchent de se livrer tout
entier aux objets attrayans dont il est environné. Mettez
devant le portrait de Rembrant , fait par lui-même , un
homme sensible aux beautés de la peinture , et parlez-lui
de muscles , de tendons , de détails anatomiques pour ex-
pliquer le jeu de cette physionomie , vous écoutera-t-il ?
» J'aurais voulu imprimer à mon ouvrage le caractère
d'un monument historique, en mettant en tête de la des-
cription de chaque espèce d'oiseaux américains une vignette
qui donnât une idée du pays où cette espèce se trouve le
plus abondamment , et qu'elle semble préférer à tous les
autres. Mais je ne suis pas assez habile dans le dessin du
paysage, ni assez riche pour me donner un collaborateur^
je l'avoue, cette pensée m'est pénible. Je vous la communi-
que, monsieur, avec l'espoir qu'un homme mieux secondé
XV. 2 5
354 NOUVELLES DES SCIENCES ,
que moi par les circonstances , par la fortune , fera ce qui
est au-dessus de mon pouvoir; que notre belle Amérique
sera représentée telle que nous la voyons encore, telle
qu'elle est devenue en suivant les lois éternelles du Créa-
teur , avant d'être soumise à Tempire de l'homme et modi-
fiée par ses travaux. »
De l'action des gaz délétères sur les végétaux. —
A l'époque où l'on reconnaissait à peine l'existence de l'air
comme un corps particulier doué de propriétés spéciales,
on eût regardé au moins comme oiseuse une discussion
sur cette question ; mais aujourd'hui, outre l'intérêt qu'elle
peut présenter au savant, sous le rapport de l'étude de
l'histoire naturelle, elle est. encore d'une haute impor-
tance pour l'agriculture et l'industrie. Nous voyons tous
les jours s'élever de vastes établissemens industriels , où
diverses substances sont soumises à des opérations chimi-
ques, par lesquelles elles sont changées , en totalité ou en
partie , en gaz qui se répandent au dehors , dans des pro-
portions plus ou moins fortes, et peuvent exercer, sur la
végétation des lieux voisins, des effets pernicieux. Ces
effets sont d'autant plus facilement appréciés, que les éta-
blissemens dont il s'agit sont toujours placés près des
grandes villes , au milieu de maisons de campagne et de
jardins où le citadin vient chercher un air pur et une vé-
gétation active, qu'il ne peut trouver au milieu d'une vaste
cité.
Une preuve même que cette discussion n'est pas inutile,
c'est que nous avons vu d<?s procès intentés par les pro-
priétaires de terrains voisins de grandes usines, aux entre-
preneurs de ces établissemens , sous le prétexte que les gaz
<juiy étaient exhalés nuisaient non-seulement aux hommes
et aux animaux , mais encore aux végétaux du voisinage.
C'est dans une circonstance de ce genre que M. Ti ii-
DTJ COMMERCE, DE L'l>DtSTRIK, ETC. 355
ivER, professeur de chimie à Edinbourg , ayant été con-
sulté par le jury sur l'aclion que peuvent exercer les gaz
d'une manufacture d acide sulfurique sur la végétation des
environs , et n'ayant pu trouver aucun fait autre que ceux
assignés devant la cour, pour éclairer celte question, quoi-
que déjà la même difficulté se fût élevée trois ou quatre
fois en Ecosse , commença les recherches dont nous allons
donner les premiers résultats, et qui peuvent être consi-
dérées comme le complément du mémoire intéressant pu-
blié par iM. Marut, dans les Annales de chimie et de phy-
sique , sur les effets des poisons solides et liquides sur la
vie végétale.
Les gaz sur lesquels s'est fixée spécialement l attention
de M. Turner sont : le gaz acide sulfureux, le gaz acide
hydrochlorique ou acide muriatique, le chlore et le gaz
acide nitreux , puis l hydrogène sulfuré , le cvanogène ,
l'ammoniaque , etc.
Le gaz acide sulfureux paraît extrêmement délétère
pour les plantes, même combiné à l'air dans la plus petite
proportion. Il suffit d'introduire 4 pouces cubes de ce gaz
dans une cloche de 470 pouces cubes , sous laquelle est une
plante de parterre , pourvoir, en moins de deux heures j
les feuilles devenir brunes et se flétrir, et la plante mourir,
quoiqu'après ce tems on l'eût exposée à l'air libre, et ar-
rosée avec soin.
Dans une autre expérience où ,Vo d'un pouce cube de
ce gaz furent introduits dans un appareil en verre , de
2,000 pouces cubes, sous lequel étaient un jeune ébénier,
haut de six pouces, un jeune larix, et une plante de par-
terre -, au bout de 48 heures, ces trois plantes avaient évi-
demment souffert ; leurs feuilles étaient fanées et d'un
vert grisâtre.
Ce qu'il faut remarquer ici, c'est que la quantité d'acide
356 NOUVELLES DES SCIENCES,
sulfureux , qui , dans ce cas , est si nuisible aux plantes ,
esta peine ou même n'est pas du toutperceptible à l'odorat.
L'acide hydrochlorique , ou gaz acide muriatique , a pro-
duit les mêmes phénomènes, et, sous le rapport de son effet
délétère sur la végétation, il ne le cède pas à l'acide sul-
fureux. Telle est même sa force, qu'un dixième de pouce
cube mêlé avec 20,000 parties d'air fait périr un jeune
ébénier dans l'espace de 24 heures, et à une telle propor-
tion ce gaz ne peut être constaté par l'odorat.
M. Turner a trouvé que le chlore et le gaz acide nitreux
produisent le même effet, mais plus lentement, et exigent
une plus grande proportion.
Les gaz suivans, quoiqu'également délétères pour les
plantes, agissent d'une autre manière: sous leur influence,
les feuilles ne se décolorent point, mais elles restent pen-
dantes et comme privées de vie -, aussi l'auteur comparc-
t-il l'action de ces gaz sur les plantes à l'effet des narco-
tiques sur les animaux, tandis que les premiers agiraient
plutôt à la manière des irritans.
Quatre pouces cubes d'hydrogène sulfuré sur 80 pouces
d'acide ne produisirent aucun effet pendant les douze pre-
mières heures; mais, après 24? toutes les feuilles étaient
pendantes , quoique non décolorées ^ la tige même de la
plante , remise à l'air , ne tarda pas à se pencher et à périr.
L'ammoniaque agit en moins de tems et à une dose moins
forte. Le cyanogène est plus énergique que les deux gaz
précédens.
L'oxide de carbone , le protoxide d'azote et le gaz olé-
fiant appartiennent à la même classe, mais n'exercent
qu'une très-faible action.
Tel est le résultat des recherches de M. Turner : ou
elles doivent contribuer à fiire taire ces cris excités
par l'ignorance ou l'envie contre toute innovation, ou au
DU COMMERCE, DE l'iNDI-STIIIE , ETC. 35y
contraire appuyer dans quelques cas des réclamations lé-
gitimes. Il ne faut cependant pas oublier que, comme Sir
H. Davy l'a prouvé , toutes les plantes ne respirent pas
bien dans la même atmosphère , et que , dès lors , un
gaz qui est délétère pour une espèce végétale peut l'être
moins, ou même ne pas l'être du tout, pour une autre.
^Çifofo^i..
Du pâli, ou langue sacrée des houddhisles. — Il vient
de paraître à Ceylan un ouvrage sur le pâli ou langue sa-
crée des bouddhistes , dont M. Tolfrey avait rassemblé les
premiers matériaux -, mais la mort ne lui permit pas de ter-
miner le cours de ses recherches, et son travail, laissé im-
parfait, a été complété et publié par M. Clough , sous le
titre de Grammaire Pâlie , suivie d'un vocabulaire et de la
liste des racines.
L'auteur ne s'est point attaché à résoudre complètement
les problèmes qui se rapportent à l'origine de cet idiome ,
et à éclaircir tous les points vagues et obscurs de son his-
toire-, néanmoins, il a fait précéder son ouvrage d'obser-
vations qui jettent quelque lumière sur sa condition actuelle.
D'après son opinion, le mot pâli dérive àe pela, qui signi-
fie ordre ou rangée, et qui exprime la régularité de s<^
construction. Il convient pourtant , avec les philologues
qui ont écrit sur ce sujet, qu'on l'appelle plus générale-
ment magadhi, de niagadh , ovibéhar, méridional, patrie
de Bouddha , où ce dialecte a probablement pris naissance.
Sa grammaire est imprimée dans le caractère chingu-
lais, qui semble avoir été construit d'après le système dé-
vanagari : on se sert presqu'exclusivement, pour écrire le
pâli, du caractère carré, commun dans les livres dorés des
Birmans : cet alphabet paraît avoir été composé dans la
358 NOUVELLES DES SCIENCES,
presqu'île au-delà du Gange, puisqu'il n'est point connu
à Ceylan et fort peu à Siam.
]M. Clough confirme l'opinion assez généralement répan-
due que le pâli est partout le même, quelle que soit la forme
des caractères qu'on emploie pour l'écrire , et que les livres
où il a été employé sont également intelligibles à Ava et à
Ceylan. 11 établit en même tems son identité avec le sans-
crit , et le considère comme un dérivatif de Cet idiome : les
vocabulaires de leurs noms et de leurs racines verbales pré-
sentent une très-légère différence -, la grammaire pâlie est
aussi formée sur le même modèle ^ mais elle est beaucoup
plus simple , et elle offre les signes les moins équivoques
d'une origine plus moderne. L'auteur conclut que c'est
l'un des dérivés les plus parfaits et les plus exacts du sans-
crit , et nous ne doutons nullement de la justesse de ses
observations^ cependant il ne nous semble pas encore bien
démontré si le pâli, magadbi ou prakrit (qui ne sont que
le même dialecte) s'est formé naturellement , et si les mo-
difications qu'il fait subir au.sanscrit sont de la même es-
pèce que celles que l'italien a fait subir au latin, le grec
moderne au grec ancien , etc. j ou bien si l'on a ingénieu-
sement adapté quelques signes particuliers au sanscrit sim-
plifié, pour en composer une nouvelle langue caractéris-
tique. Cette question est assez importante, et nous espérons
qu'elle sera bientôt éclaircie. Au reste , la grammaire de
M. Clough, en facilitant l'étude d'un idiome que l'on con-
naissait à peine, et que l'absence de tout livre élémentaire
rendait presque inabordable , amènera sans doute de nou-
velles recherches et la solution des difficultés qui restent a
éclaircir.
On sait que Bouddha, fondateur de la secte des boud-
dhistes , qui s'est propagée dans une grande partie de
l'orient et du centre de l'Asie, prêcha à peu près la même
morale que Jésus professait sept ou huit siècles plus tard.
DU COMMEKCE, DE L^IMJISTHIE, ETC. 35f)
Il recommandait surtout lespril de charité et de fraternité ;
et il parvint à faire abolir, dans une partie considérable de
llnde, les distinctions artificielles établies par la division
des castes. Cet apôtre de l'égalité avait pourtant une nais-
sance royale, car il était fils d'un rajah. On voit qu'il v a
long-tems que la vieille querelle de l'aristocratie et de
la démocratie s'agite dans le monde ^ mais, dans les tems
anciens , excepté à Rome et dans la Grèce, elle prenait
presque toujours une forme religieuse. Il y a deux siècles,
elle avait encore adopté cette forme en Angleterre ; et c'est
ce qui l'a surtout empêchée d'y avoir des résultats plus du-
rables et plus étendus.
Iles de la Société. — H paraît qu'il faut renoncer aux
espérances que l'on avait conçues sur les insulaires de cet
archipel. La Gazette de Sidnej ., dans l'Australie, fait la
peinture la plus affligeante de leur situation présente. Une
affreuse maladie , que les Européens y ont introduite en
même tems que quelques-uns des arts de la civilisation,
en arrête les progrès. La syphilis consume les indigènes
de ces îles , comme l'eau-de-vie détruit ceux de l'Améri-
que du Nord. Sur six habitans adultes , il y en a au moins
cinq qui en sont atteints.
Que de jeunes filles dans tout l'éclat de la jeunesse , et de
cette beauté qui est le propre de toutes leurs compatriotes ,
périssent dans les douleurs les plus aiguës ! Les malheu-
reuses victimes vont cacher leur honte et leur souffra-nce
dans les endroits inhabités, et, après de vains efforts pour
neutraliser le poison qui les consume, ne perdent qu'avec
la vie le sentiment de leurs douleurs. A peine les mission-
naires leur apportent-ils quelques secours ^'exclusivement oc-
36o NOUVELLES DES SCIENCES,
cupés des soins de leur apostolat et de la traduction des écri-
tures, ils ne songent pas à guérir les malheureux insulaires 5
il faut espérer que quelquesjeunes médecins viendront enfin
dans ces lieux où ils pourront rendre de nombreux services à
leurs semblables et faire une fortune rapide. Les femmes
mariées, atteintes de la syphilis, sont obligées de ca-
cher leur maladie à ceux qui les entourent , car leur aveu
serait considéré comme une preuve manifeste du crime
d'adultère , qui est puni avec une extrême rigueur ; et les
plus légers soupçons suffisent souvent pour motiver une
condamnation de la part des haavas ou juges du pays.
Les habitans de Tahiti ne peuvent s'imaginer qu'on
rende un service purement gratuit 5 aussi les femmes ne
pourraient-elles accepter le moindre présent, sans être
aussitôt considérées comme coupables.
Ils n'ont point de terme dans leur langage pour expri-
mer le sentiment de la reconnaissance. Ils ne savent même
point ce que c'est, et, bien loin d'estimer les laborieux tra-
vaux des missionnaires et leurs efforts pour intioduire
parmi eux les arts utiles et des améliorations sociales, ils
les accusent de n'être venus dans leurs îles que dans des
vues intéressées, et attirés par l'espoir de tirer partie de
la fertilité de leui's terres et de jouir de la douceur du
climat.
Que de réflexions douloureuses fait naître l'idée que les
Européens sont la principale cause des maux qui désolcn t ces
groupes d'îles! En effet on a remarqué que, dans celles où
nos vaisseaux relâchent le plus rarement, les mœurs sont plus
pures , la piété plus vraie et l'influence des doctrines du
christianisme beaucoup mieux sentie. Aitutake , Raro-
tonga, Manlù, que nous avons déjà fait connaître à nos lec-
teurs dans un de nos précédons numéros, sous le nom d'îles
Harvey , sont encore à l'abri de la contagion européenne ;
mais que les rapports des habitans avec les blancs de vieu-
nv COMMERCE , DE L'iNDtlSTRIE , ETC. 36 1
nent plus fréquens , et nul doute que l'on n'ait à en signaler
bientôt les fatales conséquences. Les hommes qui ont le
plus nui aux habitans des îles de la Société sont les marins
fugitifs des nombreux bàtimens qui relâchent dans cet ar-
chipel. Ces misérables n'ont pas honte d'étabUr des maisons
de prostitution, dans lesquelles ils font en même tems le com-
merce des liqueurs spiritueuses. De celte manière, ils en-
couragent tous les vices des insulaires ; ils les excitent sur-
tout à reprendre l'usage de ces danses lascives, si souvent
décrites dans les relations des navigateurs, et que les mis-
sionnaires étaient presque parvenus àleur faire abandonner.
De la caverne de Bouban dans le district de Silhet.
— La caverne de Bouban , située dans l'une des chaînes
inférieures des monts Cossya, à la distance d'environ trois
heures de chemin , dans une direction nord-est de Pundux,
ville du Bengal qui a été quelque tems la capitale de cette
province, fut récemment visitée par le capitaine Fisher,
et nous empruntons les observations qu'il a recueillies à
la Gazette de Calcutta, où elles ont été insérées.
L'approche de cette caverne , élevée de plus de six cents
pieds au-dessus des plaines environnantes , n'est pas diffi-
cile, bien qu'il faille franchir une hauteur extrêmement es-
carpée, puisque son inclinaison est de quarante-six degrés.
L'ouverture n'est point remarquable , et rien au dehors
ne ferait soupçonner l'existence des cavités immenses dont
elle permet l'accès. L'entrée est si étroite, qu'une seule
personne peut y pénétrer à la fois 5 elle se termine par
une pente roide de plus de trente pieds , au milieu de
masses de rochers qui rendent l'obscurité complète. Au
moyen de torches allumées, on s'aperçoit que la caverne
s'étend considérablement : tous les cotés sont entièrement
recouverts de stalactites, de cristaux et de pétrifications
calcaires 5 l'élévation varie d'une manière surprenante \ on
362 NOUVELLES DES SCIE>'CES,
la trouve en certains endroits de soixante-dix à quatre-
vingts pieds-, ailleurs, elle n'est que de dix ou douze. La
largeur du passage est presque partout de quinze à vingt
pieds.
Les Européens, qui jusqu'à présent ont visité cette ca-
verne, n'ont suivi qu'une seule de ses branches et ont été
arrêtés dans leur marche à un mille de l'ouverture , par
une profondeur à pic , assez large pour empêcher de péné-
trer plus avant : on n'a pas encore cherché les moyens de
surmonter cet obstacle.
L'excavation de ce côté semble suivre constamment une
direction nord-est, et les courans d'air qui se font sentir
sur tous les points feraient présumer, avec assez de raison -
qu'un débouché existe à la partie opposée de la montagne ;
au reste , elle est probablement percée dans toutes les di-
rections, car, de distances en distances, on remarque des
fentes ou des ouvertures qui conduisent sans doute à de
nouvelles ramifications de la caverne.
Le petit nombre d'observations que l'on a recueillies a
donné lieu à des conjectures , bien vagues, il est vrai, sur
la manière dont ces cavités se sont formées. Quelques per-
sonnes les attribuent à l'action des courans d'eau ; d'autres
à des convulsions de la nature qui auraient précipité deux
montagnes 1 une sur l'autre. Cette dernière hvpothèsc re-
pose sur des probabilités assez fortes ; car des masses de
roches ont pu facilement se détacher des régions plus éle- *
yées de la chaîne des monts Cossya , et les inégalités que
l'on remarque dans l'intérieur de la caverne, les bois et les
jungles que l'on y rencontre à différentes places, rendent
cette supposition assez vraisemblable.
Massacre aux îles Fidgi , dans la Poly ncsie (^i). — La
(i) Voyez, sur ces îles, le Tableau statisti(/ue de l'Australie , insère
Jaus uolre aS* nunic'ro.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 363
Gazette de Sidney donne les délails |suivans sur le mas-
sacre de quelques Européens à l'une des îles Fidgi.
Ces îles, que l'on confond quelquefois avec celles des
Amis, sont situées au sud-est de Sainte-Croix, entre 16°
et 19" de latitude sud et 170° et 180" de longitude est.
Charles Savage , John Graham, Mac Cave, Duran , At-
kinson , Williams , deux Lascars , un Chinois et un Ota-
hitien , résidaient, depuis quelque tems, dans l'île de
Bough , où ils s'occupaient de préparer des cargaisons pour
les vaisseaux qui venaient chercher du bois de sandal et
autres articles pour le marché de Canton -, ils entretenaient
des relations d'amitié avec les indigènes, et leur avaient
déjà rendu des services assez importans dans plusieurs cir-
constances et particulièrement dans une guerre qu'ils
avaient eue à soutenir contre les habitans d'une île voisine
appelée Highlya. Ceux-ci n'attendaient qu'une occasion
pour effectuer la vengeance qu'ils méditaient 5 elle se pré-
senta bientôt.
Au mois de-novembre 1826, le cutter V Elisabeth , com-
mandé par le capitaine Dillon (i) , venant de la Nouvelle-
Galles du Sud, relâcha près des îles Fidgi, en compagnie
du Hunter, qui, bientôt après, fit voile pour Canton. Le
premier officier, M. Norman , reçut l'avis que les Highlyans
avaient formé le projet de surprendre le bâtiment et de
s'en emparer après avoir massacré l'équipage. Par le con-
seil des insulaires de l'île de Bough, le capitaine Dillon
piévint cette attaque, et, après avoir détruit une partie des
canots ennemis, fit renverser plus de la moitié des habita-
tions qui se composaient d'environ quarante huttes. Le
lendemain , .les habitans de Bough, animés par un esprit
de vengeance, engagèrent les Européens à faire une nou-
(i') ISoTE DU Tr. Nos lecteurs sont déjà familiarise's avec le nom du
capitaine Dillon , qui a découvert des traces du naufrage de Lapeyrousc
dans les nouvelles Hébrides. Voir notre précédent numéro.
364 NOUVELLES DES SCIENCES,
velle descente afin de se rendre maîtres des canots qui
avaient échappé la veille , et le capitaine y consentit mal-
heureusement, sans songer que les Highlyans pouvaient
avoir reçu du renfort. Dès que les assaillans eurent pris
terre , ils se virent entourés d'une multitude d'ennemis qui
cherchèrent à les épouvanter par leurs cris et leurs gestes
menaçans. En un instant, près de huit mille hommes,
armés de massues et de flèches , s'avancèrent sur les quinze
Européens qui ne pouvaient échapper à leur ressentiment.
Six d'entre eux , parmi lesquels on comptait INIM. Norman,
Cave et Graham, surpris et confondus, jetèrent leurs ar-
mes, et, cherchant leur salut dans la fuite, se dirigèrent
vers la chaloupe ; mais ils furent coupés et massacrés sur-
le-champ. Les neuf autres, le capitaine Dillon à leur tête, se
réunirent en peloton et résolurent de se défendre jusqu'à
la mort : ils réussirent à gagner une hauteur qui les met-
tait à l'abri des traits des naturels, et le tonnerre de leurs
mousquets les effrayèrent assez pour les empêcher d'ap-
procher et leur en ôter le désir. Deux heures après, un
prêtre, qui paraissait jouir d'une grande considération dans
l'île et tenir le premier rang , s'avança avec des gestes d'a-
mitié, et leur fit entendre que, s'ils voulaient relâcher les
huit prisonniers qui se trouvaient à bord de l Elisabeth ,
ils pourraient se retirer en pleine sécurité : cette propo-
sition fut aussitôt acceptée, et l'un des survivans se rendit
avec le prêtre sur le bâtiment, et bientôt après les prison-
niers étaient au milieu de leurs frères. Pendant cet inter-
valle, M. Dillon avait vu périr six de ses compagnons.
Séduits par les gestes et les déclarations pacifiques des in-
sulaires , ils avaient quitté leur position et avaient été aus-
sitôt massacrés. Affaiblis de toutes parts, et réduits à trois,
les étrangers allaient.succomber, malgré les efforts les plus
désespérés, lorsque Ui présence du prêtre médiateur fit
cesser de nouveau les hostilités. Il déclara au capitaiiic
Dtl COMMETICE , DE x'iKDrSTRlE , ETC. 365
qu'il ne pouvait se retirer qu'après avoir livré les armes à
feu qui leur avaient servi jusque-là de rempart -, mais celui-
ci , soupçonnant une trahison , se précipita sur lui, et, lui
appliquant sur la poitrine le bout de son mousquet, le con-
traignit de marcher directement vers la chaloupe, le me-
naçant d'une mort inévitable s'il balançait un instant et si
les insulaires faisaient le moindre mouvement pour mettre
obstacle à leur retraite. Il réussit de cette manière à rega-
gner P Elisabeth , avec ses deux compagnons, et sa pré-
sence d'esprit les délivra tous trois d'une mort inévitable.
Le lendemain , on offrit une rançon considérable aux in-
sulaires pour les corps de ceux qui avaient péri , mais ces
cannibales répondirent qu'ils avaient été dévorés pendant
la nuit. Douze personnes avaient été massacrées \ de ce
nombre étaient JNIM. Norman et Cox , officiers, le matelot
Hugs Evans, et un Lascar nommé Jonno , appartenant au
cutter. Tous ceux que nous avons nommés au commence-
ment de cet article avaient aussi succombé.
Statistique littéraire de l'Allemagne. — On compte
1 2, 5oo écrivains ou auteurs, dans la Confédération Germa-
nique. Comme le plus grand nombre des productions de
tant de plumes diverses est composé de petits volumes , de
brochures, d'almanachs, etc., dont il faut que le débit
soit très - considérable pour que le libraire et l'auteur en
tirent quelque bénéfice, on a estimé à environ 18^,000,000
les feuilles imprimées chaque année. Cependant, les gazettes
ne sont pas comprises dans cette évaluation, et par consé-
quent elles forment encore une autre masse très-considé-
rable qu'il faut joindre à celle des écrits non pério-
diques. Ce fait seul prouverait qu'on lit plus en Allemagne
que dans aucune partie de l'Europe , sans excepter
la Grande-Bretagne, qui relativement à ce besoin de
l'intelligence, devrait se contenter du second rang. Cepcn-
366 KOU\ ELLES DES SCIENCES,
dant;, il est vraisemblable qu'on ne lit pas moins aux Etals-
Unis qu'en Allemagne , quoique le nombre d'écrivains v
soit beaucoup moindre, en raison de la population.
En Allemagne , les faiseurs de livres ne s'accumulent
point dans les capitales, comme dans la plupart des autres
contrées savantes et littéraires ^ presque toutes les petites
villes en possèdent -, il y en a jusque dans les villages ,
dans des babitations isolées. Le modeste homme de lettres
y est entouré de sa bibliothèque, et n'a pas besoin d'aller
consulter les grands dépôts publics. Cette manière de vivre
et de travailler tourne entièrement au profit des mœurs, et
ses résultats prouvent assez qu'elle n'est pas au détriment
du savoir, ni de l imagination. L' Alleinagne est le pays
de lapensée, a dit M"^ de Staël : la gravité de cette expres-
sion ferait croire que les écrivains de ce pays se font re-
marquer surtout par la profondeur des idées , l'habileté des
recherches, l'excellence des méthodes. On sait d'ailleurs
que leur érudition n'est en arrière sur aucun point; mais
ce qu'on ne sait pas généralement, c'est qu'ils ne se bornent
pas aux compositions sérieuses , et qu'ils ne savent faire
autre chose que des gros livres : tous les genres de littéra-
ture , en vers comme en prose , et toutes les formes d'é-
crits y abondent plus que partout ailleurs -, on y voit pul-
luler les abrégés, les résumés, les pensées, etc. : on v a
pourvu à tous les goûts, à tous les besoins, et les lecteurs
superficiels n'y sont pas plus négligés que dans aucun autre
pavs.
^fenbitstrtc.
Moyen cT empêcher les navires de couler bas. — II
y a déjà quelque tems que les journaux anglais ont an-
noncé la découverte ou l'invention de M. Ralph Walson,
DU COMMERCE, DE l'iNDIjSTRIE , ETC. 36^
d'un moyen propre à empêcher les navires de couler bas.
Nous allons faire connaître cette invention que nous avons
vue appliquer par les soins de Tauteur lui-même , au mo-
dèle d'un vaisseau de 80 canons.
On sait que dans un corps quelconque , ce ne sera jamais
ni son volume seul , ni son étendue propre qui feront que
ce corps surnagera ou s'enfoncera, lorsqu'on le mettra en
contact avec la surface de l'eau. La baleine, dont le poids
est souvent d'environ 100 tonneaux (20000 p.), s'agite aussi
facilement au sein de la mer que le fait , à la surface des
ondes, le léger nautile qui les effleure à peine-, et le radeau
immense, formé d'un millier de madriers , partage, avec
la plus mince esquille qui peut s'en détacher , la faculté
de surnager. Le plus petit grain de sable, au contraire,
qu'on jette dans l'eau se précipitera au fond, aussi prompte-
ment qu'une montagne de granit qu'on arracherait de sa
base, et qu'on parviendrait à lancer dans la mer.
C'est à la différence qui existe entre la pesanteur spéci-
fique de chacun de ces corps et celle de l'élément avec le-
quel ils sont en contact, qu'il faut attribuer ce résultat.
Tout corps qui sera plus léger que la quantité d'eau que
son propre volume déplace, lorsqu'on le plonge dans ce
fluide, surnagera ^ tout corps, au contraire, dont la pesan-
teur spécifique sera plus considérable que celle du volume
d'eau que ce même corps déplace , dans l'immersion ./
coulera à fond. Cette loi de la nature s'étend aussi bien à la
coquille de noix de l'enfant qui joue sur les bords d'un ruis-
seau, qu'à la forteresse flottante d'un vaisseau de loo ca-
nons.
Dans la construction de chaque navire , la plus grande
partie des matériaux qui y sont employés sont d'une pe-
santeur spécifique de beaucoup inférieure à celle de l'eau
qui doit les supporter-, et quoique dans le système moderne
perfectionné de l'architecture navale, le fer et le cuivre
3G8 NOUVELLES DES SCIEXCES ,
aient remplacé dans beaucoup de cas le fer et le sapin ,
toute la masse réunie de la carène, des mâts , des vergues ,
des voiles et des cordages est si inférieure, en pesanteur
spécifique, au volume d'eau que toute cette masse peut dé-
placer, qu'il devient indispensable, pour maintenir le navire
d"'à-plomb , d'y ajouter du lest en quantité suffisante pour
forcer la quille à s'enfoncer dans l'eau à une profondeur
convenable : même avec cette augmentation de poids, et
abstraction faite de tout accident, il ne peut jamais être
exposé de lui-même à couler bas.
Indépendamment des matériaux qui entrent dans sa
coiistruction , on a ajouté à chaque navire , pour complé-
ter ce qu'on appelle son équipement ou son chargement ,
des objets si lourds et en si grand nombre, que non-seule-
ment la faculté de flotter qu'avait ce navire a été très-ré-
duite, mais encore que la balance entre les deux pesanteurs
n'est pas en faveur de la sûreté du navire , c'est-à-dire que
le navire a acquis une pesanteur spécifique telle, qu'elle est
de beaucoup supérieure à celle du volume d'eau qu'il dépla-
çait primitivement, et que, sans la grande quantité d'air at-
mosphérique con'tenue dans toutes les parties inoccupées
du vaisseau, il coulerait nécessairement à fend. Aussi sa
sûreté est-elle menacée à chaque instant par la moindre
crevasse qui permettrait à l'eau de remplacer l'air atmosphé-
rique ; dans ce dernier cas la destruction du vaisseau est
certaine.
Dans les vaisseaux de guerre, le lest, ainsi que les canons,
les boulets, et un grand nombre d'autres objets très lourds,
sont précisément des corps de la nature de ceux dont la
pesanteur spécifique est essentiellement contraire à Iji sû-
reté du navire-, et les cargaisons des vaisseaux du cohiraerce
sont souvent composées de la même espèce de corps pesans.
De façon qu'à Texcoption de quelques vaisseaux chargés
de liquides, de bois ou d'autres substances, plus légères
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 'iGg
OU aussi légères que l'eau , on peut affirmer que tout na-
vire bien armé et approvisionné pour un voyage de long
cours est, du moment qu'il quitte le port, exposé au pé-
ril de couler bas , s'il survient quelque grave accident à sa
quille ou à ses eaux vives , ou s'il se déclare une voie deau
d'une étendue telle que les pompes du vaisseau ne puissent
pas lutter avec avantage contre la masse d'eau que cette
voie y introduit à chaque instant.
Voici le plan proposé par M. Watson pour empêcher ce
désastre. Toutes les personnes familiarisées avec la con-
struction des vaisseaux savent que les solives mises en
travers d'un navire pour soutenir les ponts, et sur les-
quelles ceux-ci sont appuyés , sont d'une épaisseur et
d'une hauteur appropriées aubutqu'ellesdoiventatteindre,
celui de supporter le poids immense dont les ponts eux-
mêmes sont chargés. Comme il est indispensable , cepen-
dant, que ces solives ne s'opposent point, d'une part , au
passage des hommes de l'équipage qui circulent sans cesse
dans les entre-ponts, et, de l autre, n'entravent point la
manœuvre de l'artillerie au moment d'une action , on a du
rendre l'espace qui sépare les ponts tel , qu'un homme
puisse y circuler sans peine. Il reste donc un vaste espace
entre les solives elles-mêmes et au-dessous, ou entre chacun
des ponts qu'elles supportent. C'est de cet espace inoc-
cupé qu'on peut disposer sans qu'il en puisse résulter le
moindre inconvénient.
Dans les parties du vaisseau destinées aux cabines des
officiers ou des passagers, la surface inférieure de ces so-
lives et les cavités peu profondes qui les séparent, sont, en
général , recouvertes de planches minces qui forment une
espèce de plafond uni et qu'on a peintes, dans la seule in-
tention de donner à la cabine une apparence plus gaie.
Dans les yachts royaux, ces cavités sont remplies avec du
liège, pour amortir le bruit des pas de ceux qui marchent
XV. a4
3^0 NOUVELLES DES SCIENCES ,
sur le pont, au-dessous duquel la cabine est placée. Dans
toutes les autres parties du vaisseau , l'espace compris en-
tre les solives de chaque pont est tout-à-fait libre et n'est
jamais mis à profit. C'est précisément cet espace inoccupé
que M. Watson propose de remplir avec des tubes de cui-
vre, d'une forme cylindrique, hermétiquement fermés, et
terminés , à chacune de leurs extrémités , par une surface
convexe ou semi-circulaire , et qui s'étendraient de solive
à solive, soit en ligne droite, soit en ligne diagonale, selon
que les solives le permettraient. La longueur et la grosseur
de chacun de ces tubes varieraient de 4 à lo pieds de hau-
teur, et de 8 à 24 pouces de diamètre , selon la hauteur
des solives. Les plus longs et les plus gros étant destinés à
être appliqués aux solives les plus courtes, M. Watson a
calculé qu'en supposant tous les entreponts d'un navire
garnis avec des tubes semblables , et ceux-ci remplis d'air
atmosphérique seulement (quoiqu'un air plus léger pour-
rait être employé si on le jugeait nécessaire), il a calculé,
disons-nûus, que tous ces tubes contiendraient une quan-
tité d'air suffisante pour contrebalancer la pesanteur spéci-
fique, et du navire lui-même, et de sa cargaison, quelle
que fût d'ailleurs la construction de ce navire et son char-
gement ; et que , par cela seul, il serait préservé du dan-
ger de s'enfoncer au-delà du point auquel ces tubes vien-
draient en contact avec l'eau^
Le principe qui fait que de grands corps pesans sont sou-
tenus à fleur d'eau , au moyen de vessies remplies d'air,
est connu de tous ceux qui ont appris à nager. Il n'est pas
un marin qui ne sache qu'au moyen de tonneaux vides ou
plutôt remplis d'air, on parvient aisément à remettre à flots
des navires engagés dans le sable ou dans les bas-fonds.
N'est-ce pas à cause de l'impossibilité de s'enfoncer qu'ont
les bouleillcs hermétiquement bouchées, que ces mcs-
sagc^rs, composés delà substance la plus fragile du monde,
DC COMMERCE . DE L I^DlSTniE. F.TC. 3y I
sont employés fit'cjucmmciil , dans les voyages de dé-
couvertes, à transporter, des points les plus éloignés de
la mer Pacifique, jusque sur les plages de l'Europe, la
lettre ou le souvenir que le hardi navigateur leur a con-
fié. Après avoir parcouru des milliers de lieues, et avoir
lutté quelquefois toute une année contre les tempêtes et
contre les fureurs d'un océan irrité, ils abordent tranquil-
lement sur nos côtes, que ne reverront plus tant de su-
perbes vaisseaux que la mer a engloutis.
C'est donc par l'application de cette loi de la nature ,
tout à la fois simple et puissante, aux ponts des navires,
en faisant , pour ainsi dire, reposer ces ponts sur des
radeaux de tubes remplis d'air, que M. Watson propose
de préserver les vaisseaux du danger de couler bas, aussi
long-tems que quelques parties seront encore liées les unes
aux autres, ou que les tubes ne seront pas brisés.
INous devons ici dire un mot du procédé imaginé pour
les protéger contre le choc de corps étrangers. Les lecteurs
qui auront compris l'explication que nous avons donnée
relativement à la position de ces tubes , entre les solives ,
verront , d'un coup d'oeil , que si l'intention de les mettre
à l'abri du danger d'être brisés eût été la seule chose qu'on
eût eu en vue , on n'aurait pas pu choisir dans tout le vais-
seau une meilleure place que celle qu'on leur a déjà as-
signée. Leur forme cylindrique les protégera toujours , en
cas de submersion , contre l'inconvénient d'avoir leurs pa-
rois enfoncées par la simple pression de l'eau. Un cuivre
épais peut certainement résister à l'action d'un corps étran-
ger, lorsqu'un verre mince et fragile y résiste. Il est même
presqu'impossible que , dans un combat , un boulet puisse
atteindre ces tubes, car les boulets suivent toujours la
direction horizontale , tant qu ils retiennent encore une
certaine force de motion -, et , si le navire est construit
avec le soin convenable , il est de toute impossibilité que le
3^^ " NOUVELLES DES SCIEJVCES ,
tangage ou le roulis, quelque violeiis qu'on les suppose,
puissent jamais , en déplaçant brusquement quelques cais-
ses, tonneaux, ou autres corps de cette nature, exposer les
tubes. On voit, par toutes ces considérations, qu'aucun
appareil ne peut présenter plus de sécurité contre la sub-
mersion.
Cet appareil , comme on vient de le voir, n'occuperait
aucun des espaces destinés à l'arrimage des marchandises,
munitions ou provisions du vaisseau. Il ne présenterait
aucun obstacle à la marche du bâtiment. Il ne le ferait
pas enfoncer d'un pouce de plus dans l'eau, et, lorsqu'il
aurait été une fois fixé, il n'exigerait aucune attention,
quel que fût d'ailleurs l'état du vent et celui de la tem-
pérature.
Il nous semble impossible qu'aucune invention présente
jamais autant d'avantages que celle-ci, et, lorsque nous
considérons que son but est de préserver de la mort tant de
malheureux que la mer engloutit chaque année, et de con-
server tant de richesses qu'elle dévore, nous ne doutons
pas qu'il n'y ait bientôt qu'une seule opinion parmi les
gens éclairés et amis de l'humanité , relativement à l'im-
portance de son adoption.
Supposons pour un moment le vaisseau entièrement
brisé ^ chaque poutre, chaque solive, chaque planche même
qui le composait, arrachée et séparée des autres 5 de ma-
nière enfin qu'aucune des parties de la carcasse ne reste
assemblée. Dans cet état même, presque tous les débris
présenteraient une espèce de bouée de sauvetage, pour
chaque homme de l'équipage ^ et si quelques-unes des par-
ties du pont se trouvaient encore réunies , il sérail bien aisé
de les transformer promptement en une espèce de radeau ,
qui, par sa facilité à surnager, et l'extrême promptitude avec
laquelle il pourrait être préparé, offrirait un moyen de
salut à ceux qui y chercheraient un refuge.
DU COMMERCE, DE l'i>DLSTIIIE , ETC. 3^3
On peut voir tous les jours sur ht Tamise de larges
bouées faites en cuivre , et floUantpar la seule puissance de
Tair qu'elles renferment. Ces bouées se maintiennent en
bon état, quoiqu'elles aient à supporter le poids et sou-
vent le choc de cables énormes, et surtout la pression forte
et puissante d'une marée qui très - souvent court avec
violence. Dans un naufrage, elles seraient en état de sou-
tenir deux ou trois hommes, et de les empêcher de se noyer.
Chacun des tubes de M. Watson pourrait aussi, dans le cas
de la dispersion totale des débris du navire, dispersion qui
ne peut jamais avoir lieu dans une simple submersion , pré-
senter le même secours, et obtenir le même résultat.
Un autre avantage très - important qu'on retirerait de
l'emploi de ces tubes , serait que, s'il y avait un incendie à
bord , danger qui n'est pas moins à craindre que celui de
couler bas, on pourrait faire usage, pour éteindre le feu,
d'une aussi grande quantité d'eau qu'on le jugerait conve-
nable ^ ce qui souvent ne peut pas avoir lieu , parce qu'on
craint de trop surcharger le navire, et par conséquent de le
faire couler. Un navire de la compagnie des Indes , ou un
vaisseau de ligne , pourrait alors serrer vigoureusement le
vent , toutes voiles dehors , et ouvrir ses sabords du côté
opposé, de manière que, par l'effet naturel de l'incli-
naison imprimée au navire par l'action de l'air , ces sa-
bords se trouveraient bientôt à fleur d'eau et permettraient
à l'eau d'entrer en grande abondance et brusquement
dans le navire, et de maîtriser ainsi, en un moment, l'ac-
tion dévorante et rapide des flammes. Lorsqu'une fois il
aura été bien démontré que le navire ainsi rempli d'eau
ne peut jamais s'enfoncer au-delà d'un certain point , la
si:tbniersion , jusqu'à ce point là même, pourra être exé-
cutée sans craintes , et tout danger d'incendie à bord
d'un navire disparaîtra désormais par l'emploi de ce pro-r
cédé hardi sans doute, mais certain.
3^4 NOUVELLES DES SCIENCES ,
Si l'on considère, i" que suivanl les rapports les plus
exacts, rassemblés pendant une longue série d'années, il
se perd par jour, soit par le feu, soit parle naufrage, soit
par submersion , environ deux navires anglais-, 2" que cette
terrible calamité disparaîtra du catalogue déjà trop volu-
mineux des maux qui affligent Thumanité, et cela au moyen
d'un surcroît de dépense si insignifiant , qu'il excéde-
rait à peine une augmentation de 5 pour 100 sur la valeur
du navire , quel qu'il soit -, 3°, enfin , que cette précieuse
invention peut être appliquée à tous les navires possibles ,
quelle que soit leur grandeur, leur destination particu-
lière, etc. ; si Ton considère, disons-nous, et l'éminence du
danger et la facilité d'y porter remède , il nous semble que
l'attachement le plus aveugle à la vieille routine et aux an-
ciens préjugés pourrait seul empêcher l'adoption d'une
invention de cette importance.
Nous ne terminerons pas celte description que nous avons
essayé de rendre intelligible aux personnes les moins fami-
liarisées avec les connaissances nautiques , sans faire con-
naître ici que M. Watson ne demande ni patente particu-
lière, ni brevet d'invention, ni privilège exclusif pour son
invention , et qu'il l'offre avec désintéressement au monde
entier, désirant seulement que toutes les nations l'adoptent
pvec confiance et puissent jouir bientôt de la plénitude de
ses avantages.
Noiweaux alliages métalliques troiH'és et préparés aux
États-Unis. — Le journal de Franklin (^Fî^anhlin s Journal)
publié à Philadelphie, sous les auspices de la société for-
mée dans cette ville pour l'encouragement de l'industrie ,
fait mention de ces alliages qui sont dus à un habitant de
Loghorn , et déjà travaillés en fabrique. Le journal donne
au premier le nom (Vartinwmantico , mot beaucoup trop
long et d'une structure trop altérable pour qu'il deviennç
DU COMMERCE, DE l'xNDUSTKIE , ETC. 3^5
populaire , et passe tel qu'il est dans la langue du com-
merce. C'est un or artificiel, ayant l'éclat, le poids et toute
l'apparence extérieure du plus précieux des métaux. On
assure qu'il imite parfaitement l'or à i8 carrais, et qu'il
est très-facile d'aller encore plus loin , et d'en fabriquer
que l'on ne puisse discerner de l'or à 24 carrats, c'est-à-
dire , sans aucun alliage. L'arlimomantico ne coûte , pris à
la fabrique, qu'un peu moins de 18 francs la livre, envi-
ron la quatre-vingt-dixième partie du prix de l'or. Les bou-
tons que l'on en fait sont vendus au prix (fun dollar les
dix douzaines. On assure que le nouvel alliage l'emporte
beaucoup , à tous égards , sur toutes les compositions mé-
talliques auxquelles on a clierché jusqu'à présent à donner
l'apparence de l'or. Les tabatières fabriquées avec cet
alliage trompent les yeux les plus exercés; il faut recourir
à l'art de l'essayeur pouf ne pas s'y méprendre.
Une autre composition est destinée à remplacer l'étain
à la surface du fer, pour le mettre à l'abri des attaques de
toutes les substances qui pourraient le rouiller. Il est peu
cher, et d'une application facile \ il pénètre dans le fer avec
lequel il se combine , sans le rendre ni plus fragile ni plus
dur. Comme il est composé de métaux non oxidables, il con-
vient beaucoup mieux que l'étain pour les usages ordinai-
res, et peut être employé dans des cas où ce dernier métal
ne résisterait point, soit à la chaleur, soit aux acides.
Quatre onces du nouvel aWiage suffisent pour recouvrir un
lit en fer, et lui donner un brillant métallique inaltérable.
Huit onces coûtent un dollar. Une compagnie s'est formée,
avec un capital de 100,000 dollars, pour élever une ma-
nufacture de feuilles de feravec le nouvel enduit, et bien-
tôt on renoncera au fer blanc , du moins en Amérique.
Les feuilles qu'on lui substitue se soudent très bien par la
chaleur, et supportent d'ailleurs toutes les opérations de
l'art du ferblantier.
3n6 NOUVELLES T>ES SCIENCES,
Nouvelle lampe de M. Fnrey. — Le savant auteur dé
Tarticle Lampe ^ dans \ Encyclopédie d' Edinbourg , ne
s'est pas contenté d'exposer les idées et les inventions
d'autrui -, il a mis la main à l'œuvre , et il offre aiu public
une lampe de sa façon. Il n'entretient pas l'huile à un ni-
veau constant par un. mouvement d horlogerie ou par le
mécanisme d'une pompe-, il ne marche pas sur les traces
de MM. St. -Clair, Keir et Carcel. Son réservoir d'huile
est une vessie, ou autre vase flexible contenu par un fil
métallique tourné en spirale. Un poids variable repose sur
ce réservoir flexible, et produit une pression qu'il s'agis-
sait de mettre constamment en équilibre avec la colonne
d'huile comprise entre la partie supérieure du réservoir et
la surface où la mèche brûle : l'inventeur y a réussi par les
moyens les plus sûrs et les plus simples. Les lampistes qui
voudront exécuter cette lampe devront consulter le jour-
nal de Newton ( Newton s Journal) , cahier de novembre
1827, où ils trouveront une bonne figure et une descrip-
tion assez étendue de l'invention de M. Farey. Ils auront
bientôt reconnu les précieux avantages de cette lampe , et
ceux qui en feront usage en seront encore plus satisfaits*
Procédé pour employer Veau de nier au lavage du
linge. — On trouve, dans le même journal et dans le même
cahier, une recette indiquée par M. Edward Heard pour
donner à l'eau de mer la propriété de nettoyer le linge ,
aussi bien que l'eau douce. On prend une très-forte lessive
alcaline ( soude ou potasse ) , et un poids égal d'argile très-
fine ; on met leur mélange dans un moulin de même forme
que ceux qui servent à la préparation du blanc de plomb,
et lorsque la pâte a pris assez de consistance , on cesse la
trituration. Une livre de ce mélange donne les propriétés
détersivcs à quatre gallons d'eau , environ seize pintes de
Paris.
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTHIE, ETC. 3^7
BOURSE DE LONDRES.
Prix des actions dans les différens canaux , docks , trai^aux hy-
drauliques, compagnies des mines , etc.^ etc., pendant le
mois de décembre 1827.
CANAUX.
A-hton
Birmia^ham
Coventry
£le^mere et Chester
Grande Jonction ,
Huddei-ifield
Keanet et Avon
Laocastre
Leeds et Liverpool
Oxford
Récent
Roclidale
Staft'ord et Worcester
Trent et îlerjev
Warrrlck et Birmingham
Worcester et idem
DOCKS.
Commercial
Indes orientales
Londres
Ste.-Catherine
Indes occidentales
TRAVAUX HYDRAULIQUES.
Londres (orientale)
Grande Jonction
Kent
Londres (méridionale)
Middleseï occidental
COMPAGNIES DU GAZ.
Cité de Londres
Nonvelle cité de Londres
Phénix
Impériale
Générale nnie
Westminster
COMPAGNIES D'ASSURANCE
Albion
Alliance
Id. maritime.
Atlas
British commercial
Globe
Gardian
Hope._.
Impériale ••
id. sur la vie
Law life
Londres
Protecteur
Rocl
Echange rojal
XV.
Priï
primitif
des
Actions.
100
100
5o
\-<;rseniens
des Ac-
tionnaires
100
100
100
40
100
100
100
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Décembre
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20
10
1
s
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5
ï6o
378
NOUVELLES DES SCIENCES ,
COMPAGNIES DES MINES.
Anglo-Mexicaine
Iil. Chilienne
Bnlanos
Brésilienne
Colombienne
Mexicaine
Keal del monte
Mexicaine- Unie
SOCIÉTÉS DIVERSES.
Compagnie d'Agriculture Australienne.
Explnitalion du fir anglais
Compagnie d'Agriculture du Canada. .
/cf. de la Colombie : . .
\avigalion par la vapeur
Banque provinciale irlandaise
Compagnie de Rio delà Plata
Iil. de la terre de Van Diemen. . .
Reversionarv interest Society
Compagnie du passage sous la Tamise.. ,
Pont de Waterloo
Pont de Vauihall
Prix
primitif
des
Actions,
100
400
100
100
40
Montant
des
versemens
des Ac-
tionnaire^
44"
35
5
3
7"
(iS
46
5
100
5
Décembre
182-.
Cours des fonds publics anglais et étrangers , depuis
le 24 octobre iSa.'j jusqu'au 24 novembre 1827.
FONDS ANGLAIS.
Plus bas. dern. cours.
Bank Stock, 8 p. o/o 208 1/2 .. . aoa 1/2 . . 206 ....
3 pour 0/0 consolidés — — — ....
3 p. 0/0 réduit 85 5/8... 81 3/4.. 83 1/4
3 1/3 p. 0/0 réduit 92 5/8 ... 88 5/8 . . 90 i/4
Nouveau 4 p- 0/0 — — — ....
Longues annuités expirant en 1860 19 i/^--- 18 i/a.. 187/8
Fonds de l'Inde , 10 i/a p. 0/0 — — — ....
Obligations de l'Inde , 4 p- 0/0 90s. p. m. 60 s. p. m. 85s.p.ni.
Billets de l'Echiquier, 2 d. par jour 57 s. p. m. Sgs.p.m. 55s. p. m
87 ./2..
• 0» '/■
59
61 «
46 ./a..
. 5o »
23 1/3 , .
26 »
23
23 »
NOUVELLES DES SCIENCES, ETC. 879
FONDS ÉTRANGERS. Plus ti.iut Plus l,a.. ilcru. .-..ui- ,
Obligations autrichiennes, 5 p. 0/0 90 1/2.
Id. du Brésil id 61 3/4.
/</. de Buenos-Ayres. . . . 6 p. 0/0 5i 3/4.
Id. du Chili id. 261/2.
Id. de Colombie , 1822 . . id. 26 i/4
Id. id., 1824.. id 3oi/4.. 27 27 >»
Id. du Danemarck 3 p. 0/0 61 1/2.. 571/2.. fio ><
Rentes françaises 5 p. 0/0 102 100 101 1/2
Id , 3 p. 0/0 71 1/4 • • 67 3/4 . . 68 1/2
Obligations grecques.... 5 p- 0/0 iyi/2.. 173/8.. 18 »
Id. Mexicaines 5 p. 0/0 ^\ 1/2 . . 35 36 »
Id. Id 6 p. 0/0 55 3/8.. 45 5/8.. 461/2
/<f. Péruviennes 6p. 0/0 2tS\/i.. 24 «/2.. 24 '/^
Id. Portugaises 5 p. 0/0 731/2.. 70 i/.{. ■ 71 1/2
irf. Prussiennes, 1818. ... /J 100 g8i/4.' 993/4
Id. id. 1822 id,..., 101 1/4. . 99i/2'« 10 1 »
/<^. Russes id 931/8,. 871/8.. 90 3/4
/J.Espagnoles id 12 1/4.. 10 1/8.. 11 >>
FIN DU QUINZIEME VOLUME.
TABLE
DES MATIÈRES DU QUINZIÈME VOLUME.
Pag.
Grande-Bretagne. — Etat des partis à la fiu de 1827
( Edinbiirgh Reçicw ) 5
Littérature. — D'où vient que les héros de romans
sont intrépides? {^New Month/y Magazine ) 26
Géologie — Révolutions delà nature dans la France cen-
trale ( Quarterly Rei^iew ) igS
Industrie. — Diligence à vapeur 218
Veuves hindoues {London Magazine) 4o
IsMAÏL Gibraltar en Europe {Jl^eço Monthly Magazine) - . . 260
Lord Byron et ses contemporains ( Idem ) 262
Histoire contemporaine. — Siège de Sarragosse 61
Voyages. — i . Voyage du capitaine Andrews dans l'Amé-
rique du Sud (^London l\Iagazine ) "j^
2. Esquisses de la Perse ( Quarterly Rei^iew ) io5
5. Lettre sur l'Orient. — Chypre. — Rhodes. (iVetv Mon-
thly Magazine ) 282
4 . Les Florides ( Quarterly American Reoiew ) 3o8
5. Souvenirs de ritalie.N° V [New Monthly IMagazine). 817
Statistique. — Forces navales des puissances du conti-
nent de l'Europe comparées à celles de la Grande-
Bretagne ( Monthly Rei^iew) SSj
IMœurs anglaises. — Le retour du nabah [Sayings and
Doings ) i4i
Nouvelles des sciences , de la littérature, du
commerce, des arts industriels, de l'agricul-
ture , etc. , etc 177 et 547
FIN DE LA TAULE DES MATIERES.
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